Laure Marchand et Guillaume Perrier
Les loups aiment la brume
Grasset, 2022, 281 pages, 20,90€
C’est avec ce proverbe turc que les auteurs ont choisi d’intituler leur « enquête sur les opérations clandestines de la Turquie en Europe ». L. Marchand et G. Perrier, tous deux journalistes, mettent en évidence les faiblesses de l’Europe qui offre à la Turquie l’opportunité d’y faire pénétrer l’idéologie islamo-fasciste panturque, celle des Loups gris. L’entrisme de la Turquie d’Erdogan, l’activité criminelle sur le sol européen, sont soutenus par des organisations liées aux mafias turques du narco-trafic dont l’argent sale est blanchi à Chypre (la république du Nord qu’aucun état à part la Turquie ne reconnaît) et à Malte.
Les deux auteurs démontrent la façon dont la Turquie a instauré et renforcé son pouvoir politique en Europe à travers l’activité extrêmement efficace de son agence de renseignement le MIT (Millî Istihbarat Teskilati). Elle lui permet de traquer et même de faire assassiner sur le sol européen les opposants au régime d’Erdogan, principalement les Kurdes, les Arméniens et les membres de la confrérie de Fethullah Gülen (d’abord alliée d’Erdogan). Socle du régime d’Erdogan, le MIT revendique sa filiation avec l’ « Organisation spéciale » qui avait été créée en 1913 par Enver Pacha : « elle fut l’un des rouages du génocide » des Arméniens, rappellent les auteurs.
Le livre met en évidence combien l’Europe s’est rendue vulnérable en sous-traitant des problèmes aussi cruciaux que celui des migrants, offrant à la Turquie, outre des milliards d’euros, la possibilité d’exercer des chantages à répétition. C’est l’Europe elle-même qui abandonne ainsi ses idéaux en signant des accords avec la Turquie (ou l’Azerbaïdjan) : « La coopération se développe sans obstacle sur des dossiers stratégiques et militaires, l’approvisionnement énergétique, le renseignement et la lutte contre le terrorisme. […] au diable les droits de l’homme, les critères de Copenhague et les encombrantes valeurs démocratiques. Cette logique culmine avec l’accord signé le 18 mars 2016 qui fait de la Turquie le garde-frontières de l’Europe, contre rétribution sonnante et trébuchante » (le montant est porté à 9 milliards d’euros en 2021). Comme le constatent les auteurs : « Les valeurs fondatrices de l’Union européenne ne font plus recette, même au sein des États membres », et même à la tête de la Commission européenne, pourrait-on ajouter, puisque Mme von der Leyen, se rendant à Bakou, a qualifié le Président Aliev de « partenaire fiable ». Sur la balance les opposants aux régimes dictatoriaux d’Erdogan et Aliev, réfugiés en Europe ou la cause arménienne ne pèsent pas lourd. On se souviendra que le 9 janvier 2013 trois femmes kurdes auront été tuées en plein Paris, au 147 rue La Fayette. Erdogan est alors Premier ministre, Manuel Valls affirme d’abord « la détermination des autorités françaises à faire la lumière sur cet acte » et, après avoir rencontré l’ambassadeur de Turquie, lui assure que « la France continuerait ‘à lutter avec détermination contre le PKK’ ». Que ce soit en Europe, en Afrique ou en Asie centrale, la Turquie « passe à l’action en dehors de tout cadre légal, sans être vraiment inquiétée. Peu de pays lui tiennent tête », les enlèvements et les meurtres s’effacent au profit de contrats économiques.
Les auteurs de l’enquête soulignent le recours d’Erdogan aux djihadistes :
« Pour réaliser ses rêves de conquête et de domination, Erdogan s’est également constitué une armée de mercenaires islamistes, majoritairement syriens. Une horde de supplétifs sans foi ni loi », formée par une société militaire privée, SADAT, une sorte de « Wagner islamique » comptant quelques milliers de mercenaires « que la Turquie déploie sur les terrains de conflit, comme ce fut le cas en 2020 dans le Caucase, contre l’Arménie ».
Les stocks d’armes turcs s’évaporent à leur profit, ils ressurgiront peut-être un jour au détriment des populations en Europe. Le MIT négocie avec Daech, les camions transitent avec armes et drogue à la frontière syrienne.
Erdogan a eu l’intelligence de réaliser l’atout que représentait la diaspora turque et il a su l’utiliser. C’est par là qu’il investit l’Europe, grâce à plusieurs groupes ou associations qui soutiennent son pouvoir. Parmi eux :
– L’UID (Union internationale des démocrates), qui est chargée de relancer sans arrêt les questions d’islamophobie, de séduire les ONG sur ce thème. Ainsi, l’UID « quadrille le continent européen ».
– Les Osmanen Germania (« gang de motards turcs », le plus important groupe d’extrême droite en Allemagne), réunissant des voyous impliqués dans des affaires criminelles (drogue, armes, prostitution) et en connexion avec l’UID.
– Les Loups gris dont les auteurs définissent l’idéal : ils « rêvent d’un empire qui s’étendrait des Balkans jusqu’à la Sibérie et réunirait sous son étendard tous les peuples turcophones disséminés. Ils se retrouveraient dans une identité fondée sur le sang, la race et la langue. Cette idéologie se trouvait déjà au cœur du projet nationaliste des Jeunes-Turcs à la fin de l’Empire ottoman. Elle cultive la mythologie des origines qui raconte comment les tribus nomades turques auraient été guidées à travers les steppes et les vallées d’Asie centrale par des loups. Cet animal est devenu leur symbole ». Les Loups gris sont installés à Francfort depuis 1978 : « Alparslan Türkes, leader historique des nationalistes turcs » et Franz Josef Strauss, dirigeant de la CSU s’accordent sur une base commune, l’exécration du communisme, ce qui promet un bel avenir à cette organisation turque extrémiste. Outre les origines mythiques, la Turquie d’Erdogan rêve à la reconquête de l’empire ottoman ; elle considère les Balkans comme « des territoires d’expansion naturelle » et le Kosovo comme déjà acquis : « N’oubliez pas, la Turquie c’est le Kosovo, le Kosovo, c’est la Turquie ! », tance Erdogan en 2013.
Les membres des Loups gris font de l’entrisme pour peser sur le débat public, ils y réussissent par le clientélisme comme le montre le cas d’Emir Kir dans le Parti socialiste belge : « Emir Kir distribuait des tracts en turc aux relents communautaristes et employait un double langage troublant. Humaniste pour les Belges. Nationaliste pour les Turcs. » Exclu du Parti en 2020 (il avait été nommé secrétaire d’état en 2004), cet opposant à la reconnaissance du génocide des Arméniens est « réélu à Saint-Josse, à l’issue d’une campagne marquée par des menaces, des insultes et des soupçons de fraude »
– Autre arme, la religion : la Ditib (Union des affaires religieuses turco-islamique) s’implante stratégiquement en Allemagne et en France et y détache ses imams : « l’instrumentalisation politique de la religion par Ankara » se révèle à travers l’immense mosquée de Cologne. Ankara compte avec le mouvement islamiste Millî Görüs (« vision nationale ») anti-européen et anti-communiste (600 mosquées, dont la grande mosquée de Strasbourg). Erdogan « ne fait pas mystère de son utilisation politique de l’islamophobie », il demande à ce que « l’UID intensifie son travail en mettant encore plus ce sujet en haut de son agenda. Ne soyez pas sur la défensive. Passez à l’attaque ! Expliquez notre cause ! ». Erdogan taxe l’Occident et particulièrement la France de racisme, il attire à lui les musulmans d’autres communautés, divulgue ses idées sur la chaîne de télévision TRT. Il veut dominer le débat sur l’islam en Europe.
– Le Cojep (Conseil pour la justice, l’égalité et la paix), se présente comme une ONG indépendante de l’état turc mais est en réalité un « lobby pro-turc, accrédité auprès de grandes institutions internationales », son président fondateur Ali Geikoglu est proche d’Ankara.
– L’école : la Turquie et l’AzerbaÏdjan cherchent à s’ingérer dans les programmes scolaires : opposition à l’inscription du génocide des Arméniens dans les programmes, création d’écoles privées dont l’enseignement s’oppose aux valeurs de la démocratie etc.
– Le harcèlement juridique : les organisations pro-Erdogan multiplient les plaintes et poursuites en justice pour diffamation envers ceux qui dénoncent le régime autoritaire d’Aliev ou d’Erdogan.
Si Gérald Darmanin a prononcé en 2020 la dissolution du « groupement de fait dénommé Loup Gris », les structures quant à elle n’ont pas disparu et « les loups rôdent sur tout le territoire européen », comme l’écrivent Laure Marchand et Guillaume Perrier. Une question surgit, en dernière instance :
Erdogan n’a-t-il pas pris des risques en libérant les grands parrains des mafias turques qui trafiquent la drogue depuis l’Amérique latine, se servent du port turc de Mersin, étendent leurs casinos en Biélorussie et en Ukraine, possèdent des hôtels de luxe, mettent la main sur l’immobilier ? Les rôles de la soumission ne pourraient-ils s’inverser sous peu ?
Chakè Matossian ■