Sous la direction de Marianne Amar et Nancy L. Green
Presses Universitaires François Rabelais, 2022
304 p., 26,00€
Par Chakè MATOSSIAN
Dans la préface de ce volume réunissant des travaux d’historiens, François Héran retrace brièvement l’histoire du terme « élite » et sa politisation graduelle. L’élite, qui se définit par la naissance, les connaissances ou l’argent (les trois pouvant être réunis), se caractérise également par une mobilité internationale que permettent les réseaux dont elle fait partie, qui lui procurent les « recommandations » indispensables à la sélection au départ ou à l’accueil. Nancy Green et Marianne Amar, qui dirigent cet ouvrage très académique, en définissent l’objet : « Réfléchir à l’articulation entre l’expérience migratoire et les trajectoires sociales des hommes et des femmes possédant un certain capital économique, culturel, social ou éducatif ». Le temps et l’espace de l’étude proposée sont vastes : du XVIe siècle au XXIe, à travers le monde. L’on remarque ainsi que les « expats », le nomadisme numérique ou le
« brain drain » d’aujourd’hui ne sont que des versions contemporaines d’une mobilité ancienne des élites, ils appartiennent à « une histoire longue de la mondialisation ».
Antonella Romano, met en mouvement la « République des Lettres » trop souvent immobilisée dans l’image du cabinet de travail, alors qu’existait une « mobilité savante » incarnée ici par le missionnaire jésuite faisant circuler les rapports d’enquêtes dans les pays lointains, des objets, des animaux, des plantes, bref des curiosités. S’il s’agit de convertir les habitants de ces mondes étrangers, il n’en demeure pas moins que la conversion ressortit elle-même au mouvement : « le premier acte est celui de la conversion de l’expérience vécue en discours savant », expérience (cartographie, botanique…) qui se fait « en marchant ». La présence mobile du Jésuite en Chine engendrera une cartographie nouvelle exposant l’harmonie du monde comme le signe certain de celle que Dieu a établie entre ciel et terre.
C’est aux « gisements documentaires » qui mettent en lumière la circulation de l’élite musicale de l’Europe du XVIIIe siècle, que s’intéresse Mélanie Traversier soulignant le succès des castrats sans pour autant le relier à un attrait pervers pour une certaine monstruosité qui devait pourtant y contribuer. Les documents révèlent combien le « nomadisme professionnel » est soutenu par les réseaux diasporiques et la diplomatie culturelle ou la protection princière, qu’il s’entrelace aussi au marché, au développement économique d’une ville, comme Londres, par exemple. Outre le rôle des éditeurs, celui des lettres de recommandation et celui de la correspondance, l’auteure relève celui, publicitaire, des rumeurs de scandale qui dynamisent particulièrement la renommée des femmes. Les artistes font l’objet de surveillance policière et d’intérêts diplomatiques, comme en témoignent les archives officielles, sans doute les plus intéressantes à étudier.
C’est au développement des villes que contribuent les élites artisanales espagnoles dont Jean-Paul Zuñica étudie la position spécifique « dans l’entreprise de conquête et de colonisation » de l’Amérique hispanique (« les Indes »)
au XVIe siècle. Ces corps de métiers, triés sur le volet par la Couronne espagnole, colonisent le paysage en imposant un style et avec celui-ci, un esprit : valorisation du travail, fonction civilisatrice du maître. La construction urbaine engendre le développement économique (soutenu par l’esclavagisme) et attire d’autres types de métiers liés aux manufactures textiles, à la création de monnaie (orfèvrerie) ou à la défense militaire : chantiers navals, fortifications, armement, cordages montrent ainsi « le lien spécifique entre artisans, armée et maintien de l’Empire ». Peu à peu, les apprentis gagnent du terrain et la supériorité de l’artisan espagnol disparaît, pour laisser place à la migration des marchands et fonctionnaires de la Couronne nécessaires à « la reproduction des élites économiques américaines ».
Partant de Cosmopolis, le roman de Paul Bourget publié en 1892, Simon Sarlin étudie l’aristocratie « sous l’angle de leurs mobilités internationales » au XIXe siècle, c’est-à-dire à un moment où s’affirment les Etats-nations, les identités nationales. Le groupe aristocratique s’avère d’emblée européen ; il est uni par la culture, le mode de vie et les valeurs, les liens du mariage, la fortune et les propriétés, le patrimoine foncier souvent transnational. L’apprentissage obligatoire des langues étrangères est « la condition nécessaire aux filles pour s’insérer dans le marché international des alliances matrimoniales de l’aristocratie européenne » et le préalable, pour les garçons, à l’entrée dans les universités prestigieuses avant de faire partie du monde diplomatique ou économique dans lequel l’investissement capitaliste leur donne accès aux postes d’administrateurs. Si l’engagement politique se fait majoritairement du côté des groupes monarchistes et conservateurs, il n’exclut pas la participation à des mouvements libéraux et nationalistes, ou même anarchiste (le prince russe Piotr Kropotkine). L’aristocratie investit en Europe et participe à la mondialisation dès la fin du XIXe siècle, par des voyages lointains, exotiques, en lien avec la colonisation européenne (surtout britannique) et le développement du « capitalisme de gentilshommes ». La barrière mise par le Congrès américain afin d’empêcher les aristocrates britanniques d’acquérir de nouvelles terres dans l’Ouest américain s’est vue transgressée par la voie des alliances matrimoniales : bon nombre d’aristocrates britanniques mais aussi français et italiens ont redoré leur blason en épousant les riches Américaines des familles industrielles. Mobile depuis toujours, l’aristocratie ne pouvait que se sentir à l’aise dans la mondialisation en marche.
C’est également au XIXe, dans une période de révolutions, que Catherine Brice situe son analyse de l’élite sociale, culturelle et politique italienne en exil. Elle s’attache principalement à l’exil motivé par les engagements politiques – et donc avec un désir de retour – en prenant en exemple les membres de trois familles fortunées qui fuient les condamnations et subissent parfois un déclassement dû aux pertes de leurs biens. L’un d’eux porte un nom prédestiné, le comte Arrivabene. Tous se réfugient en Suisse, en Angleterre, en France ou en Belgique, adoptent parfois une autre nationalité mais retournent en Italie en confortant souvent mais pas toujours leur position de notables fortunés.
Le rayonnement de la France à l’étranger fait l’objet de plusieurs études. Pour Sylvie Aprile, il est en partie dû à l’émigration de l’élite française (1860-1940) qui ne se résume pas aux aristocrates. L’auteure cerne les questions juridiques et administratives qui marquent l’émigration des Français, elle montre combien les services administratifs se diversifient pour surveiller les mouvements des Français de l’étranger et leur assigner un rôle utile au rayonnement de la nation, à l’expansion coloniale ou encore à la propagande en temps de guerre. Partant d’une image négative connotée de traîtrise, les Français de l’étranger acquerront peu à peu un rôle positif lié au prestige de la France, ils sont susceptibles « d’exalter des vocations ». La grande guerre mobilisera des Français de l’étranger, certains d’entre eux y laisseront des orphelins (Brésil, Mexique…) auxquels l’Etat prête une grande attention afin de les récupérer et de combler le déficit démographique. L’Union des Français de l’Etranger fondée en 1925 défendra ainsi les intérêts de tous les Français.
Les étudiants étrangers sont le miroir du prestige d’un pays d’accueil et contribuent à le renforcer. Guillaume Tronchet analyse finement la façon dont se fait l’accueil des étudiants étrangers dans la France des années 1930 et montre l’existence d’une diplomatie universitaire de plus en plus empiétée par le pouvoir politico-économique. La présence d’étudiants étrangers apparaît comme un atout international qui peut mener à l’opposition entre la qualité (des étudiants accueillis et de l’enseignement offert) et la quantité (accueillir beaucoup d’étudiants en rabaissant le niveau et donc la valeur du diplôme obtenu). Quoi qu’il en soit, l’existence, le genre et le nombre d’étudiants étrangers révèle l’importance de l’influence que peut avoir un pays.
Françoise Blum consacre son essai aux étudiants africains présents en France dans les années 1950-1960, époque anticoloniale, coloniale et post-coloniale impliquant des changements de statuts et de nationalités. L’auteure rappelle la présence d’étudiants africains dans l’ex-URSS, aux USA, en Belgique, en Grande-Bretagne et en Turquie. L’intérêt de la France est de conserver son influence, celui de l’Afrique de former des cadres. Les étudiants africains qui se rendent en France (majoritairement des hommes) privilégient la médecine et le droit, ce qui leur permet d’accéder à de hautes fonctions une fois de retour dans leur pays. L’exemple de personnalités comme Lamine Gueye, Albert Tevoédjré, Aimée Mambou Gnali, et d’autres, montrent que certains auront connu « des destins brillants » sans nécessairement provenir d’un milieu favorisé. Ce qui n’empêchera pas aussi les destins politiques tragiques de ceux qui périront assassinés.
Dzovinar Kevonian met en relief le triomphe du libéralisme et du cosmopolitisme à travers la mobilité des juristes « apatrides » de l’entre-deux guerres, principalement celle des juristes russes et juifs. Admettant qu’il n’y a pas de figure typique du juriste exilé, elle repère toutefois l’existence d’un corps multifonctionnel auquel participe le juriste apatride à travers des réseaux comme celui de la franc-maçonnerie. Le statut d’apatride entraîne cependant une dévalorisation du juriste qui doit être brillantissime pour être accepté, comme l’aura été l’Arménien Krikor Zohrab (1861-1915) exécuté lors du génocide. Le statut d’apatride engendre une question juridiquement intéressante puisqu’ il suppose un dépassement du concept d’Etat-Nation.
Anouche Kunth étudie « le sort des élites arméniennes antibolchéviques, parties du Caucase russe lors de sa conquête par l’Armée rouge au début des années 1920 », Elle oppose deux diasporas : la part ‘distinguée’ revient à la diaspora de Russie impériale, une élite fuyant la dictature bolchévique et qui prendra le contrôle de la république arménienne en 1920. La part misérable revient à la diaspora de Turquie dépecée par le génocide de 1915, qui a perdu son élite dans la rafle des intellectuels à Constantinople le 24 Avril et doit trouver le moyen de la reconstituer. Le mémorialiste Téotig – (Teotoros Labdjindjian 1873-1928, qui sera l’oncle du poète Armen Lubin et fera partie du comité de rédaction du journal Haratch à Paris où il meurt) – apportera une contribution essentielle en établissant la liste des élites assassinées dans un livre (*) dont Kunth retrace les grandes lignes. L’élite qui subsiste est donc celle du Caucase russe souvent originaire de Tiflis, mais parfois exilée, notamment à Genève. Le décentrement des cadres politiques se repère aussi à Paris où, en 1912, la délégation nationale arménienne prendra la défense des intérêts des Arméniens ottomans. Si côté russe le 28 mai célèbre l’indépendance de la République d’Arménie, du côté ottoman la commémoration se fait à la date du 24 Avril, celle de la rafle des intellectuels sonnant le début du génocide. Surgit alors la question cruciale : « peut-on lire dans l’action des Arméniens du Caucase » (groupe élitaire) « la manifestation d’une prise en charge symbolique des disparus du génocide » ? Oui répond l’auteure qui repère le signe de cette union dans la participation à la commémoration du 24 avril de Nicolas Adontz, grand intellectuel de l’empire russe qui s’est rendu en Turquie en 1916 et a vu toutes les preuves du génocide. Son discours, et pas seulement le sien, se tiendra en présence du drapeau national rouge, bleu, orange d’obédience dachnak.
Marianne Amar a su rendre le tourbillon international des déplacements intrinsèques à la politique de réinstallation des élites entre 1946 et 1951, entre la fin de la IIe Guerre Mondiale et le début de la guerre froide. Rapatriement et réinstallation dont se chargent le dispositif (ou « archipel ») des organisations internationales des forces d’occupation (notamment l’IRO, International Refugee Organization), s’activant à gérer le désordre par des classements et une passion effrénée pour les statistiques, donc sans vraiment de rapport avec la réalité du terrain. Réalité d’autant plus insaisissable qu’elle ne cesse de bouger. Des jurys, dont la composition ne garantit pas l’impartialité ni la compétence, se chargent de vérifier l’authenticité de la profession déclarée par le réfugié (lequel recourt aussi à des « stratégies narratives »), la définition même du terme de « profession » n’échappant pas à des interprétations qui affaiblissent sa valeur de critère. Une opposition surgit entre le classement qui crée par définition du collectif et l’individu au potentiel unique qui finira mentionné dans un « catalogue des cerveaux » afin de pouvoir être « vendu »
comme un objet de marketing mais selon des procédures administratives pesantes, changeantes. Ceux qui ne correspondent pas aux critères de « vente » (nationalité, religion, genre, âge, statut familial, état de santé) restent tributaires de la charité. L’intellectuel cède le pas au spécialiste qui, lui, pourra sortir du camp et obtenir un emploi quelque part. Le déclassement de certaines élites peut alors les inciter à trouver en dehors de l’Europe des emplois en accord avec leur compétence.
Liora Israël analyse notre contemporanéité (2016) et se penche sur le programme français de l’accueil en urgence des scientifiques en exil (PAUSE), un dispositif institutionnel visant à mobiliser le monde académique français, avec la protection du Collège de France administré alors par Alain Prochiantz qui « avait accueilli sans réserve cette proposition et [qui] contribua, en déployant la plus grande énergie, à la transformer en réalisation concrète, avec l’appui de nombreux autres professeurs du Collège de France » et de ses services administratifs. En plus des chercheurs de Syrie, d’Afghanistan, d’Irak ou du Yemen, la vague de répression en Turquie a engendré de nombreux candidats qui forment 58% des candidatures retenues. Le problème reste le prolongement de l’accueil montrant les « difficiles intégrations des collègues accueillis, une fois l’urgence passée ». Avec la guerre en Ukraine le programme, même s’il prétend ne pas hiérarchiser les nationalités, semble privilégier les chercheurs de ce pays. Les chercheurs de l’Artsakh pourront-ils bénéficier de ce programme ?
Cet ouvrage nous invite à voir la mobilité dans le temps long, à prendre en considération l’impact majeur de l’économie, des réseaux, de la propriété, de l’appartenance à une classe (sociale, d’âge, de genre, politique) et finit par nous montrer qu’il faut parfois se déplacer pour survivre. Il est dommage que la perspective des historiens ne prennent pas en considération l’imaginaire, lui aussi transnational, qui hante le réfugié et détermine son choix dans un double mouvement puisqu’il nourrira aussi l’imaginaire du pays d’accueil (Andrei Makine et la France, par exemple). Qu’en est-il aussi des effets négatifs, mortifères de certains modes de vie (spleen, anorexie, suicide, drogue, jeux…) exhibés et importés par l’élite qui s’offre comme modèle ?
Chakè MATOSSIAN