Par Marc DAVO
Très présent dans les médias arméniens ces derniers temps, Samuel Babayan, ancien ministre de la Défense du Haut-Karabakh, chef d’un parti politique récemment formé, « Patrie unie », a organisé un rassemblement qui doit, d’après ses annonces publiques, amener le président Araïk Haroutunian à désigner ce héros de la guerre du Karabakh comme ministre d’État. Le meeting était prévu le 15 mai à Stepanakert, place de la Renaissance, devant les bureaux de la présidence de la République. Il a eu lieu sous la pluie battante loin d’avoir atteint la masse critique.
>>> La lame de fond ne s’est pas déclenchée
Samuel Babayan a pu rentrer au Haut-Karabakh assiégé, il y a quelques mois, pour bien préparer le terrain à son accession au pouvoir. En tout cas, tel est son objectif déclaré. Il a sillonné villes et villages du pays en vue d’expliquer à la population mécontente de la situation actuelle les raisons de son initiative. Ni les autorités d’aujourd’hui, ni celles d’alors, ni le contingent russe stationné dans le réduit artsakhiote n’ont été épargnés dans ses reproches et critiques. Les médias locaux ont évité de faire écho à ses déplacements. La machine de communication de Ruben Vardanian semble y être pour quelque chose. Cependant, la télévision publique d’Artsakh lui a passé l’antenne pour un entretien au sujet de son programme.
Cette interview locale n’est pas le fait du hasard, ni le résultat d’une volonté de traitement équilibré. M. Babayan a été surtout interrogé sur ce fameux plan à 5 points, dont le principal concerne l’organisation des forces de défense. On l’interroge pour savoir comment il compte armer les forces militaires locales, alors que le pays est coupé du monde extérieur et surtout de l’Arménie. Sur ce point, il est évident que le prétendant au poste de ministre d’Etat ne peut révéler trop de détails. C’est précisément là où le bas blesse. Le peu d’information qu’il divulgue devant le public rend son crédit douteux. De plus, il y a les forces de maintien de cessez-le-feu qui obéissent strictement aux ordres venus de Moscou.
Cependant, dans son programme, il met l’accent sur des aspects très importants qui influent directement sur la situation de la population. La question démographique occupe une place particulière avec des mesures (qu’il ne spécifie pas en détail) visant à l’augmentation des naissances. Quant à la question sociale, la hausse des retraites est considérée comme une mesure de justice sociale. Sur le plan économique, seul, semble-t-il, le revenu induit par les investissements prend de l’importance quelle que soit la nationalité de l’investisseur.
Manifestement, ce programme n’a pas convaincu. Un peu déçu, devant les manifestants qui ne remplissaient pas toute la place, il a rappelé au public qu’il était venu au Haut-Karabakh pour servir et mettre le pays sur le droit chemin. M. Babayan a par ailleurs critiqué la déclaration, la veille, de Charles Michel, président du Conseil européen, à Bruxelles. «L’Artsakh s’est déjà prononcé sur son indépendance». Il a tourné en dérision les slogans chers à Ruben Vardanian à propos de «la poursuite de la lutte par tous». «La permanence de la lutte sans savoir pour quoi, dans quel but, est un slogan creux», laisse-t-il entendre.
Le journal «Hraparak» (édition du 16 mai) a qualifié de « fiasco » le rassemblement du 15 mai.
>>> Face à lui, l’ancienne « nomenklatura » appuyée par l’« homme venu de Moscou »
L’animosité ambiante entre Samuel Babayan et le clan qui dirige l’Artsakh depuis le cessez-le-feu de 1994 remonte manifestement à la période où le ministre de la Défense Babayan fut accusé de vouloir renverser le président Arkady Ghoukassian, proche et successeur à Stepanakert de Robert Kotcharian. Après avoir été condamné à la peine d’emprisonnement, il a été « encouragé » à passer quelques années en Russie. Finalement, il a pu retourner en Arménie puis en Artsakh et à la faveur des élections de 2021 en Arménie, il a organisé son activité politique au sein du parti qu’il a créé.
Le clan au pouvoir le présente comme «l’homme de Pachinian», ce q’il rejette catégoriquement en rapportant les propos du président Haroutunian, « Nikol Pachinian est opposé à la désignation de S. Babayan comme ministre d’État ». En tout état de cause, ses adversaires lui reprochent d’être imprévisible, incontrôlable, voire autoritaire.
Dans leur opposition à S. Babayan, bien que le fil de contact ne soit pas rompu, les dirigeants en place ont reçu l’appui de Ruben Vardanian. Celui-ci est, dans les faits, l’organisateur du rassemblement du 9 mai dernier. Un groupe de jeunes qu’il a réunis ont préparé une pétition appelant la population «à rejeter (la politique) de nettoyage ethnique» de Bakou. A ce rassemblement ont participé les anciens présidents du Haut-Karabakh à l’exception de Robert Kotcharian. Les moyens d’Etat ont dû être utilisés (les SMS appelant le public à y participer, …). Ce grand meeting qui a la prétention de réunir tout le monde a, en réalité, exclu ceux (proches du parti «Mon Droit» de l’opposant Arthur Ossipian). Ces derniers étaient venus avec des placards demandant à Moscou d’agir. Ils ont vite quitté le meeting à la demande des organisateurs. Il fallait sans doute pas contrarier le Kremlin. Certains journalistes relèvent que le meeting a provoqué plutôt la dissension que le rassemblement, kyrielle de reproche à l’Arménie de ne pas se solidariser avec les manifestants.
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C’est finalement le président du Parlement, Arthur Tomassian, qui a sauvé la mise. Il s’est engagé à transmettre au président Haroutunian les doléances de la population. Forcé, Samuel Babayan a dû se résigner à participer à une «consultation politique» de toutes les forces politiques du pays que le président du Parlement a proposée, sans doute après accord du président Haroutunian. Dans la pure tradition des Karabakhtsis, la rupture a été évitée par des concessions mutuelles, 10 jours pour consulter toutes les forces politiques, y compris celle de Samuel Babayan. Le pouvoir en place n’a pas voulu la confrontation. Le camp de Babayan ayant échoué de faire pression sur le président a donc obtempéré. Dans les prochains jours, en l’absence de solution donnant satisfaction aux protagonistes, la tension réapparaîtra sans aucun doute.