PATRIMOINE – Vendre Jérusalem : Comment les transactions foncières secrètes menacent le Quartier arménien

“The New Arab” (TNA)

La communauté arménienne a exprimé sa colère contre le patriarche arménien pour les ventes présumées de terres à des investisseurs israéliens à Jérusalem-Est, qui, selon elle, pourraient avoir un impact considérable sur le caractère historique du Quartier arménien

L’implication du patriarche de l’Église orthodoxe arménienne de Jérusalem, Mgr Nourhan Manoukian, dans des transactions immobilières dans le Quartier arménien a provoqué l’indignation de la communauté et des inquiétudes quant à l’impact sur son caractère historique.

Les accords, qui auraient été signés par le patriarche, prévoient la location d’un nombre important de propriétés arméniennes à un investisseur juif australien.

Le terrain comprend le Hadiqat Al-Baqar (Pré des Vaches) et ses propriétés environnantes, y compris le bâtiment Qishla à Bab al-Khalil (Porte de Jaffa), situé dans le Quartier arménien.

Des informations ont fait état de l’accord pour la première fois en 2021, lorsqu’un prêtre, Baret Yeretsian, alors directeur du département immobilier du patriarcat, a déclaré aux médias arméniens que des terres auraient été louées à l’homme d’affaires Danny Rubenstein pendant 99 ans.

« C’est une immense étendue de terre. En la concédant, ils effacent la présence arménienne  historiquement, démographiquement et culturellement »

Le prêtre a déclaré que le promoteur avait l’intention de construire un hôtel de luxe dans la zone sensible, située entre les Quartiers arménien et juif, et que le terrain serait ensuite restitué au patriarcat arménien après la fin de la période de bail.

En octobre 2021, 12 prêtres arméniens ont allégué que l’accord avait été conclu illégalement sans ratification par le Synode et l’Assemblée générale.

Un an plus tôt, en 2020, des informations selon lesquelles le patriarcat arménien avait conclu un accord avec la municipalité israélienne de Jérusalem et l’Autorité de développement de Jérusalem pour transformer un terrain inutilisé et servant de parking, principalement pour les résidents juifs visitant le Mur occidental, avaient soulevé des soupçons quant à la portée de l’accord.

Le mois dernier, ces craintes ont été exacerbées lorsque le parking du Quartier arménien a été repris par une société privée appelée Xana Capital. Il est fort probable que le terrain fasse partie de l’emplacement du prétendu projet hôtelier.

Les transactions foncières ont suscité de vives critiques de la part de la communauté arménienne. Trois associations arméniennes de Jérusalem ont publié la semaine dernière une déclaration exigeant que le patriarche révèle les détails du bail litigieux, révoque le contrat contesté et se retire de tous les autres accords prévus concernant les propriétés arméniennes. Manoukian n’a pas encore publié de déclaration sur l’impact de la vente sur les résidents.

« C’est un immense terrain. En le concédant, ils effacent la présence arménienne historiquement, démographiquement et culturellement », a déclaré à TNA, Manuel Hassassian, l’ambassadeur palestinien au Danemark. Le diplomate palestino-arménien, il a ainsi réagi en tant que consultant sur la question de la location du domaine du « Pré des Vaches ».

Le fiasco de la mauvaise gestion immobilière a incité l’Autorité palestinienne (AP) et la Jordanie à suspendre Manoukian de son rôle de patriarche de l’Église arménienne à Jérusalem le 11 mai. Dans une déclaration commune, ils ont déclaré que le patriarche avait ignoré les demandes des institutions arméniennes d’arrêter toute action susceptible d’affecter la préservation du caractère historique et juridique de ces sites.

L’Autorité Palestinienne et la Jordanie ont affirmé que, par ces accords, le Mgr Manoukian, qui est responsable des propriétés chrétiennes dans les territoires palestiniens occupés et en Jordanie, a violé les engagements internationaux concernant la préservation de statu quo à Jérusalem-Est occupé et la protection du Quartier arménien, ainsi que du caractère religieux de la ville.

Le site fait partie intégrante de la Vieille Ville de Jérusalem, qui fait partie des territoires occupés par Israël depuis juin 1967 et auxquels s’appliquent un certain nombre de résolutions de l’ONU. La Vieille Ville est également reconnue comme faisant partie de la liste du patrimoine mondial en voie de disparition, sur la base de plusieurs résolutions émises par l’UNESCO.

Les chrétiens, qui ne représentent que 2% de la population israélienne, sont confrontés à une incertitude profonde en raison de ces transactions foncières qui pourraient entraîner une perte importante de biens et donc menacer la présence chrétienne à Jérusalem.

On craint que cette décision controversée, en même temps que de modifier la nature du Quartier arménien, qui a une importance culturelle et historique, diminue aussi davantage la présence chrétienne dans la Ville sainte. Le terrain contesté représente environ 25% de l’actuel Quartier arménien, qui lui-même représente environ 14% de la Vieille Ville.

Lorsque les membres de la communauté ont appris au sujet du bail emphytéotique il y a deux ans, ils ont commencé à se mobiliser localement pour dénoncer publiquement la démarche du patriarche arménien et de son gestionnaire immobilier. Des groupes de solidarité à l’étranger ont également soutenu la lutte arménienne à Jérusalem.

« Nous sommes très en colère, nous avons le sentiment
d’avoir été dupés. La seule façon d’arrêter cet accord est d’annuler le contrat afin de protéger le Quartier arménien »

Sur la base d’informations récemment divulguées par des sources, sur le terrain prévu par l’accord se trouvent actuellement le parking, un séminaire, cinq maisons privées, plusieurs magasins et un restaurant nommé « Bourghoulji ».

Au cours des trois dernières semaines, les Arméniens de Jérusalem ont intensifié leurs actions pour tenter d’abroger l’accord en question après avoir découvert qu’il comprenait plus de terres qu’on ne le pensait initialement.

Depuis l’annonce par l’Autorité Palestinienne et la Jordanie de geler la reconnaissance du patriarche, chaque vendredi, quelque 200 à 250 habitants organisent des manifestations sur la place du couvent arménien pour dénoncer l’implication du patriarche dans des accords immobiliers avec des investisseurs israéliens, et demander le retrait des signatures de l’accord de location des terres du « Pré des Vaches ».

« Nous sommes très en colère, nous avons le sentiment d’avoir été dupés »,
a déclaré Hagop Djernazian, un jeune militant arménien à Jérusalem, à TNA, fustigeant le patriarcat. « La seule façon d’arrêter cet accord est d’annuler le contrat afin de protéger le Quartier arménien. »

L’activiste a averti que la perte de terres arméniennes pousserait potentiellement les habitants à quitter leurs maisons et forcerait l’école et les centres communautaires à fermer ou à déménager.

« Nous luttons pour notre existence », a déclaré Djernazian, s’exprimant au nom des Arméniens de Jérusalem.

Plus tôt en mai, Mgr Manoukian a défroqué l’ancien directeur immobilier de l’église arménienne, Bared Yeretsian, au milieu d’un mécontentement croissant dans la communauté face au rôle qu’il aurait joué dans la gestion de baux emphytéotiques concernant les biens de l’église à des promoteurs israéliens.

La décision jordano-palestinienne de suspendre leur reconnaissance du patriarche Manoukian est arrivée peu après l’ordonnance de défroquer le prêtre Yeretsian. En réponse, le prêtre révoqué adressa une lettre au patriarche réitérant que le contrat de vente avait été signé par l’archevêque lui-même qui avait refusé de le présenter à la réunion du Saint-Synode pour approbation.

« Il va être très difficile pour le patriarche de continuer à ignorer cette pression », a déclaré à TNA Daoud Kuttab, journaliste palestinien et activiste des médias. « Le problème est de savoir à quel point la population arménienne sera affectée ».

Des efforts pour obtenir des détails sur les baux et révoquer les contrats sont également en cours au niveau de l’État.

Après avoir écrit, en vain, des lettres au Patriarcat arménien, une délégation du Comité présidentiel suprême palestinien pour les affaires de l’Église, conduite par Ramzi Khoury et des responsables jordaniens, a effectué une visite officielle à Erevan en décembre 2021, où elle a rencontré le Catholicos de tous les Arméniens et a soulevé l’affaire.

En conséquence, un comité trilatéral représentant les gouvernements arménien, palestinien et jordanien a été formé pour travailler sur le dossier. La semaine dernière, le comité a tenu une réunion à Amman pour discuter des possibilités d’accès au bail foncier et des options pour son annulation.

Renoncer à la terre comporte non seulement le risque de nuire au caractère diversifié de Jérusalem-Est, mais aussi de faciliter l’expansion de la présence juive israélienne dans la Vieille Ville, car le Quartier arménien est adjacent au Quartier juif. Israël a longtemps tenté de s’emparer de propriétés dans la Vieille Ville pour faire pencher la démographie de la région du côté des Israéliens juifs.

C’est pourquoi l’Autorité Palestinienne et la Jordanie sont intervenues dans cette affaire, car le transfert de toute terre ou propriété à Jérusalem pourrait conférer à Israël la prérogative de revendiquer leur propriété, ce qui pourrait, à son tour, modifier le paysage démographique de la Vieille Ville.

« Il y a un effort constant de la part de groupes juifs radicaux  pour obtenir des terres et des biens dans la Vieille Ville.  Cela s’inscrit dans le cadre de la judaïsation (de Jérusalem)  qui dure depuis des décennies »

Hassassian, qui était en charge du dossier de Jérusalem lors des négociations de 2000 à Camp David, a fait valoir que toute concession de terres de la part de l’Église arménienne « compromettrait » également les négociations sur un accord sur le statut final concernant la ville. L’ancien président palestinien Yasser Arafat a refusé de céder le Quartier arménien à Israël lors des négociations de Camp David.

Les transactions immobilières dans le Quartier arménien font partie de l’occupation expansionniste incessante de l’Ancienne ville par Israël. Si le Quartier arménien venait à perdre un quart de ses terres, comme le laisse entendre l’accord de vente des terres, la composition juive de la Vieille Ville s’étendrait de manière contiguë depuis son propre Quartier jusqu’à Bab al-Khalil (Porte de Jaffa).

« Il y a un effort constant de groupes juifs radicaux pour acquérir des terres et des propriétés dans la Vieille Ville. Cela s’inscrit dans la judaïsation (de Jérusalem) qui dure depuis des décennies », a déclaré Kuttab, notant que les organisations de colons sont une force motrice derrière les nombreux accords de vente initiés par des investisseurs israéliens, qui se traduisent par la prise de possession de propriétés palestiniennes par des Juifs.

Les Palestiniens-Arméniens à Jérusalem sont au nombre de 2 000 à 3 000 dans le Quartier arménien. Ils sont régulièrement harcelés par des extrémistes israéliens d’extrême droite de différentes manières, crachats, insultes ou agressions physiques du clergé arménien dans les ruelles de la Vieille Ville.

« Nous augmentons la pression, essayant de pousser le patriarche à résilier l’accord de bail et sauver ces terres afin de les restituer à la communauté arménienne », a déclaré Hassassian, qui est membre du Comité arméno-palestino-jordanien. « Nous sommes prêts à couvrir les frais de la pénalité contractuelle ».

Le négociateur palestinien a également indiqué qu’un comité d’avocats américains devrait se rendre à Amman puis à Jérusalem la semaine prochaine pour rencontrer le comité trilatéral ainsi que le patriarche arménien.

Alessandra Bajec

newarab.com

31 mai