Par Marc DAVO
Alors que la crise humanitaire s’aggrave en Artsakh pour cause du blocage du pays par les autorités de Bakou avec la complicité de Moscou, l’establishment de Stepanakert intrigue, s’entredéchire, mène la lutte intempestive pour le pouvoir. Cette lutte pour le pouvoir s’intensifie à mesure que la situation humanitaire se durcit et menace la population.
Encore une fois, la mèche est allumée par Ruben Vardanian qui, dans ses déclarations notamment au journaliste de la chaîne Shant-News, exprime son mécontentement des « tergiversations du président Araïk Haroutunian ». Les masses médias interprètent ses critiques comme une pression pour faire partir le président.
Sous pression, le président du Haut-Karabakh apparaît sur l’écran le 31 août et annonce son intention de quitter le pouvoir à la demande du « cercle restreint ».
On peut légitimement s’interroger sur cet épisode et voir qu’une fois de plus les forces politiques s’activent en coulisse sans informer la population de la raison d’être de ces changements.
« La Nuit des Généraux » *
La problématique de l’incapacité du président à maîtriser la situation dégradée au Haut-Karabakh qui dure sans perspectives de sortie de crise a été examinée lors d’un dîner réunissant 8 personnes, dont Ruben Vardanian, disent les milieux médiatiques. Lors de ce dîner que le député pro-Pachinian, Andranik Kotcharian a tourné en dérision en l’appelant la « nuit mystérieuse » (khorhrdavor …), il a été question de la démission du président. Il semble que celui-ci ait promis de quitter le pouvoir. Certains journalistes prétendent qu’étaient présents à ce dîner les anciens présidents du Haut-Karabakh, Arkady Ghoukassian et Bako Sahakian et des généraux importants, probablement les chefs de l’armée et de la police, ….
On ne peut pas s’empêcher de penser, toute proportion gardée et sans parallèles avec la personnalité visée, au film qui porte le titre « la nuit des généraux » réalisé par les studios de Hollywood, en 1969. Si les généraux de de l’armée allemande s’étaient réunis pour planifier l’assassinat du Führer, ceux de Stepanakert, lors de ce dîner « mystérieux », avaient à l’ordre du jour la mise à l’écart du président Haroutunian. Une transgression des institutions démocratiques dans la pure tradition du modèle oriental.
Démission du président
Le président a donc présenté sa démission au Parlement le 1er septembre et selon la Constitution modifiée cette année, le nouveau président du parlement, David Ichkhanian, membre de la FRA-Dashnaktsoutioun, assume la charge jusqu’à la tenue d’une élection (prévue le 8 septembre) du nouveau chef de l’Etat par les députés. Avant sa démission, M. Haroutunian a remplacé le ministre d’État Gourguen Nercissian par Samuel Chahramanian, conseiller pour la Sécurité nationale et a destitué Artak Beglarian, ancien ombudsman, juriste confirmé.
Les réactions médiatiques ne vont pas au-delà des supputations compte tenu de peu d’informations fiables dont on dispose pour analyser ces changements, tant à la tête du parlement qu’au niveau de l’administration d’Etat. Robert Ghevondian sur TV1 estime que Araïk Haroutunian n’a pas eu le courage de rester pour gérer la situation. « Il n’a pas pu tenir …face aux pressions venues de Moscou », pense Hovsep Khourchoudian. Karen Poghossian, proche de l’opposition parlementaire d’Erevan, dit que cette démission ouvre des possibilités, sans préciser la nature de celles-ci. L’analyste Haroutun Mkrtchian, organisateur d’une petite manifestation devant l’ambassade de Russie, qualifie, sur Factor TV, de « révolution de palais » ce changement à Stepanakert et considère que la classe politique au Haut-Karabakh est plus occupée de saisir le pouvoir.
« Le cercle restreint » ou « Shadow cabinet »
Le président Haroutunian, dans l’explication des raisons de sa démission, a parlé des pressions d’un « cercle restreint », sans révéler le nom des personnes concernées. Certains journalistes et analystes laissent entendre qu’il s’agit bien des membres liés aux pouvoirs précédents à Stepanakert et à Erevan. Cependant, il convient de préciser que l’intéressé appartient au clan qui dirige la destinée de la population artsakhiote en lien avec Robert Kotcharian et Serge Sarkissian partis à Erevan à la fin des années 90. Araïk Haroutunian a été le Premier ministre du Haut-Karabakh sous la présidence de Bako Sahakian durant plusieurs années. Son départ signifie aussi une reprise en main par Moscou par le biais de ses proxies locaux ayant donné plus de gage de fidélité.
La politique d’équilibre du président entre les intérêts du clan avec certains opposants locaux, de même qu’avec le gouvernement d’Erevan semble être anachronique. L’analyste Tigran Petrossian estime que le modus operandi du président avec l’équipe de Nikol Pachinian en Arménie lui permettait de recevoir régulièrement des dotations budgétaires d’Erevan afin de maintenir une certaine stabilité sociale dans le réduit artsakhiote actuel.
Le groupe parlementaire du président, majoritaire, qui a voté en faveur de David Ichkhanian à la présidence du parlement, a cependant averti que ses membres ne seraient pas tenus de voter pour un candidat proposer par le « shadow cabinet ». Cette liberté réclamée pourrait probablement signifier que certains voudraient voter pour Samuel Babayan, qui présente un programme de gouvernement privilégiant des négociations avec Bakou sans interférence d’une tierce partie. Cette éventualité a provoqué la crainte du « cercle restreint », qui tente d’isoler l’ancien héros de la guerre de 1991-94.
Reprise en main par le Kremlin
Le nouveau pouvoir en gestation et les forces et personnalités politiques qui le soutiennent semble s’appuyer entièrement sur le Kremlin. Celui-ci s’efforce à tout prix de neutraliser, voire écarter pour longtemps les canaux de pénétration de l’Occident dans la sous-région. Les initiatives occidentales, notamment sous l’impulsion de la France (visite de la délégation conduite par Anne Hidalgo, …), pour résoudre la crise humanitaire, préfigurent la mobilisation générale tant au Conseil de sécurité de l’ONU qu’au niveau de l’Union européenne. Apparemment, le Kremlin commence à s’en inquiéter et mobilise à son tour ses proxies et structures d’influence en Arménie (opposition parlementaire, …) et au Haut-Karabakh (tenants du système exclusif pro-russe en place).
Le journaliste Tatoul Hakobian sur TV1-Dialogue estime, pour sa part, que ces événements sont le prélude à un processus de retour aux affaires à Erevan via le Haut-Karabakh des tenants de l’ancien régime. Les principaux personnages seraient Serge Sarkissian, Bako Sahakian, Ruben Vardanian, …
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La population arménienne dans son ensemble (Arménie, Artsakh et Diaspora) observent quasi-passivement des mouvements et changements qui se décident dans les coulisses. Les manipulations et intoxications médiatiques fusent. Encore une fois le black-out est total, comme cela était le cas lorsque Robert Kotcharian puis Serge Sarkissian négociaient des arrangements et concessions sous l’égide du groupe de Minsk. On dirait que c’est une spécialité karabaghiote, silence on négocie, silence on fait des concessions, silence on prend le pouvoir, …
On ne sait pas pourquoi et en vertu de quoi Samuel Chahramanian, l’homme proche de l’ancien président Bako Sahakian, ex-chef du service de sécurité et Conseiller pour la Sécurité nationale avant son désignation comme ministre d’État en remplacement de Gourguen Nercissian, doit être présenté comme candidat à succéder à Araïk Haroutunian. Artak Beglarian aussi, juriste et ancien ministre d’État a été destitué (à la demande du même cercle restreint ?).
Les Arméniens en diaspora s’interrogent sur la futilité de ces luttes claniques qui ressemblent plus à la guerre des groupes mafieux faisant fi des intérêts supérieurs de la nation. Ils regardent avec tristesse tous ces enchevêtrements et comportements incompréhensibles. Leur mobilisation prendra un coup sérieux.
Dans une lutte existentielle, il faut s’allier à ceux dont les intérêts convergent pour l’heure avec ceux des Arméniens. Les intérêts du Kremlin convergent avec ceux d’Ankara et de Bakou. Suivez mon regard… Eu égard aux positions opposées entre Erevan et Stepanakert après le changement de pouvoir, des tensions sont à craindre.
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* Titre du film franco-britannique d’Anatole Litvak (1969) avec Peter O’Toole, Omar Sharif et Philippe Noiret… dans un contexte d’intrigues et de complots pour éliminer le führer.
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