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LIVRES – Déchiffrement(s) : des hiéroglyphes à l’ADN

Dominique Charpin et Xavier Leroy (sous la direction de)

Paris, Odile Jacob, 

(Collège de France), 

2023, 268 p., 27,90€

Dominique Charpin et Xavier Leroy (tous deux professeurs au Collège de France) ont réuni dans ce livre une partie des communications faites à l’occasion du colloque célébrant, au Collège de France, le déchiffrement des hiéroglyphes que Champollion présentait en 1822 dans la Lettre à M. Dacier. L’ouvrage est consacré à « la notion de déchiffrement » dans des disciplines aussi variées et pointues que l’astrophysique et la linguistique, la cryptographie, la papyrologie, l’art, la rhétorique, l’herméneutique ou la biologie moléculaire. Il ne s’agit pas de divulgation scientifique mais bien de réflexions dans des domaines de compétence, d’où une difficulté d’accès, inévitable pour le non spécialiste. La rigueur scientifique exige un vocabulaire précis quelle que soit la discipline. Il n’en demeure pas moins que cet ouvrage ouvre plus que des horizons, des mondes, des continents et qu’il engendre chez le lecteur propulsé dans les civilisations millénaires, dans les millions d’années-lumière de la galaxie, une forme de vertige. Il prend conscience de sa déréliction face à l’univers, il réalise qu’une vie chiffrée dont il ignore tout forme son corps, que son présent ne vaut pas plus qu’une poussière au regard de l’histoire de l’humanité et moins que rien dans le Système solaire. Il faut des livres qui nous plongent dans l’inconnu, c’est avec la difficulté que nous apprenons et savoir que l’on ne sait rien, c’est déjà beaucoup.

Jean-Luc Fournet dans son texte « Pourquoi seulement en 1822 ? », retrace les échecs, les errances, les rendez-vous manqués qui ont précédé la découverte de Champollion. 

Ils dérivent des changements politiques dans l’Egypte antique (Grèce, Rome, lutte contre le paganisme), d’une négligence envers les matériaux pédagogiques et surtout d’une prédilection pour la « conception ésotérique » des hiéroglyphes – (d’Hermès Trismégiste jusqu’au XVIIe siècle avec le Jésuite célèbre, Athanase Kircher, en passant par les Emblèmes de la Renaissance) – accentuée par l’utilisation magique ou alchimique qu’en feront les Arabes. L’artistique et l’ésotérique ont ainsi entravé toute approche philologique dont Fournet assigne le commencement au travail de l’Anglais William Warburton (1698-1779) tout en soulignant l’apport capital de l’abbé Jean-Jacques Barthélemy (1716-1795) qui s’est aidé du copte pour identifier les valeurs phonétiques des hiéroglyphes , ouvrant ainsi la voie à Champollion.

Partant des publications de Champollion dont il situe le contexte (avec les « précurseurs » et les « rivaux », principalement Thomas Young), Laurent Coulon y repère les bases scientifiques de l’égyptologie qui auront des répercussions dans les « domaines de la linguistique, de la philologie ou de l’histoire ». Champollion se méfie des systèmes et des copies, il a pour  mot d’ordre « ne rien deviner … tout démontrer » et veut travailler sur les pièces originales. Outre le « principe du rébus » (usage phonétique des hiéroglyphes), il recourt à cet autre « principe » : « l’égyptien hiéroglyphique peut se connaître à travers le copte » (« deux phases de la même langue ») en prenant en compte le « démotique ». Champollion « établit une méthode fondée sur la preuve scientifique et sur l’érudition qui forment le socle de l’égyptologie naissante », prolongée dans l’école française avec Emmanuel de Rougé et dans l’école allemande par Karl Richard Lepsius qui en est le fondateur.

Dominique Charpin, spécialiste de l’écriture cunéiforme, souligne la nécessité, pour l’assyriologie, d’allier l’épigraphie (déchiffrement des textes) à l’archéologie, deux disciplines qui interprètent les vestiges. Charpin livre ici ses réflexions sur le travail d’épigraphiste qu’il a mené sur le terrain (Mari, sur le Moyen-Euphrate syrien ainsi que Larsa et Ur en Irak), il en décrit les étapes et insiste sur les propriétés du matériau : « la résistance de l’argile à l’eau comme au feu en fait un des supports les plus pérennes de toute l’histoire de l’écriture ». Si la technologie aide les chercheurs (photographie par drones, géolocalisation par satellite), c’est la lecture des tablettes ou de leurs fragments qui documentent les politiques du bâtiment, les constructions, l’économie et la fabrication d’objets de toute une civilisation qui remonte au XIXe siècle avant J.-C.

L’archéologie et l’épigraphie sont à l’œuvre dans la cosmologie, comme le montre l’astrophysicienne Nabila Aghanim qui cherche à interpréter les signaux du « fond diffus cosmologique » ou « rayonnement fossile ». Il s’agit de la plus ancienne lumière de l’Univers et comme « observer la lumière des objets lointains, c’est observer le passé », il apparaît « une similitude d’approche et de méthodologie [qui] lie l’étude du fond diffus cosmologique pour comprendre l’Univers au déchiffrement d’une langue ancienne ». Du côté de l’archéologie, il y a la « stratigraphie cosmique » : les galaxies sont « les briques de base » de la construction d’un modèle théorique de l’évolution de l’Univers. Aussi, pour comprendre l’Univers et la formation des galaxies faut-il en quelque sorte creuser à travers des strates cosmiques. Ensuite, à l’instar de l’épigraphiste, le cosmologiste décode, à l’aide de techniques mathématiques, les « motifs observés dans l’image du fond diffus cosmologi-
que ».

Titulaire de la chaire « Formation planétaire » au Collège de France, Alessandro Morbidelli souligne que les résultats des études sur les systèmes planétaires révèlent une structure atypique et donc surprenante de notre système solaire. Pour comprendre cette spécificité, il faut « déchiffrer nos origines », affirme Morbidelli. Il décrit « le canevas de la formation planétaire » dans lequel interviennent les collisions d’astéroïdes et les précieux météorites, la circulation de milliards de corps de la « ceinture de Kuiper », les comètes pulvérisées, les perturbations planétaires, des gaz ou des poussières qui traînent pendant des centaines de milliers d’années et des phénomènes d’accrétion. De nouveaux termes apparaissent comme « planétésimaux » qui sont des corps « bien plus grands que les poussières mais plus petits que les planètes » et dont Morbidelli retrace l’évolution (avec une pause d’un million d’années). La « mission Rosetta » conserve un lien avec la pierre de Rosette, en ce qu’elle a pour objectif de déchiffrer les hiéroglyphes du cosmos, c’est-à-dire ici, principalement, les grains des météorites. L’analyse du CAI (calcium-aluminium-rich inclusion) de ces grains montre qu’ils se sont formés il y a 4,568 milliards d’années, soit le temps 0 de la formation du Système solaire. Malgré les avancées, il n’y a pas encore de réponse exhaustive à la question « pourquoi le Système solaire est-il si atypique par rapport aux systèmes planétaires extrasolaires ? ». 

Jean Weissenbach (biologie moléculaire, spécialiste de génétique) résume « la compréhension actuelle des informations génétiques régissant les systèmes vivants », le rôle essentiel de la collaboration internationale et celui de l’informatique dans le séquençage de génomes dont la santé est l’un des objectifs majeurs. Weissenbach explique « l’altérabilité du texte génétique », les nombreuses altérations que subit l’ADN (facteurs physico-chimiques, environnementaux, biologiques) : « De manière générale, le cancer commence par une altération de l’ADN ». Il insiste sur les apports de l’ingénierie des protéines. En faisant l’expérimentation de génomes synthétiques, elle vise à concevoir par ordinateur des « protéines sur mesure ex nihilo ».  

Spécialiste de cryptographie, Anne Canteaut, définit le chiffrement en tant qu’écriture conçue pour rester inintelligible, sauf pour un groupe de « personnes légitimes » auquel s’opposent les « adversaires ». Les « légitimes » possèdent la « clé de déchiffrement » et déchiffrent, alors que les adversaires « décryptent ». Le chiffrement relève de la sécurité, il concerne avant tout le domaine militaire, comme le montre l’auteure en rappelant les options divergentes de Kerckhoffs (linguiste, chiffrement pour l’armée française) et Friedman (armée américaine) en vue de répondre à la question :
« Les systèmes impossibles à décrypter existent-ils vraiment ? ». Oui et non : il existe avec le système mathématiquement défini par Shannon donnant lieu au « masque jetable » (« clé aléatoire à usage unique ») mais il est, comme le montre Canteaut, condamné « à rester inutilisé ou presque ». En somme, « trouver un chiffrement mathématiquement indéchiffrable est chose mathématiquement possible, mais matériellement impossible », affirme Canteaut. Elle conclut en exigeant que le milieu académique bénéficie d’un « effort public, soutenu et continu » dans le développement de la cryptanalyse, sans quoi il nous sera impossible de faire confiance « à nos systèmes de chiffrement ». 

Le linguiste Luigi Rizzi montre comment, lors de la seconde Guerre Mondiale, la traduction dans une langue naturelle (le navajo, langue autochtone amérindienne) a pu coder de manière plus efficace qu’un chiffrement artificiel. C’était le Navajo Code Talkers qui a fonctionné grâce aux différences phonologiques, morphologiques, de syntaxe et de sémantique du navajo. L’acquisition de notre première langue fait de l’enfant un déchiffreur et entraîne Rizzi à des études expérimentales sur l’état cognitif des bébés. Il en présente ici les résultats afin de « cerner les sources » de cette incroyable capacité à acquérir le langage qui repose tout autant sur « l’oubli ». Une base innée (les circuits neuronaux dédiés aux stimuli linguistiques dans l’hémisphère gauche) et une attention précoce au rythme de l’alternance consonne-voyelle donnent au bébé un accès à toutes les distinctions vocaliques durant quelques mois. Il les oubliera vite pour ne retenir que celles employées dans sa langue : « apprendre une langue veut donc dire ‘oublier’ toutes les autres phonologies possibles qui sont pourtant accessibles au début de l’apprentissage ». Les langues humaines ne sont dès lors que des « variations » d’une structure universelle du langage qui permet de comprendre l’efficacité du processus d’apprentissage de l’enfant.

Les textes illisibles et les gestes ambigus de personnages peints dans les tableaux de Vermeer entraînent Jan Blanc à analyser les tableaux du maître de Delft à la lumière de la représentation des hiéroglyphes de son époque et principalement du livre de Cesare Ripa, l’Iconologia que Vermeer connaît dans la traduction de Dirck Pietersz Pers (1644). Considérant les hiéroglyphes comme une écriture mystique, Vermeer en invente de nouveaux, il développe « le matériau sémantique du ‘hiéroglyphe’ de Ripa en lui adjoignant d’autres signes » et déjoue ainsi l’univocité de l’interprétation. Il n’en joue que mieux avec le spectateur qui éprouve le plaisir de la quête, grâce à ce que Blanc appelle la « pratique d’opacification » propre à Vermeer.

Emmanuelle Danblon, spécialiste de la rhétorique se propose de « montrer comment les théoriciens du complot incarnent les nouveaux devins, à une époque où l’on a en grande partie perdu la compréhension de cette forme d’intelligence pourtant nécessaire à l’appréhension d’un monde souvent complexe, parfois obscur ». Il subsiste un fossé entre la validité d’un raisonnement et sa force persuasive et celle-ci montre que les théories du complot correspondent à un « besoin de pratiquer une activité interprétative » qu’il est important de prendre en considération. 

Qu’est-ce que la lecture, que fait-on en lisant ? demande l’herméneute Denis Thouard.  Pourquoi tant d’objets culturels ne nous parlent-ils plus et sont-ils ainsi voués au néant ? Relatant le déchiffrement opéré par Champollion à travers la correspondance de von Humboldt, Thouard montre que le déchiffrement se distingue du décodage : « une langue historique n’est pas assimilable à la construction d’un dispositif », déchiffrer c’est accéder aux contenus de sens d’une langue, comprendre son lexique, sa syntaxe. Or, la compréhension suppose un effort, un travail, c’est l’interprétation : « Nous vivons dans un monde d’évidences partagées. Ce sont les troubles de la communication qui la rendent intéressante, car ils ouvrent soudain à la possibilité d’une autre signification ». Parmi ces troubles, se trouve l’ « obscurité poétique », la langue nouvelle qu’apporte un écrivain (Celan) et qui nous dégage de la platitude par le travail d’interprétation. L’herméneutique est « l’effort de fonder une compréhension par le travail de lecture. […] c’est pouvoir apprécier la différence entre l’usage plat, attendu, neutre de ce code [une langue] et l’effet de sens produit… ». Arraché à la platitude du bavardage, le lecteur est porté loin des « attentes ordinaires ». Faute de ce travail, tout un passé culturel, notre héritage symbolique, restera muet car non lu.

Chakè MATOSSIAN

Éditorial