Julian Fernandez, Olivier de Frouville, Didier Rebut (sous la dir. de)
(Centre Thucydide, Université Paris-Panthéon-Assas)
Paris, éditions A. Pedone,
2023, 176 p. ;
30,00€
Issu d’un colloque, l’ouvrage collectif intitulé « Permanence et renouveau de la Justice pénale internationale » nous permet de mieux comprendre les conséquences positives du tournant juridique que vient de réaliser l’Arménie en déposant, le 16 novembre 2023, l’instrument de ratification du Statut de Rome de la Cour Pénale internationale (CPI). L’Arménie deviendra ainsi, à partir du 1er février 2024, le 124e État partie au Statut de Rome de la CPI (1). Le livre expose et examine l’évolution du droit pénal international à travers les nouveaux « Mécanismes » qui sont mis en place pour pallier les problèmes complexes que les affaires de crimes contre l’humanité soulèvent.
Grâce à son expérience de Procureur du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, Serge Brammetz montre les difficultés que rencontre la justice internationale et signale la faiblesse du « Mécanisme international appelé à exercer les fonctions résiduelles des Tribunaux pénaux », appelé « Mécanisme ». Carsten Stahn analyse la naissance, l’identité et les controverses que suscite cet organisme international, impartial et indépendant mis en place en 2010 par l’Assemblée générale des Nations Unies (résolution 1966 du Conseil de sécurité des Nations Unies). Basé à Genève, il a pour fonction, comme le précise Aurélia Devos, « de terminer les procès, gérer les archives » et « traquer les derniers fugitifs pour mener des procès », ce qui nécessite une définition des méthodes d’enquête. Le Mécanisme, conçu au départ comme « résiduel et temporaire » (il continue le travail du Tribunal international pour le Rwanda, TPIR et celui pour l’ex-Yougoslavie, TPIY), mais transformé dans les faits en « nouveau tribunal pénal international à part entière », est apprécié pour son efficacité, sa rapidité et surtout pour les coûts réduits qu’il engendre, car la justice internationale coûte cher. Toutefois, écrit Brammetz, le Mécanisme « n’a pas de capacités de poursuites » et « son objectif reste limité à soutenir les juridictions nationales ». La coopération nécessaire entre les États se trouve contrebalancée par la realpolitik, au point de devenir la règle finale de la justice : « la force de frappe d’un procureur international est directement proportionnelle au soutien politique qu’il ou elle reçoit », affirme Brammetz qui achève son article en déplorant « l’étendue du négationnisme » ainsi que la « glorification des criminels de guerre ». (Rappelons ici que Talaat Pacha est un criminel héroïsé en Turquie où son mausolée reste vénéré). Comme le soutient Subasic à propos de la République Serbe (qui veut se détacher de la Bosnie), il y a impunité sur le plan national et les jugements (pas seulement en ex-Yougoslavie) ne sont pas nécessairement respectés. On constate que les dirigeants « réhabilitent des politiques qui sont décrites dans les jugements comme impliquant la commission de crime de masse ». Jugements d’un côté, impunité de l’autre : « Comment faire, alors même que les crimes ont été jugés – chose inestimable – pour empêcher que la trajectoire des crimes ne se poursuive ? Comment faire pour que les jugements plutôt que les crimes continuent à produire leurs effets ? », demande Sabina Subasic.
Il ne faudrait pas que le pessimisme ou le cynisme l’emporte, car il existe des avancées notoires dans la définition des crimes contre l’humanité. Carsten Stahn écrit à ce sujet : « Les arrêts Karadžić et Mladić ont […] étendu le génocide à de nouvelles circonstances au-delà de l’Holocauste. Elles soulignent qu’un génocide peut se produire dans une zone géographique limitée, si la destruction du sous-groupe envisagé est emblématique du groupe ciblé dans son ensemble ». Il ressort de la jurisprudence que « le génocide ne consiste pas seulement à tuer des personnes, mais peut être commis d’autres manières », le nombre de victimes ne compte pas davantage et, en plus de la destruction physique ou biologique, il faut prendre en considération des « attaques contre les biens ou les symboles culturels et religieux », ajoute Carsten Stahn. Dans le même sens, Sabina Subasic met en évidence les avancées opérées en matière de droit international par le TPIY, notamment dans la définition de ce qu’est un « conflit armé ». Il y a des avancées sur la question de l’esclavage et dans le domaine des violences sexuelles. De surcroît : « par sa jurisprudence, le TPIY a […] établi que la destruction du patrimoine culturel pouvait constituer un crime contre l’humanité ». Sidy Alpha Ndiaye signale que l’affaire Ongwen a permis la « consécration jurisprudentielle du crime de mariage forcé et de grossesse forcée ». Des notions importantes au regard des crimes de guerre et contre l’humanité sont désormais utilisées, comme celle d’ « environnement » de contrainte, d’expulsion (autre forme de déportation).
L’article d’Olivia Martelly montre, avec l’affaire Nzabonimpa et consorts (Rwanda) les problèmes réels auxquels se confronte la justice pénale internationale, tels que celui de la subordination de témoins, jugée comme outrage au TPI, ou celle des « avoirs gelés » qui font partie des procès. Partant de l’Affaire Mladić dans laquelle la qualification des faits joue un rôle prépondérant, Anne-Laure Chaumette propose une réflexion sur les débats autour de la différence entre vérité judiciaire et vérité historique, distinction qui semble bien rétrécir lorsqu’il est question de crimes de masse.
L’article de François Dubuisson consacré à la « situation de Palestine » devant la CPI, écrit bien avant la guerre actuelle, montre la difficulté de ce dossier. En 2015, la Palestine a déposé une demande d’adhésion au Statut de Rome ce qui lui a permis, en 2018, de s’adresser à la Cour pour « enquêter sur différents crimes de guerre et contre l’humanité, commis par des responsables israéliens sur le territoire palestinien » dans la politique d’occupation. Dubuisson scrute les débats juridiques internationaux, relativement à l’attribution d’une qualité étatique à la Palestine, question délicate car indissociable du conflit israélo-palestinien : délimitation des frontières établies en 1967, occupation par Israël, droit à l’autodétermination, d’une part et, d’autre part, négation du statut sur base des accords d’Oslo selon lesquels « l’Autorité palestinienne n’a pas de compétence pénale à l’égard des ressortissants israéliens, pour les crimes commis en territoire palestinien ». Or, rappelle l’auteur, les accords d’Oslo ont été conclus par l’OLP et non par l’État de Palestine, d’où la nécessité « d’approfondir la question de la distinction à opérer entre l’Autorité palestinienne, l’OLP et l’État de Palestine, sachant que seul ce dernier est au Statut de Rome et a conféré en sa qualité propre la compétence territoriale à la CPI ». L’auteur conclut en annonçant que le « crime d’apartheid » imputable aux dirigeants israéliens va se poser (cf. Rapport du Rapporteur spécial des Nations Unies en mars 2022 sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967).
Partant de l’affaire Ongwen – (Dominic Ongwen fait partie du groupe rebelle Armée de résistance du Seigneur ou ARS, il a été enrôlé de force à l’âge de 9 ans, poursuit sa « carrière » et devient commandant et responsable de crimes de guerre et contre l’humanité dans le nord de l’Ouganda), Sidy Alpha Ndiaye se penche sur la figure complexe de l’ « enfant-soldat », victime avant de devenir criminel, ce qui ne saurait le décharger de la responsabilité des crimes commis une fois majeur mais peut jouer comme circonstance atténuante.
Dans une section différente qui réunit des « questions choisies » de l’avenir de la justice pénale internationale, Joël Hubrecht consacre sa « chronique des juridictions internationalisées 2021-2022 » d’une part à l’extinction plus ou moins brutales du Tribunal Spécial pour le Liban (TSL) et des Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC), et d’autre part, aux démarrages de la Cour pénale de Centrafrique (CPS) et des Chambres spéciales du Kosovo (CSK). La fin de l’institution a des conséquences désastreuses : nullité en faveur des accusés, absence du maintien de la protection des témoins, problème de la préservation d’archives. Les commencements ne sont guère plus aisés : ouverture ratée de procès, lenteur de mise en route, manque d’indépendance, intimidation des témoins, contestation de compétence et batailles terminologiques.
Le rôle et la responsabilité de la France dans la justice pénale internationale font l’objet de l’article d’Amélie Becquart (engagement financier de la France et son soutien diplomatique et politique à la CPI), cependant qu’Aurélie Belliot décrit les compétences, au niveau national, du « Pôle Crimes contre l’humanité, crimes et délits de guerre » ou Pôle CCH créé en 2011, qui, depuis 2019, est intégré au Parquet national antiterroriste. Belliot détaille les outils auxquels recourt le Pôle pour mener des enquêtes « longues et complexes » liées aux dossiers dont les faits sont en majorité commis à l’étranger. Que les criminels ne puissent échapper à l’impunité, tel est le but de ce Pôle.
Cet ouvrage collectif met en évidence la nécessité d’une entraide judiciaire internationale et le bien-fondé de la compétence universelle. Les quatre conditions pour imposer cette dernière en France (article 689-11) sont exposées par Renaud Salomon qui examine les problèmes et interrogations que soulève la divergence de législation entre la France et l’État où ont été commis les crimes. Ainsi, par exemple, des procédures complexes découlent du fait que l’État syrien n’a pas ratifié la Convention de Rome et que sa législation ne reconnaît pas les « crimes contre l’humanité » alors qu’elle qualifie pourtant comme crimes des « faits » tels que le viol, la torture etc. Est-ce qu’un ensemble de « faits » criminels séparés peut juridiquement se transformer en équivalent de « crimes contre l’humanité » ? Jasper Klinge (Procureur supérieur près la Cour fédérale de justice en Allemagne), qui se félicite de la coopération franco-allemande en droit pénal international, décrit les procédures structurelles appliquées en Allemagne et les enquêtes qui y sont menées sur les crimes commis en Afrique, en Irak et en Syrie, ou encore ceux par Daesh contre les Yézidis. Dans la procédure contre les criminels du régime syrien, un arrêt de la Cour fédérale de justice rendu le 28 janvier 2021 s’avère d’une « importance capitale » : « La plus haute juridiction allemande a considéré que les fonctionnaires ne relevant pas du grade supérieur ne pouvaient jouir d’une immunité à l’égard d’infractions pénales internationales devant les juridictions allemandes. Cela s’applique aux auteurs de génocide, de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre au nom de l’État, en l’occurrence ici de l’État syrien ».
La guerre en Ukraine a très rapidement engendré des demandes d’enquête à propos desquelles Sarah Jamal écrit : « la situation en Ukraine démontre à la fois la vitalité de la technique de l’enquête mais également son adaptation au contexte dans lequel elle se déploie ». Soulignant leur nature pénale, Jamal expose les mécanismes indépendants d’enquête, tel que le M3I pour la Syrie et le IIMM (2) pour le Myanmar. Ils ont tous deux pour but d’assister les juridictions pénales et « constituent un mécanisme complémentaire aux formes d’enquête déjà existantes dans la palette d’outils des organes des Nations Unies pour réagir aux violations commises ».
Accentué par la pandémie de Covid, le recours aux nouvelles technologies s’avère incontournable et pose un certain nombre de questions ou problèmes repérés par Sarah Jamal : nécessité de créer des modes spécifiques de stockage, utilisation d’algorithmes, questions relatives à la collecte de témoignages et à la fiabilité du fournisseur d’informations, lequel peut être victime d’une cyberattaque. C’est ainsi que la Cour européenne des droits de l’homme a été la cible d’une cyberattaque en 2020 « alors qu’elle venait de rendre […] son arrêt sur le sort réservé à l’opposant politique pro-kurde Selahattin Demirtas détenu depuis 2016 en Turquie ». Une masse d’informations ne procure pas la connaissance, comme le disait Socrate à Phèdre dans une critique de l’invention de l’écriture (3). Aujourd’hui la quantité innombrable d’informations crée une confusion sur laquelle alerte Jamal : « La frontière entre l’information et la preuve n’a jamais été aussi poreuse qu’à l’ère du numérique ». Les technologies déversent des données mais il s’agit, pour l’enquêteur, de déterminer, grâce à une analyse patiente, ce qui pourra servir de preuve. Quant aux témoins, les juristes enquêteurs y insistent tous :
rien ne vaut l’entretien face à face, en présence.
Les essais réunis ici montrent qu’il est extrêmement important de collecter tous les indices, témoignages, documents permettant de démontrer par la suite les activités criminelles. Ce dont l’Arménie a et aura besoin, car pour le passé, il reste le négationnisme d’État et l’héroïsation des bourreaux renforcés et divulgués par un softpower turc et azéri très puissant.
Dans sa déclaration du 9 septembre 2019 Nicholas Koumjian, chef du IIMM pour le Myanmar déclarait : « Dans ces affaires et d’autres, j’ai pu constater que peu importe combien de temps s’écoule, le désir de justice des victimes ne faiblit pas. Les survivants expriment systématiquement des souhaits semblables. Tout d’abord, ils veulent avoir l’occasion de raconter leurs expériences, et d’obtenir une reconnaissance officielle de la vérité entourant ce qui leur est arrivé. Ensuite, ils veulent que le comportement des auteurs de crimes soit condamné et que les personnes les plus responsables répondent de leurs actes » (4). Concernant la question de l’Artsakh, la justice pénale internationale acceptera-t-elle de passer outre le blanc-seing offert au Président Aliev par Mme von der Leyen, présidente non élue de la Commission européenne, lorsqu’elle l’a qualifié de « partenaire fiable » ?
Chakè Matossian
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(1) Cf. Nor Haratch Hebdo, n°383, 23 novembre 2023, p. 2.
(2) Nicholas Koumjian est le chef de ce Mécanisme.
https://www.un.org/sg/fr/content/profiles/nicholas-koumjian
(3) Platon, Phèdre, (275 a-b). Socrate présente l’histoire de l’invention de l’écriture par Theuth qui prétend avoir trouvé un remède à l’oubli. Il dénonce la confusion entre l’accès à la multitude d’écrits et la connaissance. Ce texte est pour nous la base de toute critique à la technologie qui se substitue au savoir en l’éliminant.
(4) https://www.ohchr.org/fr/2019/10/statement-human-rights-council-mr-nicholas-koumjian-head-independent-investigative
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