Jérôme Segal
L’instrumentalisation politique du véganisme
Lux éditeur, 2024
166p., 15,00€
Le « Veganwashing » permet à des personnes, des groupes ou des États de se servir du véganisme pour défendre leurs propres intérêts politiques ou économiques, pour construire une image positive et moderne d’eux-mêmes « sans pour autant que le sort des animaux, la santé des humains ou l’état de la planète ne soient au cœur de leurs préoccupations ». Pour Jérôme Segal, l’État d’Israël est, de ce point de vue, un « cas d’école » qu’il entreprend d’examiner au début de son enquête. La « nation branding » ou fabrique de l’image d’un pays inclut le veganwashing, le pinkwashing (minorités sexuelles), le greenwashing, le purplewashing (féminisme). Tous ces ingrédients sont largement utilisés par l’organisme de propagande « Vibe Israël » dont Segal démonte les artifices pour mettre au jour l’idéologie réelle d’un État qui accuse les « Black Hebrew Israelites»(les premiers véganes) de ne pas être de « vrais Juifs » et qui déclare placer les Palestiniens au-dessous du rang des animaux (1).
Segal (lui-même végane) retrace brièvement l’histoire qui mène du végétarianisme (déjà prôné par Pythagore) au véganisme en passant par la création des sociétés protectrices des animaux (la SPA est créée à Paris en 1845). Les premières étapes de ce développement ont eu lieu au XIXe siècle sous l’influence de mouvements anarchistes, mais aussi, en Angleterre principalement, sous celle de groupes aristocratiques davantage désireux de démontrer la supériorité morale de leur classe que de défendre les animaux (ils condamnent la chasse populaire tout en continuant la chasse à courre, par ex.). Segal met en évidence le lien du véganisme à l’éthique et à l’anti-spécisme, ainsi que les paradoxes et les contradictions que le mouvement soulève en matière de santé, de climat, de consommation. Le choix consumériste ou le boycott ne changeront pas la société libérale selon lui, dès lors que le capitalisme occidental s’accommode du véganisme tout comme il s’adapte aux autres luttes (féminisme, sexisme, etc.) par le « washing » qui relève toujours, in fine, du « brainwashing » (lavage de cerveau).
Segal s’insurge contre ceux qui voient dans le véganisme un allié du capitalisme, car ils « partent d’une prémisse erronée selon laquelle les véganes seraient de grands consommateurs de produits industriels ». L’auteur cite cependant bon nombre d’acteurs du véganisme qui regardent d’un œil positif-pragmatique le développement industriel des « viandes alternatives » fabriquées par de grandes marques productrices d’aliments carnés ou incluant des ingrédients animaux. Pour certains véganes, toute avancée végane est bonne à prendre en ce qu’elle assure une meilleure défense des animaux même si, comme le montrent les chiffres, la consommation de viande et donc la souffrance animale, ne reculent pas. Il ne s’agit pas, nous dit Segal, d’une alliance du véganisme avec le capitalisme mais bien d’une intrusion de ce dernier dans le véganisme. L’auteur en explique le processus qui s’avère indissociable à la fois d’une promotion de l’identitaire et du rôle des lobbies dont le narratif recourt à des termes vagues positivement connotés comme, par exemple, « flexitarien ». Selon l’auteur, le véganisme relève bien de la « praxis politique », mais il est considéré comme un « style de vie », ce qui génère une construction identitaire (la « marque tribale »), laquelle permet au capitalisme de le récupérer. Segal admet du reste qu’il n’y a pas de ligne politique claire du véganisme, qu’un individu végane peut s’accommoder du capitalisme, appartenir à la gauche tout comme à l’extrême droite. S’il dénonce à ce propos les valeurs racistes du « Réseau Pythagore » de même que les idées reçues concernant le régime végétarien de Hitler et l’engagement animaliste du nazisme, Segal n’en admet pas moins l’existence d’une action efficace de groupes animalistes d’extrême droite et l’embarras que cela suscite chez les défenseurs de gauche de la cause animale.
Il reste que le véganisme est né à gauche et qu’il peut représenter un vrai danger pour le capitalisme à travers l’action d’associations antispécistes telles que L214, qui réalisent la prise d’images clandestines dans les abattoirs et provoquent un « choc moral ». La pratique végane, la façon de consommer témoignent d’une imbrication du collectif et de l’individuel où se jouent les rapports avec les animaux, l’agriculture, l’alimentation. En somme, le véganisme se définit sociologiquement comme un « fait social total ». En effet, l’étude du rapport à la viande dans une société éclaire ce qu’il en est du sexisme, de l’économie, de l’écologie, de la géographie, de l’histoire… Il y a donc un travail culturel à mener, qu’ont entamé les chercheurs universitaires œuvrant dans les « cultural studies » et qui ont engendré les « animal studies » suivies du « réseau sentience » décrivant « la capacité de certains animaux à vivre une expérience subjective du monde, à développer une vie psychique marquée par une large palette d’émotions ».
L’intérêt que le capitalisme porte au véganisme indique que celui-ci « a atteint un haut niveau d’acceptabilité dans la société », écrit Segal qui tient à éloigner le véganisme de toute forme de sectarisme en insistant sur les « raisons scientifiques, sanitaires et environnementales » qui le fondent. Le véganisme ne rechigne pas à se servir de l’innovation technologique. Ainsi, l’IA (intelligence artificielle) a-t-elle permis de créer des imitations végétales de la féta et du roquefort, « qui se distinguent difficilement de leurs équivalents laitiers. En laboratoire, toutes les caractéristiques du fromage classique sont mesurées pour être reproduites : l’odeur, le goût et la texture. A partir de ces mesures, l’intelligence artificielle puise dans une base de données de 10 000 plantes pour établir une recette dont le résultat aura les mêmes caractéristiques ».
Les arts et le sport jouent également un rôle dans la promotion du véganisme. Segal mentionne la valorisation du véganisme et du végétarianisme par des célébrités du monde sportif, cinématographique et surtout musical auquel il consacre plusieurs pages. Très tôt, au début du XXe siècle, la chanson a soutenu la lutte contre la cruauté envers les animaux, ce dont témoigne « la berceuse végétalienne » du végétalien naturiste Louis Rimbault. A la fin de son ouvrage, Segal relève de façon originale la présence de l’idéal végétarien dans les morceaux chantés par différents groupes ou chanteurs appartenant à toutes sortes de styles musicaux au long des décennies : hippie et folk, punk, punk hardcore et rap.
Pour Segal, les « racines théoriques » du véganisme se concentrent dans l’antispécisme pour lequel « les véganes doivent continuer de lutter » au niveau du droit, de la gastronomie, de la littérature, de la formation des médecins, soit encore, plus largement « pour la promotion de la tolérance et de l’altruisme ». Le véganisme ressortit peut-être à l’utopie, mais l’utopie c’est toujours un horizon vers lequel on chemine, comme le voulait Eduardo Galeano avec qui Segal conclut son ouvrage non sans avoir cité au préalable un magnifique passage du texte de Marguerite Yourcenar, « Qui sait si l’âme des bêtes va en bas ? ».
Chakè MATOSSIAN
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(1) On se souviendra à ce sujet de la comparaison établie par le Président Aliev entre les Arméniens et les chiens lors de la guerre en Artsakh : “J’avais dit qu’on chasserait les Arméniens de nos terres comme des chiens, et nous l’avons fait”. Cela n’a pas empêché Mme von der Leyen, présidente non élue de la Commission européenne de qualifier le dictateur négationniste d’Azerbaïdjan de « partenaire fiable ».
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