Entre 2023 et 2024, les éditions de La Coopérative ont consacré au domaine arménien trois ouvrages très soignés.
Elles ont tiré de l’oubli des textes emblématiques de la culture et permis leur accès à un public francophone :
– Chansons d’Arménie de l’achough Djivani publiées et traduites en 1919 par Archag Tchobanian
– Contes arméniens recueillis par Karekin Servantstiants, publiés et traduits par Frédéric Macler en 1905
– Ténèbres poèmes de Siamanto, préface et traduction par Ani Sultanyan en 2023
« Publier des œuvres témoignant d’un désir d’améliorer notre monde à travers une analyse lucide et novatrice de l’expérience individuelle de l’homme sur terre. Des textes appartenant à des genres littéraires différents peuvent illustrer cet effort pour construire une réalité habitable, dont la vie de la ruche constitue un symbole immémorial… En découvrant une œuvre littéraire, le lecteur modifie sa propre vision du monde… »
Telle est la ligne directrice de cette maison à compte d’éditeur créée en 2015. Jean-Yves Masson et Philippe Giraudon, tous deux écrivains et traducteurs de l’anglais, l’allemand et l’italien en sont les fondateurs. Jean-Yves Masson est par ailleurs professeur de littérature comparée à la Sorbonne.
Dans cette optique, ils œuvrent à sauver des textes de l’oubli dont certains étaient jusqu’alors inédits : poésies, contes traditionnels ou contemporains, mémoires, romans, essais, correspondances, aphorismes… mais aussi faire connaitre et promouvoir des auteurs nouveaux habités par le même esprit.
Cette « bibliothèque idéale » se veut multiculturelle. Si la littérature française occupe une place importante, le domaine étranger ne l’est pas moins : Italie, Portugal, Arménie, monde germanique, anglo-saxon et slave. A ce jour le catalogue compte 65 titres. Chaque ouvrage est précédé d’une présentation à la fois concise et précise. Il est le cas échéant enrichi d’appareils critiques rédigés avec un grand souci de clarté : postface, index, dictionnaire biographique, notes, glossaire…
Les éditeurs accordent une grande importance à la qualité matérielle de l’objet : choix du papier, soin apporté à la jaquette, mise en page aérée etc. Nombre d’ouvrages sont accompagnés d’illustrations anciennes ou récentes. Le lecteur sensible à l’image a ainsi l’opportunité de découvrir, ou redécouvrir, non seulement des textes mais aussi d’éminents illustrateurs et des photographes. L’image peut avoir une fonction purement documentaire ou simplement méditative. En présentant son conte pour enfants La fée aux larmes (2016), Jean-Yves Masson explique que les gravures anciennes insérées « cherchent moins à l’illustrer qu’à offrir de quoi prolonger la rêverie ».
Nous pouvons imaginer que l’aventure que représente la création d’une maison d’édition aussi aboutie est le fruit d’une longue maturation.
Le domaine arménien
Les chansons du célèbre trouvère Djivani (1848-1909) alias Sérop Levonian sont republiées dans l’excellente traduction française de 1919. La Coopérative propose en regard le texte arménien afin de révéler au public francophone « la beauté typographique des caractères ». L’achough Djivani, compositeur, poète et musicien, possède à son actif plus de 800 chansons et à la différence de Sayat-Nova, il a toujours écrit en arménien. Hanté par les souffrances de son peuple sous le joug ottoman marqué notamment par les massacres hamidiens, ses textes sont un appel à la révolte. Le lecteur retrouvera le fameux poème Ils viennent et s’en vont (les jours de malheur) encore interprété de nos jours. Figure de proue du mouvement arménophile français, l’écrivain et traducteur Archag Tchobanian (1872-1954), n’a eu de cesse de faire connaître sa culture au-delà de ses frontières et alerter l’opinion publique sur la question arménienne. En rééditant un travail demeuré confidentiel, paru juste après le génocide et la première guerre mondiale, la Coopérative rend hommage à cet infatigable passeur.
Les Contes arméniens ont été recueillis au XIXe siècle par Karekine Servantstiants (1840-1892). Homme d’église, philologue, folkloriste et ethnographe, il a durant plusieurs années, sillonné le pays de ses ancêtres afin de recueillir les traditions orales. A l’instar de Komitas, il a grandement contribué à la sauvegarde du patrimoine immatériel arménien. Servantstiants était en outre très engagé dans les mouvements de libération nationale. Son recueil de contes publié en 1884 à Constantinople sous le titre de
Hamov hodov (Avec saveur et senteur) devint un classique. La Coopérative les a réédités dans la version française établie par l’arménologue et linguiste Frédéric Macler (1869-1938) dont le vaste champ d’études incluait l’histoire, la géographie, l’art, la musique et le folklore. Pour rappel, cet éminent savant a créé en 1920 en collaboration avec Antoine Meillet La Revue des études arméniennes. En bonus le lecteur contemporain pourra découvrir l’œuvre dessinée de Martiros Sarian (1880-1972), le peintre aux couleurs « vibrantes ». Ses crayons, plumes et lavis inédits en France, accompagnent les récits grâce à la bienveillance de ses héritiers.
Adom Yardjanian (1878-1915) est plus connu sous le surnom de Siamanto donné par son professeur Karekine Servantstiants. Le recueil est précédé d’une brillante biographie et analyse rédigée par Ani Sultanyan. Spécialiste de littérature française et comparée, elle est l’auteur d’une thèse portant sur La réception du symbolisme français dans la poésie arménienne : le cas de Siamanto. C’est la première fois qu’est publiée en français une importante sélection de ses poèmes. La courte vie d’Adom Yardjanian a été marquée par les massacres de la fin du XIXe siècle. Son œuvre d’une grande puissance lyrique exprime sa révolte contre l’oppression. Ani Sultanyan place le poète dans la lignée de Grégoire de Narek : « il unit le modernisme littéraire de son époque et la force de l’inspiration de Grégoire de Narek ». Ici encore, la Coopérative fait le choix de mettre en regard le texte arménien. Notons la très belle jaquette illustrée par Emmanuel Breteau, un photographe épris du monde rural alpin.
Djivani, Siamanto, Servantstiants, Tchobanian étaient des résistants et des combattants qui malgré la douleur et l’angoisse croyaient en la lutte. Tous à leur manière utilisaient les armes dont ils disposaient : le chant, la poésie, la littérature et la recherche scientifique. Du reste, Siamanto a payé de sa vie le combat de toute une vie.
D’autres mondes culturels
L’été qui arrive bientôt est le moment propice pour élargir son horizon et explorer quelques-uns des univers proposés par La Coopérative. Parmi ceux-ci nous trouvons des contes traditionnels salves et allemands ou ceux sortis de l’imagination d’écrivains tel que La fée Mopsa par Jean Ingelow demeurée un classique dans le monde anglo-saxon. Dans la veine des récits pour enfants (et pour adultes), signalons les Histoires allègres de Carlo Collodi, l’auteur de Pinocchio. La culture populaire n’est pas en reste avec Mam’zell Gnafron et autres pièces du Guignol lyonnais. Ces volumes sont accompagnés d’illustrations de grands artistes des 19e et 20e siècles tels que Ivan Biliine, Albert Robida, Enrico Mazzanti, Dora Curtis. Les amateurs de théâtre seront ravis de lire les souvenirs et expériences artistiques de personnalités marquantes telles que Frédérick Lemaître, Sarah Bernhardt et Charles Dullin. Chaque volume renferme de nombreuses photographies et documents iconographiques d’époque. Des traductions inédites en français dévoilent des aspects méconnus d’écrivains tels que William Butler Yeats, Hermann Hesse ou Natalie Clifford Barney. Notons la nouvelle traduction des Sonnets de la prison de Moabit, un classique de la poésie allemande écrit en 1944-1945. L’auteur Albrecht Haushofer exprime le regret de ne pas s’être opposé plus tôt au régime nazi. Des rééditions de volumes introuvables tel que Le carnet des nuits par Marie Laurencin révèle l’art poétique de cette femme peintre. Citons encore Anna de Noailles, Henri Franck, Paul Valéry ou le chef d’orchestre Désiré-Emile Inghelbrecht…
Il n’est pas possible de tout mentionner dans ces lignes tant le champ couvert est vaste. Pour cela, l’intéressé devra se reporter au site de la Maison : https://www.editionsdelacooperative.com/
Les livres sont diffusés et distribués par Les Belles Lettres auprès d’un réseau de libraires indépendants.
Béatrice KRIKORIAN
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