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LIVRES – Les usages sociaux de l’insulte

Sylvie Cromer, David Descamps, Agathe Foudi
et Cédric Passard (sous la dir. de)

Les usages sociaux de l’insulte

(Pratiques et subversions)

Presses Universitaires de Rennes, 2024, 

196 p., 20,00€

L’insulte constitue un objet de recherche passionnant pour les linguistes de même que pour les sociologues. Elle entretient des relations étroites avec le pouvoir, avec la représentation de l’espace public ou celle de l’autre. Son étymologie renvoie à l’ « assaut », à l « ’attaque ». Comme le montrent les différentes études réunies dans cet ouvrage, l’insulte vise essentiellement le corps, le sexe et la race, parfois l’âge. L’insulte, tout comme le blasphème ou les gros mots, font depuis longtemps l’objet de recherches et d’analyses que les auteurs ne manquent pas de citer et parmi lesquelles se démarque l’œuvre essentielle de Pierre Bourdieu. Il s’agit ici de rattacher l’insulte aux
« usages sociaux ». Dans une première partie, les auteurs montrent comment « l’insulte peut constituer un outil redoutable mais aussi parfois subtil de domination ». Dans la seconde partie du volume, ils analysent « la manière dont l’insulte met à l’épreuve les différentes institutions qui cherchent généralement à la contrôler, la réguler, sinon l’éliminer ». Enfin, la dernière partie est consacrée aux « modes d’appropriation ou réappropriation de l’insulte et la manière dont celle-ci peut être parfois utilisée pour subvertir des formes de domination ».  

Les mots (leur association : « sale », par ex, avec « con », « pute », « bourgeois », etc.), les gestes et attitudes qui les accompagnent (regard, crachats [1]…) font l’objet d’enquêtes dont il ressort, comme l’écrivent David Descamps et Agathe Foudi, « que n’importe qui n’est pas ‘frappé’ par n’importe quelle insulte ». De fait, « l’exposition à celle-ci [l’insulte] et la propension à déclarer avoir été insulté dépendent de caractéristiques sociales diverses se rapportant à la personne insultée (son sexe, son âge, son niveau de diplôme, la densité de sa commune de résidence) ». Pauline Mullner, Magali Mazuy et Amandine Lebugle étudient les insultes et le dénigrement au cœur de la violence conjugale qu’elles mettent en relation avec une approche de l’espace public. Elles concluent au « caractère banal, transversal et délétère des insultes et du dénigrement », tout en soulignant l’importance de leur continuum (plus loin Mona Gérardin-Laverge et Isabelle Clair y insisteront à leur tour). L’injure n’épargne pas le domaine scientifique. Victor Collard montre comment l’insulte s’insinue de façon ésotérique (les initiés la repèrent) à travers l’attribution de filiation (marxiste, sartrien…) qui deviennent des « étiquettes stigmatisantes » visant à réduire l’originalité (ou la prétention à l’originalité) d’un scientifique. 

L’insulte ébranle les institutions, notamment l’Armée où elle devient « outrage ». Robin Leconte en examine la portée dans un moment précis, la « débâcle » de l’armée française en 1940. Il veut, à la lumière des minutes des procès qui ont suivi la défaite, « comprendre ce que l’outrage révèle des relations d’autorité dans une armée et un empire fragilisés ». Il en ressort « la forte intrication des hiérarchies militaires, sociale, virile et coloniale ». L’institution scolaire se révèle quant à elle un espace où germent et prolifèrent les insultes dont les enjeux et les effets peuvent être multiples, « elles ont une composante importante des sociabilités juvéniles », comme le signale d’emblée Séverine Depoilly dans son étude montrant que l’insulte en milieu scolaire ne « fige pas les places de victimes ou d’oppresseurs », elle peut aussi perturber les ordres hiérarchiques traditionnels et constituer « en certains contextes, une ressource ». Elle repère « le poids des injonctions normatives possiblement contradictoires qui s’imposent distinctement aux filles et aux garçons », à travers l’insulte qui indique la place de chacun dans l’ordre scolaire. L’enquête de Stéphane Lelay met en évidence le rôle de soupape que joue l’insulte chez les agents d’un service public qui établissent entre eux un classement insultant des usagers. Ils trouvent par là un moyen de compenser la déshumanisation croissante de leur travail trop technologisé et parfois inefficace, engendrant une agressivité des usagers. Comme on le sait, les insultes fleurissent dans les stades de football où des « mouvements ultra » (majoritairement des hommes de 16-30 ans) voient le match comme un « combat entre deux camps ».  Nicolas Hourcade y observe la lutte des supporters contre les interdictions, ce qui finit par réunir les fans des équipes adverses contre l’autorité dont l’action est perçue comme un « mépris de classe ». Les insultes et les slogans ou les chants proférés en langage cru revêtent un caractère sexuel souvent homophobe. En France, les signes, insignes et symboles à caractère raciste et xénophobe sont interdits depuis 2020 (ils favorisaient en outre le rapprochement avec l’extrême droite, ce dont témoigne le geste « Loup gris » [2] effectué par le défenseur turc Merih Demiral lors de l’Euro en juillet 2024). Les ultras se sentent discriminés (les insultes relèvent pour eux du « folklore ») et dénoncent la méconnaissance du terrain de la part des autorités qui, par ailleurs, ne s’embarrassent guère de la question de l’homophobie lorsqu’il s’agit de programmer la coupe du monde au Qatar (2022). Le contexte compte, écrit Hourcade rappelant que « le langage populaire est volontiers vulgaire ». Il conclut : « Le stade doit-il être, dans certaines limites, un espace de défoulement ou un monde parfait renvoyant à la société l’image idéale de ce qu’elle devrait être ? ». Difficile question que celle concernant « certaines limites », tout comme celle de la canalisation de la violence intrinsèque aux masses et à la société.

Thomas Sauvadet s’intéresse aux bandes de jeunes délinquants de deux cités HLM : « La socialisation en bande est profondément marquée par une recherche de confrontation avec les autres jeunes mais aussi avec les adultes et les représentants institutionnels ». Ces jeunes vivent dans des squats et pratiquent l’insulte qui reste indissociable de la lutte physique virile. Les insultes peuvent changer de valeur à travers un processus de réappropriation dans lequel M. Gérardin-Laverge repère une « caractéristique des mouvements féministes et queer ». La réappropriation engendre des identités politiques nouvelles, elle permet aux « groupes stigmatisés d’être acteurs de leur propre énonciation », de faire vaciller l’ordre dominant.

En conclusion de l’ouvrage, Isabelle Clair rappelle que « les insultes ne sont pas juste des mots », qu’il faut d’autres mots pour les « démasquer ». Si l’insulte ne fonctionne pas toujours, elle est en général blessante. Pour être passée du physique au verbal (symbolique), l’insulte n’en garde pas moins la trace réelle de sa brutalité originaire.  

Chakè MATOSSIAN 

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(1) Les Chrétiens de Jérusalem sont la cible des crachats de la part de Juifs orthodoxes, The Times of Israël rapporte, en 2023  : « Elisha Yered, ancien conseiller de la députée Limor Son Har-Melech (Otzma Yehudit), a semblé soutenir le harcèlement, écrivant sur X que cracher sur les prêtres ou sur les églises était une “ ancienne coutume juive ” ». https://fr.timesofisrael.com/une-video-de-haredim-crachant-sur-des-chretiens-suscite-une-large-condamnation.

(2) L’on ne compte plus les insultes proférées en France ou sur les réseaux sociaux par les membres du mouvement des Loups gris à l’encontre des Arméniens. De son côté le Président Aliev (« partenaire fiable » selon Mme von der Leyen) se vantait en 2020 de chasser les Arméniens « comme des chiens ».