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LIVRES – Revenir (Expériences du retour en Méditerranée)

Giulia Fabbiano et Camille Faucourt (sous la dir.de)

Revenir

(Expériences du retour en Méditerranée)

Mucem/anamosa, 2024, 

143 p., 28,00€

En 2023, Céline Flécheux publiait une belle réflexion enthousiasmante sur le sujet du retour considéré comme un processus actif, son livre s’intitulait Revenir (1). Le Mucem (2), musée marseillais dédié aux cultures de la Méditerranée, vient de reprendre ce titre, « Revenir », pour l’exposition qui s’y tient jusqu’au 16 mars 2025. Elle découle de « l’enquête-collecte ‘Retours migratoires en Méditerranée’, lancée par le département de la recherche du Mucem » en 2019. Les chercheurs l’ont menée sur différents terrains (France, Algérie, Italie, Macédoine du Nord, Grèce, Arménie historique, Galilée et Cisjordanie) et se sont associés à des artistes.

La Méditerranée, que le président du Mucem, Pierre-Olivier Costa, définit comme la « frontière la plus tragique de notre histoire contemporaine », servait déjà de décor au plus célèbre désir de retour, celui d’Ulysse : « Mais c’est là tout mon souhait, tout mon rêve à jamais : rentrer chez moi, revoir le jour de mon retour », chante Homère dans L’Odyssée. Giulia Fabbiano et Camille Faucourt en font l’exergue de leur introduction au catalogue qu’elles dirigent, non sans oublier une autre traversée historique survenue plus tard, celle de Ma’arouf racontée dans le Roman de Baybars.

L’élégant catalogue nous invite, à travers les reproductions des œuvres, des installations, des documents, des textes et des objets rattachés à de nombreux pays méditerranéens, à réfléchir sur les différents aspects du
« revenir » : « Réinstallations, vacances au pays, tourisme des racines, mobilisation pour le droit au retour, contournement des frontières ou encore rapatriement post-mortem, les pratiques du revenir témoignent toutes des trajectoires de femmes et d’hommes qui ont dû, volontairement ou sous la contrainte, quitter leur pays et habiter l’exil». Ces différentes catégories ne sont pas étanches et se montrent insuffisantes à dire la complexité du « revenir ». L’exposition et le livre, portent une attention particulière « aux propositions artistiques » contemporaines qui « mettent à nu les multiples enjeux à l’œuvre dans les trajectoires et les imaginaires du retour ». Ces démarches artistiques mettent en évidence la question de la frontière, de la réalité physique ou de la disparition du « chez soi », de ce qu’il en est de l’ « habiter ». Dans certains cas, comme celui de la « diaspora arménienne », « la dimension mémorielle et nostalgique prend le pas sur l’habitatilité ». Des retrouvailles spatiales, même anachroniques, « peuvent néanmoins engager des devenirs possibles, ailleurs, sur d’autres sols », écrivent Fabbiano et Faucourt. Autant dire que rien, dans ces parcours multiples, ne sera linéaire et que « revenir » ne concerne pas seulement l’espace mais aussi bien le temps. Les parcours de vie ressortissent aux nœuds et aux torsades, aux enchevêtrements et aux rapiècements, bien plus qu’au droit fil. En dernière instance, il faudra faire siennes les paroles du poète palestinien Mahmoud Darwich, « Je ne reviens pas. Je viens ».

Les illustrations du catalogue démontrent les changements survenus dans des lieux ou des monuments : l’église arménienne de la sainte Trinité à Sivri Hissar en Turquie, des trajets sur les routes de Tunisie, des endroits auparavant magiques sur le littoral libanais. Des dessins et des photos de la végétation témoignent aussi du « retour », de la force réelle et non seulement métaphorique du végétal. Ainsi en va-t-il de certains arbres (le figuier d’un village en Algérie) ou d’un potager que les descendants d’exilés font revivre alors qu’il semblait disparu sous les ruines à cause de la guerre. C’est encore la force de la graine que présente Sofiane Zouggar dans son installation « graines ailées » (vidéo et dessins, 2022).

Les textes abordent l’exil sous différentes perspectives. D’aucuns vivront « la dépossession sans recours » qui les mènera au militantisme, d’autres se mettront à exister dans l’espace numérique virtuel ou à resusciter les lieux ancestraux. Cependant, les nouvelles guerres s’empressent de transformer les rêves en cauchemars ou d’annihiler l’espoir.

L’exilé a perdu le « pays de son orient », il est « désorienté au sens littéral du terme » (Abdelmalek Sayad), comme tente de le matérialiser Rima Djahnine dans « une projection audiovisuelle sur textile brodé » (2016-2019). Parallèlement, l’histoire révèlerait l’existence de désorientation planifiée par le colonisateur cherchant à fissurer la sphère de coexistence pacifique où vivaient différents groupes sociaux. C’est ce que pense Ariella Aïsha Azoulay à propos des Juifs du Maghreb dont le souvenir demeure pour elle dans les bijoux fabriqués par les bijoutiers de l’ « oumma ». La présence juive est aussi le sujet de Pierre Sintès qui en examine « la revitalisation mémorielle » dans le parcours touristique sur l’île de Rhodes.

Les objets, de leur côté, se font indices ou preuves. Ils révèlent la difficulté ou l’interdiction du retour engendrées par une administration. D’où les nombreux passeports photographiés présents dans le catalogue. Guillaume Javourez les examine pour étudier les cas d’Aleksander Popovski et Nicola Kosturski dans son enquête « Traverser la frontière : trajectoires et mobilisations entre Grève et Macédoine du Nord ». Il arrive que des statues saints indiquent des parcours humains surprenants. Ainsi, l’anthropologue Liuba Scudieri nous offre-t-elle une passionnante enquête sur l’étrange parcours d’un Saint Michel archange dont la vénération va de l’île de Procida à la Ciotat en passant par Mers-el-Kebir.

Après avoir signalé les difficultés auxquelles se confronte le chercheur sur le terrain, Adoram Schneidleder met en évidence le « retour inachevé » ou « processus irrésolu » caractérisant deux villages palestiniens, Iqrith et Kafr Bir’em qui ont été « vidés au cours de la première guerre israélo-arabe (1947-1949) ». Si par leur lutte infatigable, les habitants ont gagné le « droit au retour » et s’ils ont pu « faire renaître des lieux culturels arabes du côté israélien de la Ligne verte dans les marges d’une géographie sioniste d’apparence triomphante », l’avenir n’en demeure pas moins sombre pour les jeunes, affirme l’anthropologue. C’est également à la « Nakba » (« catastrophe ») et à la question du droit au retour des Palestiniens (résolution de l’ONU du 11 décembre 1948) que travaillent Benji Boyadgian et Marion Slitine, en prenant pour point de départ le « microcosme » que représente le « camp d’Aïda, en Cisjordanie occupée », parfois perçu comme « cimetière de rêves pour les Palestiniens ».

L’exil marque aussi des millions de Syriens, parmi lesquels les artistes. Dans « L’impensé du retour : Dialogue sur la créations syrienne contemporaine », Adélie Chevée s’entretient avec la commissaire d’exposition (« curatrice ») Dunia Al Dahan qui commente les œuvres et conclut : « L’idée qui nous préoccupe est celle du départ », parce que les artistes « ne sont pas encore capables d’envisager la fin de cette dictature ». Le catalogue se referme avec le beau récit nostalgique, « Le rocher de ma mère », de l’écrivain français de parents libanais chrétiens, Sabyl Ghoussoub. Partant d’une photo, il évoque la disparition d’un merveilleux petit site de vacances sous les effets du surtourisme et des combines immobilières. On pense alors au palais d’Ulysse envahi par les prétendants.  

Chakè MATOSSIAN