Fig. 1. Chouchi St-Sauveur Photo Armenpress 8 oct. 2020
Un récent communiqué de Nor Haratch (1) nous informe que la cathédrale Saint-Sauveur de Tous (Aménaprkitch) (2) de Chouchi, enfin débarrassée des échafaudages dont les autorités azerbaïdjanaises l’avaient couverte à la fin de l’année 2020, après la guerre des 44 jours, est réapparue sous son aspect « restauré ».
On se souvient que le 8 octobre 2020, des frappes de l’armée azerbaïdjanaise avaient endommagé le dôme de la cathédrale et surtout, un peu plus bas, partiellement détruit le toit de son bras et de sa conque sud (fig. 1). Ayant ciblé un lieu de culte en fonction, principal sanctuaire et monument emblématique de la ville de Chouchi, cette attaque délibérée (qui blessa gravement un journaliste alors présent dans l’église) avait un caractère particulièrement odieux et révoltant.
La photographie transmise par Nor Haratch (fig. 2), simple capture d’écran, ne donne qu’une image partielle de l’état actuel de l’édifice et, quelques mètres plus à l’ouest, de son campanile, et seulement de l’extérieur. Elle fait apparaître trois interventions : a) La coupole de la cathédrale a été gravement dénaturée, laissant la triste impression d’avoir été à nouveau (nous verrons infra pourquoi « à nouveau ») frappée de « calvitie » ; b) Les toits de la cathédrale, partie sud, ont été réparés ; c) Quant au campanile, après avoir lui aussi passé près de quatre années sous les échafaudages, il ne semble avoir reçu d’autres « soins » que l’« ablation » de sa croix sommitale.
Fig. 2. Capture d’écran NH 2024-10-11. Chouchi St-Sauveur, état actuel
En d’autres termes, durant toutes ces années, le principal objet des travaux (du moins extérieurs ; nous ignorons ce qui a pu être fait à l’intérieur) a été la réfection des toits de la partie sud de la cathédrale et hélas la réduction de la coupole à sa calotte hémisphérique, couverte de ciment blanc. Quant à la corolle de pignons qui couronne les douze faces du tambour, elle dresse désormais inutilement sa succession de pointes, sans justification architectonique, contrairement à la stricte logique de l’art arménien de la construction, qui évite autant que possible les formes architecturales « gratuites ».
En réalité, ces douze pignons avaient été conçus pour que s’appuient sur eux les douze « plis » d’une ombrelle. Mais les « restaurateurs » ont décidé de priver la coupole de la cathédrale de Chouchi de son élégant dôme en ombrelle, sans aucun doute parce que c’était une marque trop visible de son arménité. Rappelons que cette forme est l’une des caractéristiques de l’architecture arménienne, très fréquente sur les coupoles des églises de ce pays, du Moyen Âge jusqu’à nos jours (fort répandue également dans les communautés de la diaspora) (3). Cette seconde « ablation » vient donc logiquement parachever l’attaque du 8 octobre 2020.
Cette réalité choquante confirme ce que le journaliste américain Joshua Kucera avait annoncé le 7 mai 2021 (4). Ayant interrogé les responsables azerbaïdjanais sur leurs intentions quant à la cathédrale couverte d’échafaudages, il avait reçu l’explication suivante : des travaux de restauration allaient « rendre [à la cathédrale] son aspect originel », après l’avoir « débarrassée des altérations que les Arméniens lui avaient fait subir ». Ces « altérations » concernaient naturellement le dôme plissé de la coupole. Comme en témoigne J. Kucera, l’argument invoqué par ses interlocuteurs était que les Arméniens avaient modifié l’aspect originel du dôme afin de l’arméniser. Autrement dit, « les Arméniens » seraient intervenus sur un sanctuaire existant déjà, auquel ils auraient ajouté un dôme initialement non prévu.
Cette fiction absurde, totalement infondée, est infirmée par une série de faits (5) :
a) La cathédrale a été construite de 1868 à 1887 par des Arméniens (architectes Avétis Yaramichents et Siméon Tèr-Hakobiants) pour des Arméniens, dans un quartier habité par eux.
b) Son plan s’inspire à l’évidence de celui de la cathédrale d’Étchmiadzine, plus exactement du noyau (à coupole sur quatre appuis libres au centre d’un cube échancré par quatre conques) du sanctuaire principal de l’Église arménienne, abstraction faite des adjonctions et modifications postérieures.
c) Ce que nous savons de la construction de la cathédrale de Chouchi provient notamment d’inscriptions gravées en arménien sur ses murs.
d) Plusieurs photographies de la fin du XIXe et du début du XXe siècle montrent sans équivoque que la cathédrale portait un dôme en ombrelle dès l’achèvement de sa construction en 1887 (fig. 3).
Fig. 3. Chouchi St-Sauveur début XXe Carte post russe Mkrttchian-Davtian 1997 p.36, fig.6
Il faut noter que les travaux de construction de la cathédrale durèrent longtemps, car ils furent ralentis par des difficultés de financement. C’est probablement ce qui explique que le campanile ait été réalisé avant la cathédrale, en 1858. Or ce campanile, conçu en cohérence avec le projet de la cathédrale, portait déjà et porte toujours un dôme en ombrelle. Ajoutons qu’une gravure exécutée peu avant 1887 reflète à l’évidence l’une des dernières interruptions du chantier de la cathédrale (fig. 4). En effet, elle montre, à l’emplacement de la future coupole, les premières assises de ce qui serait son tambour, provisoirement couvertes par un dôme conique bas.
Fig. 4. Chouchi St Sauveur Gravure peu avant 1887 V. Balayan Շուշի 2017, pl.10
En revanche, après le massacre de la quasi-totalité de la population arménienne et la destruction des quartiers arméniens de Chouchi en mars 1920 par les troupes turco-azéries du gouverneur Soultanov (nommé à ce poste par les Britanniques) et du général Nouri Pacha (frère du tristement célèbre Enver Pacha), les photographies disponibles montrent une cathédrale privée de son dôme en ombrelle, laissant apparaître l’arrondi de l’extrados de sa calotte. C’est cette calotte « chauve », comme elle est à nouveau aujourd’hui, que l’auteur de ces lignes a photographiée en 1978 (fig. 5).
Fig. 5. Chouchi St-Sauveur Pk Donabédian 1978
Après la création de la république autodéterminée d’Artsakh, une ombrelle fut une nouvelle fois dressée sur la coupole de la cathédrale Saint-Sauveur de Tous de Chouchi, en 1997 (fig. 6). Elle reprenait à l’identique les proportions de celle de la fin du XIXe siècle, mais, faute de moyens, elle fut construite en plaques de métal, en attendant que des jours meilleurs permettent d’élever un véritable dôme de pierre. Ces jours ne sont pas encore venus.
Fig. 6. Chouchi. cathédrale St-Sauveur dite Ghazantchétsots 1868-87 et son campanile 1858 Photo Samvel Karapétian
Patrick Donabédian
chercheur émérite,
laboratoire d’archéologie médiévale LA3M,
Aix-Marseille Université / CNRS ■
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(1) Nor Haratch – 11 octobre 2024, L’Azerbaïdjan affiche fièrement des images de la cathédrale Saint Sauveur de Ghazanchetsots à Chouchi, soi-disant « restaurée »
(2) Dite aussi Ghazantchétsots = « des habitants du village de Ghazantchi/Kazantchi », nom du quartier où étaient établis des paroissiens originaires de ce village, et où fut construite la cathédrale.
(3) Voir à ce sujet l’étude de l’auteur de ces lignes dans la Revue des Études Arméniennes, 38, 2018-19, p. 195-355, notamment p. 215-240 – 10.2143/REA.38.0.3285783 ⟨halshs-02126665⟩
(4) Article de Joshua Kucera dans Eurasianet, 7 mai 2021 : https://eurasianet.org/azerbaijan-begins-controversial-renovation-of-armenian-church
(5) Voir Monument Watch : Holy All Savior Ghazanchetsots Church in Shushi, et P. Donabédian, « Main Monuments of Artsʻakh », in: Monuments and Identities in the Caucasus. Karabagh, Nakhichevan and Azerbaijan in Contemporary Geopolitical Conflict, I. Dorfmann-Lazarev, H. Khatchadourian (eds.), Leiden / Boston, 2023, p. 102-176, en particulier p. 122-125.
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