Marlène Nazarian-Trochet
Images cynégétiques et idéologie du pouvoir en Étrurie
(VIIIe siècle avant J.-C. – IVe siècle avant J.-C.)
Presses Universitaires de Rennes, 2024,
241 p., 34,00€
Marlène Nazarian-Trochet, docteure en Archéologie des mondes anciens et ingénieur de recherche au CNRS étudie, en se basant sur un répertoire visuel, la signification symbolique, politique et religieuse de la chasse dans la société étrusque, depuis sa formation (VIIIe s. av. J.-C.) jusqu’à « on intégration dans l’orbite politique de Rome » (IIIe s. av. J.-C.). Le livre qu’elle publie provient de sa thèse de doctorat, il s’agit donc d’une étude spécialisée, pointue, comme on dit, riche en illustrations, schémas et reproductions.
Constatant l’omniprésence des représentations animales dans l’iconographie étrusque, Nazarian-Trochet examine le statut des animaux afin de cerner les valeurs pratiques, politiques, symboliques, éducatives et religieuses (chasse, élevage, domestication, activités sportives, rituels funéraires…) dans la société étrusque. La domination du monde animal s’effectue par la chasse, le sacrifice ou la domestication. Cette dernière concerne les petits félins et les troupeaux de cochons ou de cervidés. L’auteure rappelle à ce propos les considérations des Anciens quant à l’usage de la musique comme moyen pour appâter les animaux.
L’un des nombreux aspects intéressants de son étude réside dans l’attention que l’auteure accorde aux échanges commerciaux qui, en embarquant des objets décorés, font voyager des images et, avec celles-ci, inévitablement, des représentations marquées par des valeurs, des visions du monde. Ainsi, l’imaginaire de la chasse des Étrusques se trouve-t-il influencé par les objets décorés qui faisaient partie des échanges commerciaux menés notamment par les Phéniciens, avec les royaumes d’Assyrie, d’Égypte, d’Ourartou, de Grèce ou de Chypre. D’où la « répétition d’un schéma iconographique, l’existence d’un réseau d’images » qui révèlent une double filiation orientale et hellénique. Les figures de style, qu’il s’agisse des images ou des textes, tels que l’Iliade, transmettent inévitablement des valeurs, des filtres, des manières de voir. Aux côtés des animaux locaux comme le sanglier et les cervidés, apparaissent aussi, sur les parois des tombes étrusques ou sur les différents objets de leur civilisation, des fauves exotiques (principalement les lions et de grands félins), ainsi que des créatures fantastiques (Centaure, Chimère). Les schémas de ces représentations de fauves témoignent « de la reprise d’un art de cour, déjà présent dans le monde oriental et égyptien qui met en avant des prédateurs qui, par leur force ou leur caractère fabuleux, font office d’archétypes de l’adversaire sauvage pour le monarque ». En utilisant les types iconographiques d’autres cultures, les élites étrusques reprennent le modèle social qui les accompagne. Elles veulent montrer la victoire de la société sur la sauvagerie, la mise en place d’une société politique à travers la maîtrise du monde animal. Il s’agit en somme, l’auteure y insiste, d’une auto-représentation de la société aristocratique commerçante qui, avec l’importation des objets adopte l’iconographie du pouvoir que ceux-ci véhiculent. Les scènes de chasse illustrent le problème de la possession du territoire et de sa pacification, la maîtrise de l’animalité et de la sauvagerie.
L’auteure en vient alors à établir un rapprochement hâtif entre la mise en scène de la chasse (les images cynégétiques) chez les Étrusques et la description qu’Homère nous a laissée du bouclier d’Achille, comme image, écrit-elle, du « microcosme social idéal ». Mais, comme l’avait mis en avant Jackie Pigeaud, la force de cette description célébrissime et fondatrice du bouclier d’Achille consiste en un dépassement de l’image par la création même. Le bouclier d’Achille enferme en lui la question essentielle du geste poétique, du geste créateur : « Tout individu qui voudra réfléchir sur les rapports entre l’Art et le Vivant, il est évident qu’il lui faudra prendre pour point de départ ce passage d’Homère. Lui seul a réussi à intégrer la vie dans l’œuvre d’art », écrit Jackie Pigeaud (1).
Nazarian-Trochet décrit minutieusement les décors cynégétiques qui ornent le chariot de Bisenzio, les vases, armes, amphores, parures, panoplies militaires, fourreaux d’épée, manches en ivoire pour montrer comment s’effectue le transfert d’images dans la culture étrusque. Même si les scènes de chasse figurent des hommes au combat, en recourant aux types du guerrier et de l’athlète, il n’en demeure pas moins que la valorisation de la chasse vise à asseoir davantage le pouvoir aristocratique dans son ensemble que celui de la virilité. C’est ce dont témoignent les décors cynégétiques qui ornent les objets des tombes féminines.
Passeurs de l’au-delà
Parmi les modèles connus issus de la mythologie grecque se détachent Héraclès, le chasseur de monstres et Bellérophon affrontant la Chimère. Tous deux représentent non seulement le civilisateur primitif mais aussi et surtout le conquérant de l’immortalité. Nazarian-Trochet s’attache à démontrer que la scène de chasse revêt à la fois une fonction éducative, sociale ou politique, et qu’elle offre de surcroît plusieurs niveaux de lecture : réaliste, symbolique et religieux. La scène de chasse occupe en effet selon elle une place essentielle dans la représentation du passage de la vie à la mort : « au discours social sur la maîtrise du sauvage s’ajoute sa portée religieuse renvoyant à l’utilisation des figures animales comme passeurs vers l’au-delà ». Les scènes de chasse dans les décors et les objets des tombes dépeignent l’« aspect surnaturel de l’âme sauvage du guerrier » en tant que « thème majeur dans la pensée religieuse étrusque ». Vaincre le monde sauvage revient à surmonter la violence du trépas et celle des forces infernales. Les scènes de chasse s’inscrivent dès lors dans un programme eschatologique où le cerf détient une fonction symbolique importante car l’Antiquité attribuait à cet animal, parmi d’autres caractéristiques mentionnées dans les textes des naturalistes, celle de la longévité. En conséquence, la représentation de la mort sanglante du cervidé, selon un certain type de composition (notamment la représentation d’un banquet) illustrait la séparation du monde des vivants de celui des morts.
Dans son analyse érudite, Nazarian-Trochet signale les mutations de l’iconographie de la chasse qui se tourne, à partir du dernier quart du Ve siècle av. J.-C., vers les créatures mythologiques, fabuleuses (Pygmées et grues, griffons, Chimères) montrant le « processus d’hellénisation artistique et culturel du monde étrusco-latin » sans pour autant effacer la composante étrusque. Parmi les animaux de l’univers cynégétique, il importe de mentionner aussi le chien. Valorisé dans la culture grecque avec Homère (Argôs, le chien d’Ulysse, est le seul à reconnaître immédiatement son maître ressurgissant en haillons sur son île après vingt ans d’absence, Odyssée chant XVII), il apparaît dans les décors étrusques comme « figure de l’ambiguïté entre monde humain et monde animal, entre monde des vivants et des défunts ». On se souviendra que le plus fidèle ami de l’homme aura prêté ses traits canins tantôt à Cerbère, le terrible gardien des enfers de la mythologie grecque, tantôt à Anubis, le dieu égyptien, plus serviable celui-là, meneur des âmes humaines dans l’au-delà.
Chakè MATOSSIAN ■
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(1) Jackie Pigeaud, L’Art et le vivant, Paris, Gallimard, 1995, p. 26.
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