Verdier, 2024,
358 p., 23,50€
Carlo Ginzburg est une figure éminente de la « microhistoire », discipline née en Italie (1), qui « se fonde sur la recherche analytique (et donc sur la recherche de première main) » tout en visant la « généralisation ». La microhistoire ne s’oppose donc pas à la macrohistoire, mais elle s’en distingue par l’attention qu’elle porte aux éléments marginaux, en apparence insignifiants. Il s’agit en quelque sorte d’une approche métonymique, en ce que le détail finit par révéler le tout. La méthode de Ginzburg, qui doit beaucoup à Marc Bloch, repose sur la lecture des indices, comme le ferait un détective. Ou un chasseur : extraire la vie à partir des traces. L’on pourrait l’apparenter, et Ginzburg l’admet du reste, à celle qu’avait inaugurée Freud en partant des troubles pathologiques et des perversions pour comprendre le « normal ».
Ginzburg réunit ici un ensemble d’essais publiés en diverses langues dans des revues internationales. Le titre provient de la IIe Epître de Paul aux Corinthiens (3 :6) : « La lettre tue, l’esprit vivifie », or pour Ginzburg la lettre tue « ceux qui l’ignorent ». Sa façon de lire semble « talmudique », et selon lui « effacer le caractère sacré de la Bible et étendre aux livres séculiers la lecture plurielle et intensive réservée traditionnellement aux Écritures ont été les deux faces d’un même processus ». Il faut savoir lire entre les lignes, prendre en considération le contexte (Ginzburg y insiste avec Augustin), tenir compte de l’interprétation d’un mot ou d’une phrase, repérer les retournements et les enjeux de la traduction, l’interaction entre les textes, les lecteurs, les traducteurs, le lieu, le moment, rester attentif aux témoignages involontaires, rechercher, à l’instar d’un Fleury, « le vrai dans le fictif ». Parmi les théoriciens auxquels il se rallie, Ginzburg cite le linguiste Kenneth Pike à qui il reprend la distinction entre « étique et émique » provenant de « phonétique » et « phonémique » pour distinguer le point de vue de l’observateur (perspective étique, de l’extérieur du groupe social) du point de vue de l’acteur (perspective émique, de l’intérieur). Ginzburg essaie de reconstituer la vie de l’intérieur. C’est ce qu’il se propose de faire dans l’analyse de « la dispute des rites chinois ». En partant des documents concernant la stratégie qu’adoptent les missions jésuites en Chine, il tente de comprendre comment elle fut perçue par « certains de ceux qui, au début du XVIIIe siècle, écrivirent ou lurent ces documents ». Il démontre alors que « la connaissance approfondie de la Rome antique a permis aux jésuites de jeter un regard neutre, détaché, ethnographique sur la Chine qui leur était contemporaine ». C’est le regard de l’antiquaire que Ginzburg adopte lui aussi, en montrant la convergence entre la microhistoire et les disciplines que sont la philologie et l’anthropologie.
Ginzburg traite des « cas ». Partir d’un cas individuel lui permet de formuler une question bien plus grande : qu’est-ce qui a rendu possible la conquête du monde par l’Europe ? La question s’éclaire avec le cas Jean-Pierre Purry. Ce dernier lit la Bible en la filtrant par les ouvrages de philosophes, voyageurs et géographes, afin de définir ce qu’est un « bon pays » (c’est-à-dire une société d’abondance) et il parvient à la mesure idéale de 33° de latitude sur la terre pour l’établir. Mais Ginzburg note qu’il fait aussi allusion à Canaan et dès lors : « le voyage vers la Terre promise devint un modèle, en même temps une justification, de la conquête du monde par l’Europe ».
Avec le cas de Garsilao au XVIIe siècle (de père espagnol et de mère inca) Ginzburg révèle comment l’auteur se sert du système des grammairiens grecs divulgué par les missionnaires jésuites (en italien) pour tenter de remédier aux conséquences idéologiques et politiques d’une mauvaise translittération qui donne lieu à une homophonie (le mot quechua « huaca » qui peut, selon la prononciation signifier « idole ou « pleurer » et fut mal traduit en espagnol ).
L’érudition de Ginzburg peut paraître déroutante, tout comme sa manière d’avancer dans l’analyse, parfois de façon « tortueuse » comme il l’affirme lui-même. L’on ne peut retracer ici tout ce qui est examiné dans le livre. Des auteurs comme Augustin ou Vico, Benjamin, Hobbes, Galilée, Spinoza et Marx, Calvino ou De Martino sont convoqués pour mettre en relief l’importance de la reprise d’un mot, d’une notion dont le sens modifie la perception d’une problématique. Un mot circule de Hobbes à Marx en passant par Vico. La vie aussi interfère dans l’œuvre comme en témoigne l’épilepsie d’Ernesto Martino sous-jacente à La Fin du monde dont l’analyse croise un film d’Antonioni (L’Eclipse).
Le titre du livre « La lettre tue » nous invite à nous demander ce qui a été ou est en train d’être tué.
Il y a, d’une part, la relation entre judaïsme et christianisme dont l’ambiguïté est soulevée dans plusieurs chapitres et notamment dans le dernier consacré au mot et à l’idée de « Révélation » (et « prophète ») où l’on retrouve Paul (et Spinoza). Ginzburg fait ressortir « un nœud inquiétant, si on veut bien penser que le sentiment de supériorité, né du fait que le christianisme s’est présenté lui-même comme verus Israel, a aussi nourri l’anti-judaïsme, dans ses multiples versions ». C’est ce qu’il nomme aussi le « fondamentalisme chrétien » : « le fondamentalisme chrétien n’a jamais été capable de surmonter un ‘péché originel’, si l’on peut dire : l’appropriation de la Bible juive, la revendication d’être le verus Israel. Cette faiblesse du fondamentalisme chrétien s’est transformé en un puissant instrument d’impérialisme ».
Il y a, d’autre part, notre contemporanéité avec le monde virtuel, les big data et notre rapport à la nature. En marchant dans les pas de Walter Benjamin, Ginzburg plonge dans les archives de la Revue des Deux Mondes et découvre un auteur, Léon de Laborde (1807-1869) (2), dont la biographie et le livre De l’union des arts et de l’industrie (1857) démontrent l’intérêt pour la relation entre l’image, les textes et leurs reproductions. avec une vision positive envers la « vulgarisation » de l’art grâce à la technique. L’essai fameux de Benjamin s’inscrit ainsi dans une atmosphère intellectuelle où règnent, avec les Expositions universelles, les débats autour de l’influence de la technique (photographie, notamment) sur l’art et l’esthétique. La globalisation médiatique entraîne Ginzburg à ressortir un livre de Wladimir Drabovitch, Fragilité de la liberté et Séduction des dictatures (1934), sous-tendu par les théories de Pavlov et les expériences sur l’hypnose de Charcot. Il y a des conseils aussi : pour ne pas se perdre, il faut des points d’accrochage, nous dit Ginzburg. Confiant, il affirme que les catalogues informatisés sont propices à la sérendipité.
Chakè MATOSSIAN ■
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(1) Le livre de Carlo Ginzburg – «Il Formaggio e i vermi – il cosmo di un mugnaio del ‘500» a été traduit en arménien occidental par Minas Lourian. Քարլօ Գինզբուրգ – «Պանիրն ու որդերը − ԺԶ. դարու ջաղացպանի մը տիեզերքը», Éditions Antares – Erevan, 2024.
(2) Grand voyageur, auteur de nombreux ouvrages et bon dessinateur, Léon de Laborde a écrit, avec son père Alexandre, Voyage de l’Asie Mineure, paru chez Firmin Didot en 1838. Les descriptions et illustrations ne manquent pas de mentionner les Arméniens, leurs activités, églises et maisons (dans lesquelles le groupe de Laborde a du reste été hébergé plusieurs fois). On peut consulter l’ouvrage en ligne sur https://bibliotheque-numerique.inha.fr
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