PEINTURE – Le sentiment national dans l’œuvre de Vardges Sureniants et d’autres peintres arméniens

V. Sureniants, Femmes sortant de l’église, 1905

Par Shushanik Zohrabyan

Docteure en histoire de l’art

De nombreux artistes arméniens ont cherché à traduire dans leur œuvre l’empathie qu’ils éprouvaient pour leur peuple, souvent confronté à des événements tragiques. Bien que nés en Orient et vivant loin de leur terre natale, ils ont porté en eux le poids de l’exil, marqué par la solitude, la mélancolie, mais aussi un espoir persistant. Ce désir d’un avenir meilleur traverse leur production artistique. C’est le cas de Vardges Sureniants qui, bien qu’établi à Moscou et à Saint-Pétersbourg, est resté profondément attaché à son identité, contribuant activement à la culture arménienne. À partir des années 1890, son œuvre prend une tournure dramatique, animée par la volonté de représenter les tragédies de son temps. C’est dans cette dynamique que s’inscrit Femmes sortant de l’église (1905), tableau évoquant un passé situé au XIIe siècle tout en faisant écho à la condition du peuple arménien au début du XXe siècle.

Malgré la gravité du sujet, l’œuvre se déploie dans une dimension lyrique. Le silence de la scène, les teintes brunes et les jeux de lumière instaurent une atmosphère de recueillement, empreinte d’une poésie nationale profonde. Les femmes (1), enveloppées de couvertures blanches, portent des lampes, symbolisant la transmission d’une lumière sacrée. La composition, soigneusement structurée, renforce cette portée symbolique : en mettant en valeur le dôme de l’église, Sureniants place les figures féminines au cœur du sens autant que de l’organisation picturale. Cette centralité, à la fois visuelle et symbolique, confère à la scène une intensité particulière, où l’expression individuelle se fond dans une mémoire collective. Par son atmosphère mêlant lyrisme et gravité, et par l’harmonie subtile entre architecture et mouvement, l’œuvre entre en résonance avec À Jérusalem. Tombeaux royaux de Vassili Vereshchagin (1884–1885). Dans cette dernière, le clair-obscur et les contrastes chromatiques accentuent le mystère d’une procession féminine silencieuse, empreinte de sacralité. Les deux tableaux évoquent, chacun à leur manière, un groupe uni par un destin commun, une foi partagée et une vision du monde façonnée par l’épreuve et la transcendance.

P. Terlemezian, Le porche du monastère de Sanahin, 1904

Cette mise en scène de la spiritualité collective apparaît également dans Le porche du monastère de Sanahin (1904) de Panos Terlemezian. L’architecture du gavit, baignée de tonalités crépusculaires, accentue la solitude des figures féminines. Le silence et la prière y deviennent des vecteurs de méditation sur la précarité de l’existence et la permanence de la foi, jusqu’à suggérer les murmures d’une vieille femme en prière (2). 

Dans les décennies suivantes, d’autres artistes arméniens prolongent cette réflexion sur l’identité et la mémoire. Gevorg Grigorian (Giotto), dans Au passé, De retour de l’église (1960), montre des femmes revenant d’une liturgie, des lampes à la main. Les plis géométriques de leurs vêtements évoquent les formes épurées du mémorial de Tsitsernakaberd, symbolisant la continuité de la mémoire et la résilience d’un peuple.

Hovsep Karalian, Requiem, 1970

Hovsep Karalian, actif à Tbilissi, explore quant à lui la monumentalité de la douleur dans Requiem (1970) et Requiem avec l’église rouge (1972). Par une composition rigoureuse, une palette sobre et la répétition des formes, il exprime la solennité du deuil collectif. Les figures, statiques et anonymes, semblent suspendues dans une attente silencieuse, dépassant le cadre narratif pour atteindre une réelle intensité symbolique.

Z. Mutafian, Sortie de l’église, 1965

La solitude et le désir trouvent un écho dans Sortie de l’église (1965) de Zareh Mutafian, sans doute réalisé pour le cinquantième anniversaire du génocide. L’église, bien que non représentée, semble se deviner dans les contours esquissés de son dôme, perceptible à travers les voiles féminins, en résonance avec les crêtes environnantes. Comme l’écrivait Kostan Zaryan, le temple arménien ne se réduit pas à un lieu de culte : son dôme incarne la montagne sacrée, patrie céleste des dieux, dressée parmi les immortels (3). 

Dans la diaspora arménienne, l’art devient une quête identitaire. L’artiste libano-arménien Krikor Norikian en témoigne dans Mémoire et Mysticisme, où femmes et enfants incarnent un traumatisme collectif. Visages effacés, orbites sombres, lèvres à peine esquissées : autant de signes d’une protestation silencieuse. Répétées, les figures deviennent méditatives, portées par une palette tragique dominée par les rouges, violets et noirs.

Ces œuvres relèvent d’une esthétique de la mémoire, où la douleur s’exprime sans pathos, dans un langage de sobriété et de recueillement. Le drame y prend la forme d’un chant contenu, en sourdine. Chaque tableau, par sa composition métaphorique, devient un carrefour symbolique entre passé et présent, individu et collectivité.

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(1) Selon le grand artiste arménien Arshak Fetvajian, la femme, dans sa religiosité, incarne une intensité de croyance qui dépasse les simples rites ecclésiastiques, sa foi étant profondément liée à l’amour et à l’espérance. Cette foi devient essentielle, une nécessité pour son cœur, reposant sur l’idée d’une vie après la mort où elle retrouvera ses proches. Ce sentiment de l’immortalité de l’âme, loin d’être une conviction théologique abstraite, s’inscrit dans une expérience personnelle et émotionnelle intense. Même lorsqu’elle ne suit pas toujours les rites de l’Église, la femme demeure fidèle à un principe divin qui englobe l’amour, la rétribution des souffrances terrestres et la justice divine (voir
Arshak Fetvajian
, Kronayin zgats’um@ knoj mej, (Mont’ekats’ayi nor grk’en, t’argmanut’iwun italerenen). Hayrenik’ lragir, K.Polis, 1893, april 4, t’iv 436, p. 2).

(2) Manya Ghazaryan, Mer kerparvesti arzhanik’nery, Hayrenik’i dzayn, Erevan, 12 septembre 1973, p. 8.

(3) Kostan Zaryan, Navatomar, Erevan, 1999, p. 229. ■