Les presses du réel, 2025,
292 p., 20,00€
Michel Guet a collaboré à diverses revues et fondé avec Yves Hélias le « Bureau des Inspections Banalytiques », lequel a publié entre 1997 et 2019 plus d’une vingtaine de brochures. La « banalyse » se veut un mouvement expérimental revivifiant le situationnisme français (dont Guy Debord aura été l’une des figures marquantes) né en réaction au triomphe de la « colonisation du réel par la valeur marchande » et aux injonctions de rentabilisation totale des emplois du temps.
L’auteur réunit dans ce livre des billets ou chroniques parus au cours de ces vingt dernières années dans divers périodiques ou brochures. Le lecteur se voit en quelque sorte convié à une soirée « entramis » pour réfléchir avec sérieux et non sans humour sur l’état de la société, du monde, de la planète. Le point de départ, comme celui de l’arrivée des propos de Guet ne relèvent pas de l’idéologie mais de la science (qui n’est elle-même pas étanche aux influences et injonctions politiques) : un tournant a eu lieu, nous sommes dans l’Anthropocène et le monde vivant – notre planète – est régi par l’entropie, une loi de la thermodynamique développée par Ludwig Boltzmann (1844-1906). Guet fait appel à ce scientifique autrichien dont les recherches auront été méprisées par ses contemporains car elles semblaient trop « pessimistes » (il cherchait à montrer la possibilité d’une irréversibilité de l’entropie) et contrariaient les intérêts du « progrès » capitaliste. Mis à l’écart, Boltzmann se suicide et il faudra attendre les travaux de Prigogine et Stengers pour que ses théories fassent à nouveau penser. De ce fondement scientifique, les idéologies ne veulent rien savoir, qu’il s’agisse du capitalisme ou du greenwashing politique dont se moque Michel Guet.
Tout au long du livre (il y a des répétitions reconnues sinon même revendiquées par l’auteur) Michel Guet définit ce qu’est l’ « espace public », car tout vient de là, de la conception et de la représentation de cet espace (agora, forum). Il analyse sa transformation et sa disparition. A la suite de Cornélius Castoriadis (1922-1997), il rappelle que l’espace public est une institution instituante qui s’auto-institue et dont toute activité humaine dépend, comme celle de l’artiste, par exemple. Car Guet défend aussi une approche artistique, il voit en Marcel Duchamp un moteur (un mentor) de la « banalyse ». Il définit le « banalyste » comme un explorateur et un observateur de toutes les virtualités du banal (ce qu’avait fait Duchamp avec un urinoir ou un porte-bouteille transformés en œuvres par le fait de leur exposition dans les lieux artistiques de l’espace public). Le banal s’oppose à l’exceptionnel qui relève quant à lui d’un processus de séparation sur lequel se fonde ce que l’auteur appelle « l’Infini saturé ». L’ « Infini saturé » est le « nouvel aspect de l’espace public dans sa totalité : il est infini par les moyens techniques qui le créent et saturé déjà car ce n’est que par le plein d’insignifiance qu’il existe et enfle et gonfle », c’est lui qui véhicule les « injonctions communicationnelles ».
L’espace public confère un sens à tout acte, tout geste, tout objet qui s’y trouve et ce sens diffère selon la partie de l’espace public où cet acte a lieu :
« c’est l’espace public qui produit le sens, quelles que soient les raisons d’un acte ou d’un geste accompli sur cet espace public ». A la suite de son évolution dont l’auteur décrit les étapes, l’espace public d’aujourd’hui se trouve arraisonné par la marchandise et son pouvoir. Selon Guet, l’économie marchande a arraisonné tout à la fois les trois formes d’espaces publics qui, en tant que tels, recueillent et produisent la mise en commun des valeurs symboliques. Ces trois formes sont 1) le matériel-tangible qui édifie, 2) le virtuel, avec le livre qui éduque et 3) l’espace de l’écran qui n’a plus besoin de support et divertit. Cette troisième étape réalise le passage du stock au flux, change le temps en vitesse (cf. les écrits de Paul Virilio (1932-2018)) et s’approprie l’espace privé qui était notre seul rempart : « Ainsi se trouve réalisé l’idéal totalitaire par l’arraisonnement de la res publica et du même coup l’annexion de tous les cerveaux, les désirs, les volontés, jusqu’au plus secret de nos refuges, ce pourquoi rien ne saurait arrêter notre marche triomphale vers l’effondrement » qui pourrait être également un pourrissement. Le mot « crise » relève selon lui de l’euphémisme, car la réalité est la catastrophe ou effondrement : « nous touchons au terme d’un certain monde dans l’imprévision la plus totale », s’il y a une crise c’est bien celle de « l’intelligence politique ». De même que la prévision et le discernement ont disparu, de même, la maîtrise de la technique nous échappe-t-elle, car sa puissance est indissociable de son incontrôlabilité. Aussi, la catastrophe majeure consiste-t-elle en « l’impossibilité d’instituer imaginairement la catastrophe ».
Le pouvoir de la technique associé à celui de l’argent a provoqué l’effacement de trois autres pouvoirs anciens : celui de la trique (pater familias), celui du glaive (le roi), celui du goupillon (le prêtre). Autant dire que la « transmission » du savoir ou des valeurs culturelles et familiales qui se faisait à travers les grands-parents ou parents se trouve affaiblie sinon même éliminée. La transmission ne s’effectue plus par les anciens mais par les médias : « il ne peut exister de transmetteurs que pour autant qu’il existe de demandeurs » et « il est clair que le ‘jeune’ n’est plus demandeur », puisqu’il trouve dans l’espace public saturé, toutes les réponses aux « questions qu’il n’a jamais posées ».
De nos cinq sens, l’infini saturé privilégie la vision, car elle est le moyen le plus efficace pour atteindre (fasciner) le plus grand nombre, elle est le sens le plus rentable. La vision sous-tend également la représentation, comme Louis Marin (1931-1992) (1) l’avait montré dans Le Portrait du roi (Marin y analyse la représentation du pouvoir et le pouvoir de la représentation, la mise en abîme de la représentation à travers le portrait du roi Louis XIV) ouvrage auquel ne manque pas de se référer Michel Guet pour affirmer que la « cratie » est désormais le régime politique dans lequel nous vivons, soit la démocratie sans le « demos » (le peuple), le pouvoir des élites conforté par les médias, la transformation de l’État en entreprise avec ses gestionnaires et ses consommateurs. Bref, la démocratie représentative ne représente plus rien, le peuple n’est plus utile à la démocratie.
N’allons pas pour autant nous complaire dans la déploration, car cela reviendrait à accepter la psychologisation à l’œuvre dans le débat d’idées (pour avoir le dernier mot), à admettre la victoire de l’expression du moi sur l’argumentation. Contre cette psychologisation, cette invasion de l’émotion, Guet veut, avec Montaigne, « penser contre soi-même », car sans la raison il ne saurait y avoir de Justice et donc de démocratie.
Michel Guet s’accorde avec Henry David Thoreau (2) pour affirmer qu’il n’y a « pas de vérité sans exagération ». Inquiet pour la planète, il reste critique envers l’utilisation idéologique du terme de « décroissance » et imagine des mesures de décroissance assez cocasses dans le domaine artistique (par ex. décourager le recrutement dans les écoles d’art « dès l’adolescence »,
ne pas peindre de grands formats, etc.). Il y a toujours un peu de mélancolie dans l’humour, comme on le constate dans le besoin que l’auteur éprouve d’un « repli dans l’in-signifiance (le petit tiret pour dire qu’il n’y a plus moyen de signifier sur l’espace public arraisonné) ». Après avoir expérimenté ce repli, Guet pense « que le mieux sera de ne rien faire », mais ce rien est engagé, il vise à disparaître « du point de vue où l’art se voit », en se réconciliant avec le banal ce qui donne la « Banalyse ». Que pouvons-nous faire, quel est le « quoi » du « Ne rien faire, mais quoi ? ». Trouver les interstices dans l’Infini saturé, comprendre que l’écologie ne relève pas de l’idéologie mais de l’entropie : la planète est un réservoir fini d’énergies et de matières qui a produit le vivant soumis aux lois de la thermodynamique. En conséquence, la décroissance s’avère inéluctable, elle sera soit subie, soit choisie.
Chakè MATOSSIAN ■
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(1) Signalons que le dernier numéro de la revue annuelle d’esthétique La Part de l’Œil, n°39, Bruxelles, 2025, est consacré à Louis Marin : « Lire, décrire, interpréter – Louis Marin entre texte et image ».
(2) Sur Thoreau et sa relation à la nature, voir notre recension du livre de R. Richardson, Trois philosophes en deuil, in Nor Haratch n°455, 10 avril 2025.
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