DÉCRYPTAGE – Le grand chamboulement a déjà commencé

Par Marc DAVO

La guerre aérienne entre Israël et la République islamique, déclenchée le 13 juin, est dévastatrice notamment pour l’Iran. Elle a franchi une nouvelle étape dans l’aggravation après la récente implication officielle des Etats-Unis. Les principaux sites du régime de Téhéran sont durement frappés à partir d’un espace aérien quasi totalement sous domination de l’aviation israélienne. Le président américain a proposé le 23 juin, un cessez-le-feu.    

En guerre, les dommages co-latéraux dont souffre la population des deux côtés étaient inévitables. Les deux gouvernements s’efforcent d’exploiter les aspects visibles au moyen de leur politique de communication. La machine de propagande tant à Téhéran qu’à Tel-Aviv bat son plein avec la participation des réseaux sociaux, à telle enseigne que le commun des mortels qui veut être objectif et connaître la réalité des choses, ne sait pas à quel saint se vouer. C’est pourquoi, Il se rabat, dans ces conditions, sur ses convictions personnelles et sa sympathie prédéterminée et croit à « la vérité » qui lui est offerte de la part du camp avec lequel il sympathise. 

En l’état actuel des chiffres officiels, on dénombre quelques dizaines de morts et moins d’un millier de blessés côté israélien, mais plusieurs fois plus nombreux côté iranien (*). Ces pertes humaines restent cependant nettement moins que celles causées au cours des répressions violentes exercées par les autorités islamiques contre les mouvements de contestations ces derniers temps.

Que le régime islamique s’effondre ou qu’il se maintienne par des compromis avec les grandes puissances qui semblent avoir adopté une attitude générale d’apaisement depuis que la République islamique s’est installée à la fin des années 1970, la guerre actuelle est le chapitre après celles de la chute du régime Assad, le recul de la cause palestinienne, les changements au Liban, …, qui va clore définitivement l’épisode issu de l’accord Sykes-Picot de 1916. Le représentant britannique avait d’ailleurs signé le document avec un crayon (susceptible d’être gommé) voulant peut-être montrer le caractère provisoire de l’arrangement anglo-français dans cette partie du monde. 

À qui profitera ce chamboulement ?

D’ores et déjà des candidats frappent à la porte. L’État hébreu qui s’emploie systématiquement à consolider son existence par tous les moyens, -à rappeler aux défenseurs du droit international dont certains galvaudent le terme, qu’il est reconnu en 1948 par l’ONU. Cependant, il faut admettre que le gouvernement israélien n’est pas très respectueux du droit international. Il a pu annexer le Golan, annexion reconnue par Washington (l’annexion du Haut-Karabakh par l’Arménie aurait pu se référer à ce précédent juridique international, si Robert Kotcharian n’avait pas considéré le conflit du Haut-Karabakh résolu, « grâce à la protection » de ses mentors russes), et enlever à la cause palestinienne son caractère central dans les relations israélo-arabes. 

La Turquie de Recep Tayyip Erdogan a déjà franchi un pas dans sa volonté de participer à la gestion de la région, en s’impliquant en Syrie après sa tentative réussie au Sud-Caucase. Elle avait fortement soutenu l’Azerbaïdjan avec la complicité de la Russie poutinienne dans la guerre contre les Arméniens, notamment lors de la guerre des 44 jours de 2020. Et, finalement, l’Arabie saoudite dont le prince héritier, Mohamed ben Salman, qui ambitionne un avenir grandiose pour son pays -qui pourrait devenir la locomotive d’une « Europe de Moyen-Orient » (sic)-, apparait comme un autre co-gestionnaire régional. La diplomatie arménienne, rétive et retardataire, a mis beaucoup de temps pour établir des relations diplomatiques avec le plus important pays du Moyen-Orient. Le Sultanat d’Oman dont les relations avec l’Arménie sont limitées, a ouvert une ambassade à Erevan, mais pas le Royaume d’Arabie.

Quant à l’Iran, la situation actuelle et ses développements possibles laissent la perspective floue. On ne peut pas exclure un changement de régime et « sa normalisation » permettant son retour au concert des nations. En ce cas, il sera un autre co-gestionnaire régional eu égard à des ressources et ses capacités humaines et économiques. 

Que doit faire l’Arménie ?

A la lisière du Moyen-Orient, longtemps accrochée, à grands frais mais inutilement, à la Russie, l’Arménie a persisté dans ses erreurs stratégiques et semble ne pas avoir tiré de leçons de ses échecs cuisants. Elle reste encore dans la totalité des accords signés avec la Russie qui l’enferme dans l’antre russe. Le gouvernement actuel a même renforcé les liens économiques avec Moscou, alors que le bon sens voudrait qu’il tente sérieusement une politique de diversification réelle et non des annonces ressemblant plus ou moins à des vœux pieux. 

Revenons au contexte régional qui n’a jamais été aussi volatile qu’actuellement. Cette volatilité exerce ipso facto son influence sur la sous-région sud-caucasienne, libérée de la chape de plomb soviétique. L’interpénétrabilité des influences entre le Moyen-Orient et le Sud-Caucase a augmenté depuis que l’influence de la Russie naguère exclusive, enregistre un net affaiblissement. Par ailleurs, la République islamique qui souhaitait s’arroger un « droit de regard » sur la situation au Sud-Caucase, à part un renforcement d’influence très relatif en Arménie et dans une certaine mesure au Nakhitchevan, a dû revoir ses ambitions, tant sa non-intervention sinon son renoncement au soutien à l’Arménie lors de la guerre du Haut-Karabakh a démontré son incapacité à peser sur la situation de la zone. La guerre actuelle avec Israël neutralise, pour un certain temps, ses moyens d’influence au Sud-Caucase quel que soit le régime à Téhéran. 

Dans ces conditions, « le bouclier » iranien fissuré et la Russie, plus encline à soutenir Bakou que son allié d’Erevan, très affaiblie, laissent le Sud-Caucase sans contre-poids à la volonté de la Turquie d’y renforcer son influence. Cependant, la Turquie, en proie à des difficultés économiques internes et fortement engagée dans l’espace syrien est retenue en quelque sorte dans la réalisation de ses ambitions pantouraniennes, d’où sa prudence dans les affaires sud-caucasiennes. Cette fenêtre d’opportunité pour Erevan semble être saisie par la visite du Premier ministre à Ankara le 20 juin.

Sans doute, Nikol Pachinian a-t-il sollicité l’entremise de Recep Tayyip Erdogan pour accélérer la signature de l’accord de paix arméno-azéri, qui lui permettrait, croit le Premier ministre, d’apparaitre devant son électorat en 2026 avec un bilan positif. Cependant, il semble que le président turc n’ait pas réussi à persuader en ce sens Ilham Aliev, venu le voir la veille, le 19 juin à Ankara.   

Le rapprochement avec la Turquie, en dépit des multiples inconvénients doit rester une option diplomatique à réaliser. Cependant, il doit être clair que ce rapprochement représente un coût politique très lourd pour l’Arménie, si celle-ci s’engage seule dans cette voie, sans soutien extérieur. Certains experts et hommes politiques qui refusent de se défaire de leurs œillères, croient toujours naïvement à la protection russe ou ressassent la nécessité pour l’Arménie de ne se fier à aucun pays ou de se renforcer seule. Ils oublient que l’Arménie ne pourra jamais faire face aux énormes défis sans le soutien de puissances dont les intérêts convergent avec les siens. En l’état actuel des rapports de force sur le plan international, ce sont, sans conteste, les pays européens et les Etats-Unis. Et, tout l’effort du gouvernement arménien doit viser le rapprochement et le renforcement des relations avec ces pays. ■

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(*) 30 morts et 800 blessés en Israël et 610 morts et 4600 blessés en Iran.