LIVRES – Faire taire le passé : Pouvoir et production historique

Michel-Rolph Trouillot

Faire taire le passé :

Pouvoir et production historique

(Trad. de l’anglais par Paulin Dardel)

Montréal, Lux éditeur, 2025,

272 p., 23,00€

Il aura fallu attendre trente ans pour que soit traduit en français Silencing the Past : Power and the Production of History, écrit par l’anthropologue haïtien Michel-Rolph Trouillot (1949-2012) qui avait émigré aux E-U dans les années 1970. Il y enseignait  l’anthropologie à l’université John Hopkins de Baltimore et à l’université de Chicago. Ses études portent sur les rapports de domination dont fait partie le regard occidental sur l’histoire et le monde. C’est pourquoi dans sa préface, Enzo Traverso note une convergence entre l’approche du penseur haïtien et  « la critique de l’orientalisme élaborée par Edward Said » (1).

Trouillot « s’intéresse à la production de narrations historiques ». Il y a ce qu’il s’est passé et ce qu’on dit qu’il s’est passé. La narration commence bien avant l’école : nous avons tous, durant notre enfance, entendu des récits qui contribuent à forger notre représentation des faits historiques vécus par des membres ou des amis de la famille.  C’est pourquoi il faudrait regarder l’histoire « comme connaissance et comme récit », en tenant compte de ce qui se dit à la maison, de ce qu’on lit dans les livres d’enfant, de ce qui s’imprime à travers les jeux d’enfants. L’Histoire s’élabore autant à l’université qu’en dehors de celle-ci, comme en témoigne le rôle qu’ont pu jouer les studios de Hollywood avec leurs westerns et leurs films qui ont modelé la conscience historique américaine.  Tel est aussi le cas des parcs d’attraction à thème parmi lesquels celui sur « l’esclavage africain-américain » que Disney projetait d’édifier en Virginie avant de l’abandonner. Cet exemple permet à Trouillot de signaler la nécessité de toujours tenir compte du public car la vulgarisation de l’histoire transformée en « produit » n’est pas séparable de sa réception. Au coeur du problème demeurent donc « les relations entre les événements décrits et leur représentation publique dans un contexte historique spécifique». L’erreur des universitaires, souligne Trouillot, réside dans la manière de figer le temps, alors que le passé, loin d’être une réalité immobile se perpétue dans le présent qui en véhicule les conséquences : le racisme aux E-U ne s’est pas éteint avec l’abolition de l’esclavage. Des injustices dans le présent dépendent d’une catastrophe vécue dans le passé. Il importe dès lors, aux yeux de Trouillot,  de prendre en considération le renouvellement des horreurs qui, lui, « n’a lieu que dans le présent ».

Si la fiction semble s’infiltrer inévitablement dans l’histoire, elle n’en demeure pas moins distincte de la falsification, prévient l’auteur. Les narrations se construisent aussi avec des silences, quelquefois délibérés mais parfois tout à fait involontaires parce qu’ils se déroulent à une époque où les outils critiques n’existaient pas. Il n’y a donc pas lieu de faire des condamnations anachroniques mais d’examiner les racines du pouvoir et de scruter ce qu’occultent les silences, en agençant autrement les documents. Le « silence » se définit comme  « un processus dynamique et transitif : on réduit au silence un individu ou un fait ».

Pour démontrer le « faisceau de silences particulier » inhérent à la production historique qui ne dépend pas des seuls historiens, Trouillot étudie ceux qui ont occulté la Révolution haïtienne ayant mené à l’indépendance de Haïti en 1804. Il met en lumière une « figure aujourd’hui oubliée de la Révolution haïtienne », un officier noir haut-gradé, Jean-Baptiste Sans-souci, qui sera tué par celui qui, après s’être battu contre l’esclavage, deviendra le roi Christophe-Henri Ier d’Haïti. « Sans-Souci » est connu comme étant le nom du palais du roi (aujourd’hui en ruine), sans que le rapprochement soit fait avec le nom du personnage. Cherchant à élucider le nom mystérieux du palais, les historiens ont voulu y voir une origine en Prusse où Frédéric le Grand s’était fait construire, soixante ans auparavant un château grandiose, « Sans-Souci », à Potsdam. Des rapprochements architecturaux ont été cherché, alors qu’en fait, pour Trouillot, la raison de la dénomination du palais haïtien, construit en bordure du terrain qui appartenait à Sans-Souci, s’explique par des coutumes africaines. En se basant sur la fondation du Dahomey, l’auteur voit dans la construction du palais une façon pour le roi d’y engloutir le corps de son ennemi. En oubliant Jean-Baptiste Sans-Souci pour mettre en avant une parenté prussienne du monument, les historiens passent sous silence un élément qui aura été déterminant dans la guerre d’indépendance de Haïti, celui de l’existence d’un troisième groupe. Car, rappelle Trouillot, il régnait, sur l’île, une distinction entre les chefs Créoles noirs (natifs de l’île, comme Toussaint Louverture) et les anciens esclaves originaires du Congo dont faisait partie Jean-Baptiste Sans-Souci. Or, ce groupe a joué un rôle majeur dans la Révolution haïtienne dès l’insurrection de 1791. Trouillot réhabilite ainsi les « Congos », les fait sortir du silence dans lequel les ont effacés les historiens qu’ils soient haïtiens (pour oublier la guerre dans la guerre, entre Créoles et Noirs révolutionnaires) ou occidentaux par ignorance de l’histoire de l’Afrique ou par une vision européanisée empêchant de voir d’autres choses. En somme, « Jean-Baptiste Sans-Souci est le Congo par excellence » et son absence  est « constitutive du processus de production historique », affirme Trouillot. Il explique, par ailleurs, comment la Révolution haïtienne aura été « l’impensable » de son époque, – alors même qu’elle avait lieu -, car l’occident ne pouvait concevoir une révolte des esclaves considéré comme soumis par nature et incapables de s’organiser. Trouillot en conclut que la réduction de la Révolution haïtienne au silence « s’accorde avec la relégation au second plan des trois thèmes auxquels elle est reliée : le racisme, l’esclavage et le colonialisme ». A l’instar d’Aimé Césaire qui a placé la Révolution haïtienne et le colonialisme au coeur de la Révolution française, Trouillot met en évidence les enjeux de son occulta-
tion : « La réduction au silence de la Révolution haïtienne n’est qu’un chapitre dans un récit de domination mondiale ».

L’auteur consacre un chapitre à Christophe Colomb – Haïti étant évidemment impliqué dans cette histoire des « Découvertes » ou des débarquements -, pour montrer l’invention de l’héroïsation du navigateur, objet d’appropriations contradictoires. Nommer un fait constitue un pouvoir et dirige le sens de la lecture de l’histoire. Pour Trouillot, associer le 12 octobre 1492 à « la découverte des Amériques » relève de « la narration du pouvoir travestie en innocence », une narration occultant ce qu’il préfère dénommer « l’invasion des Bahamas par la Castille », d’autres, comme les Hispanos, parlent de « conquêtes ». Un mythe se construit ici grâce à une décontextualisation qui s’accompagne du choix d’une date isolée soutenue par des célébrations permettant de propager une idéologie et de créer des lobbies (par ex., les « Chevaliers de Colomb » aux Etats-Unis où se regroupaient les catholiques Irlandais à la fin du XIXe s). Colomb a servi à des idéologies de différents pays, tant en Europe qu’en Amérique, il est devenu un outil visant à rassembler les masses à travers des commémorations parfois très rentables offrant des bénéfices politiques, commerciaux (comme celle, kitsch et gigantesque de Chicago en 1893). Les célébrations  « imposent le silence aux événements qu’elles ignorent et remplissent ce silence de récits de pouvoir sur l’événement qu’elles célèbrent », observe Trouillot. Il soutient que « le passé construit est lui-même constitutif de la collectivité » et convoque l’exemple suivant : « Les Européens et les Américains blancs se souviennent-ils d’avoir découvert le Nouveau Monde ? Ni l’Europe […], ni la blanchité, […], n’existaient en 1492. Or elles sont toutes deux constitutives de cette entité rétrospective que nous appelons aujourd’hui Occident, et sans laquelle la ‘découverte’ est impensable dans sa forme actuelle ». Il faut donc rappeler le contexte, consulter le Journal de Christophe Colomb et constater qu’il n’y a aucune entrée à la date du 12 octobre 1492. Ainsi, « le ‘vrai’ Colomb n’a jamais eu d’interprétation définitive des événements qu’il a provoqués – certainement pas au moment où ils ont eu lieu ».

Anthropologue toujours aux aguets, Trouillet alerte les historiens par ces lignes prophétiques : «à mesure que diverses crises actuelles empiètent sur les identités qu’on croyait depuis longtemps établies ou silencieuses, nous nous approchons d’une époque où les historiens professionnels auront à prendre plus clairement position dans le présent, sinon l’histoire sera écrite seulement par les politiciens, les magnats de l’industrie ou les leaders ethniques ». L’IA pour tous n’existait pas encore lorsqu’il écrivait ces lignes.

Chakè MATOSSIAN

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(1)  Edward Said, Orientalism, 1978. (Trad. française: L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident).  Le livre a été récemment traduit en arménien par Raffi Adjemian, Minas Lourian et Marc Nichanian : Եդուարդ Ու. Սայիդ, Արեւելաբանութիւն, NEWMAG – Erevan, 2025

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