REGARD – Mémoire de yertik

Régis LABOURDETTE

Ce sont des mamelonnements herbeux qui, terrasses accessibles au-dessus des antiques glkhatoun, dessinent un nouveau paysage au sein du village. Ce pourrait être à Alastan au Djavakhk. Et pour comprendre, il faut pénétrer dans ces maisons, rencontrer les propriétaires, leur demander la permission d’entrer, solliciter une hospitalité qu’ils accordent toujours, ou plutôt qu’elles accordent puisque ce sont la plupart du temps des femmes qui nous accueillent.

La personne qui franchit le seuil de ces maisons a le sentiment d’être soudainement transportée dans un autre monde, dans un autre temps, elle se sent entraînée dans les impressionnantes hauteurs de la charpente, elle se pense projetée dans les arcanes intérieurs d’une pyramide à degrés.

Il faut regarder, s’immerger dans cette ambiance, photographier, difficilement parfois en raison de l’étrange lumière qui y règne. Car une lucarne centrale y fait glisser un intense rai de lumière, c’est la yertik, placée au plus haut de la salle : source de lumière et orifice faisant office de cheminée, elle est à peu près à l’aplomb du foyer central, le tonir, lieu du feu et de la chaleur, lieu vital où sont cuites les grandes feuilles de pain, le lavash. Toute la maison s’organise autour de ce centre lumineux, chaleureux et nourricier.

Sainte-Hripsimé, Etchmiadzine  – © Régis Labourdette

En cet intérieur, comment résister à la fascination exercée par la combinaison des poutres et solives qui constituent la quasi indéfrichable charpente ? La multiplicité des supports, dont on dit qu’ils sont en hazarashen, « aux mille-bois », produit une telle impression de mystère que, dans un premier temps, on ne peut saisir le mode de construction de ces étranges coupoles angulaires. Un carré ou un polygone de poutres robustes et parfois très raffinées ou de troncs ou grosses branches est le point de départ de cette organisation. Sur cette première structure est placée une deuxième structure en rotation de 45°, plus petite mais de même forme. Pour que cette deuxième structure puisse tenir, ses angles reposent au milieu des côtés de la première structure. Ce système peut être repris jusqu’à huit ou dix fois. On parle, peut-être un peu vite, d’encorbellement parce que chaque niveau de poutres, solives ou branches, plus petit que celui qui lui est directement inférieur, s’avance vers le centre et réduit donc le volume jusqu’à la fameuse yertik.

Puis un souvenir de Ltjavan, l’allumage du feu dans le tonir : la lumière, le foyer et le pain, ces valeurs quasi universelles, sont étonnamment unis dans les glkhatoun qui donnent la solution constructive et architecturale pour que les grandes valeurs traditionnelles de l’humanité soient combinées en une synthèse originale et hautement symbolique. Reconnues et pensées comme le ferment de la société, elles se constituent en axe unifié autour duquel s’organisent l’espace, le temps et la vie : les habitants l’ont clairement fait savoir en offrant le spectacle de la scène de l’allumage.

Mastara, chez Armenak – © Régis Labourdette

Faisons escale à quatre-vingts kilomètres à l’ouest d’Erevan : j’étais souvent allé à Mastara, j’y étais resté des heures à l’extérieur ou à l’intérieur de l’église, à la scruter, à prendre des notes, à faire longuement des photographies. C’est que je m’étais donné une mission qui me semblait d’une importance cruciale, continuer à sonder par le truchement  de l’action photographique les secrets de cette église Saint-Jean-Baptiste : comment le volume des quatre bras de la croix visibles à l’extérieur se rassemblaient pour produire à l’intérieur une irréfrénable ronde de renfoncements portant l’immense coupole ; comment, en termes religieux,  la référence humaine de la croix du Christ se transmuait en la perfection divine de la coupole ; comment une nouvelle croix, dessinée par des nervures sur l’intérieur de la coupole, faisait image d’une croix divinisée voire mystique en une alliance intime de la coupole et de la croix humaine ; comment, en termes architecturaux ou laïques, ce redimensionnement spatial semblait expliciter des questions fondamentales inhérentes aux aventures de l’humanité. Voilà qui n’est pas si facile à faire vivre en photographie, et faire vivre, cela ne veut pas dire illustrer un propos préétabli mais aller toujours plus loin dans la pensée des choses, des lieux et des gens qui y ont travaillé.

Le gardien ne semblait pas étonné du temps que je passais là, il compatissait visiblement avec les efforts physiques que me demandaient certaines captures photographiques, il n’hésitait pas à étaler un tapis sorti de la sacristie ou son propre manteau lorsque je devais me coucher par terre pour expérimenter des angles de prise de vue un peu acrobatiques, il me soutenait véritablement dans mon travail, je me sentais entouré, et il y avait les enfants qui, sortant de chez eux, jouaient autour de l’église, il y avait la femme qui ne se lassait pas de battre ses tapis en face du bras oriental de l’église, il y avait toute cette vie villageoise qui m’entourait.

Puis vint l’enquête sur les maisons à yertik. Je connaissais Levon, cet habitant de Mastara, depuis des années, il allait et venait aux alentours de sa maison, tout près de l’église, je lui disais bonjour, je lui faisais un petit signe de temps en temps. Et voilà que, aujourd’hui, décision est prise d’aller le trouver pour voir sa salle à yertik : cette imposante architecture correspond ici à la structure que j’appelle « à brancards » ; dans ce cas de figure, pour permettre le passage du quadrilatère inférieur au quadrilatère supérieur, deux des poutres du deuxième quadrilatère sont prolongées jusqu’à deux des poutres du premier, constituant une sorte de brancard. Mais, compte tenu de sa grande dimension, cette salle demande quatre colonnes en bois, elle porte ainsi la mémoire des beaucoup plus importantes glkhatoun appartenant à un lointain passé et donc aussi celle des palais du moyen âge. Cette salle n’est pas seulement un lieu dont on va admirer la beauté, la fonctionnalité ou l’efficacité thermique, c’est un lieu diversement porteur de mémoire, c’est une relique dont Levon comprend bien quel hiatus très manifeste il y a entre sa fonction passée et sa situation actuelle de remise.

Mais Levon a le désir de montrer aussi son vrai chez-lui : sa femme et ses enfants étant en vacances, il va donner à penser leur existence par les lieux et objets de leur vie quotidienne. Un couloir d’entrée puis une grande chambre au plafond un peu sombre, aux murs peints au pochoir de motifs décoratifs géométriques, des lignes et des damiers, ou végétaux et fleuris, très organisés mais vieillis ; cette mise en scène doit remonter aux parents ou aux grands-parents. Au centre du mur de droite, le portrait photographique d’une femme, assez jeune, le portrait d’une morte.

Voir le plafond à lambris, fait de bandes juxtaposées, six grandes bandes longitudinales encadrées par quatre bandes : la mouluration produit un effet de relief qui, donnant le sentiment d’une sorte d’encorbellement, ne peut que faire référence à la charpente des salles à yertik en une étonnante réactualisation.

Sur une table, sont disposés deux petits ours et une poupée, appuyés au mur, ils ont appartenu aux enfants, ce sont des souvenirs de leur petite enfance. Partout se loge la présence d’une histoire lointaine ou familiale, dans le décor voulu par des ancêtres, dans le culte de la femme morte et dans les souvenirs, très proches, des enfants. Il y a dans tout cela une authentique composition, je me fais un devoir de photographier cette pièce avec le même soin que la salle à yertik : s’avancer, se reculer, cadrer, vivre ce décor dans sa réalité entière.

Si, dans leur écrin architectural, les coupoles des anciennes églises tendent vers un idéal de divinisation de l’humanité, les glkhatoun, ces véritables cathédrales populaires, mettent en majesté l’unification architecturale et donc mentale des principales fonctions vitales de l’humanité, en une mémoire constamment recommencée.

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Régis Labourdette

Historien du regard, Photographe de l’architecture

Au croisement de l’analyse académique et de la création visuelle, Régis Labourdette s’impose comme une figure singulière d’historien de l’art et de photographe. Il a su faire de ces deux disciplines non pas des carrières parallèles, mais les deux facettes complémentaires d’une même quête : comprendre et transmettre la perception de l’art.

Bien avant même ses premières études sur l’art médiéval, Régis Labourdette a toujours intuité le rôle central de l’image. Il considère la photographie non pas comme un simple outil de documentation, mais comme un agent important dans la perception de l’art. Pour lui, l’objectif n’enregistre pas passivement ; il révèle, il interprète et il façonne notre manière d’appréhender une œuvre, une structure, une histoire.

Cette conviction guide son travail, aujourd’hui spécialisé dans la photographie d’architecture. Son regard se porte avec une acuité particulière sur le dialogue entre la pierre et la lumière, explorant les patrimoines et la mémoire des lieux en France, Turquie et tout particulièrement, en Arménie.

Le nom de Régis Labourdette est en effet plus que familier dans le monde arménien. À travers ses nombreuses expositions personnelles et sa participation assidue à divers événements culturels, il a su offrir un regard unique sur ce pays.

Ses photographies si particulières dédiées à l’Arménie transcendent la simple capture esthétique. Elles captent l’essence spirituelle, la force mémorielle et la permanence de l’architecture arménienne, faisant de lui un passeur d’images et d’histoire incontournable.

 

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