Bruno Trentini
Sous l’esthétique
L’esthétique au crible des théories de l’évolution
Editions Mimésis, (Art, esthétique, philosophie), 2025,
199 p., 19,00€
L’étude très académique de Bruno Trentini, s’inscrit dans le courant de pensée appelé « évocritique » que Brian Boyd avait proposé d’appliquer au domaine littéraire en 2009 avec On the Origins of Stories. Trentini adopte la perspective évocritique pour étudier, quant à lui, le domaine de l’esthétique en passant les théories esthétiques, et particulièrement celle de Kant (Critique de la faculté de juger), au crible de celle de l’évolution marquée par Darwin, tout en prenant ses distances avec l’idée d’un soubassement esthétique qui ne serait lié qu’à l’adaptation et à la reproduction de l’espèce.
Plusieurs chapitres (remaniés pour la publication de ce livre) ont déjà paru dans des revues spécialisées ce qui entraîne, inévitablement, quelques répétitions contribuant à amplifier une certaine opacité de l’écriture. Quoi qu’il en soit, Trentini définit ainsi son approche : « L’entreprise évocritique ressemble à l’entreprise critique kantienne en ce qu’elle est un acte de tri, mais aussi en ce qu’elle a pour visée de conserver la structure des comportements esthétiques kantiens tout en espérant les abstraire de leur coloration transcendantale ». Autant dire Kant sans le noyau dur de sa philosophie.
L’auteur abordera la question du rapport à la transcendance dans le dernier chapitre de son ouvrage en prenant pour point de départ quelques lignes d’Eugen Fink (1905-1975) où apparaît l’expression de « spectateur transcendantal » par laquelle le phénoménologue allemand, disciple et proche de Husserl, aurait ainsi traduit l’expérience du retrait du monde à travers la réflexion sur soi (l’épochè). Pour Trentini, tout au contraire, le sujet est « façonné par l’histoire biologique » et la perception est intrinsèquement liée à l’action; elles vont de pair et la cognition évolue avec les modifications du corps qu’elle accompagne. C’est pourquoi l’auteur parle de « cognition incarnée » qui est « en perpétuelle formation et déformation ». L’individu ne saurait s’abstraire des contingences du monde sensible, c’est pourquoi le spectateur transcendantal ne l’est pas d’emblée, mais peut le devenir par « inhibition », en séparant la perception de l’action. Cependant, bien qu’il considère comme relevant de l’illusion et de la croyance « cette tendance à faire abstraction des contingences pour reconstruire mentalement l’expérience prétendument la plus pure », Trentini pense qu’elle s’avère « artistiquement intéressante ».
Afin d’examiner cette proposition, il remplace la réflexion centrée sur soi (qui est la base-même de l’expérience phénoménologique) par un regard déporté sur un objet et cite, à l’appui de son propos, quelques œuvres qui, en tant qu’ « expérience partielle » donnent accès à « l’expérience entière », laquelle demeure selon lui de toute façon impossible. Pour illustrer son propos, Trentini fait notamment appel à un film potentiellement infini (et donc irregardable) comme The Missing place (2014) réalisé par Grégory Chatonsky en lien avec le jardin de pierres du temple de Ryôanji à Kyoto (XVe siècle). Ici, Trentini semble oublier que le temple est bouddhiste (1) et qu’il se rapporte à la contemplation (qui, aux yeux de Trentini, reste une expérience impossible et relève de la « croyance »). De même qu’avec l’œuvre de Chatonsky (problématisant « l’illusion d’une expérience »), le spectateur aurait, avec celle de Cézanne, «la possibilité d’expérimenter une expérience impossible » en ce que la multiplication des points de vue de la montagne Sainte-Victoire réalisées par le peintre engendre « l’intuition d’une perception totale pourtant impossible ». Les oeuvres de Chatonsky et Cézanne témoignent de « l’illusion de la capacité à expérimenter mentalement des expériences impossibles ». Trentini en conclut que « les expériences spectatorielles transcendantales sont des illusions ; le sujet ne possède pas la compétence de se représenter mentalement une expérience qui dépasse ce qui est expérimentable ».
Dans son ouvrage foisonnant de lectures, Trentini fait un état des lieux des théories esthétiques pour aborder des distinctions comme celles qu’il établit entre émotion, expérience esthétique, expérience artistique, réactions physiologiques et jugement esthétique, ou encore œuvre ratée (aux « ficelles émotionnelles trop visibles ») et chef-d’œuvre. Ce dernier devient le « paradigme non pas du comportement esthétique, mais de la réception artistique » qui entrave le « comportement esthétique » par sa « dimension fossilisante ». A l’inverse de cette approche instituée et fossilisante qui a contribué, en séparant l’expérience esthétique de l’expérience artistique, à valoriser le « beau », l’évocritique réunit au contraire l’expérience esthétique et l’expérience artistique et réfléchit au rôle que joue le sous-bassement esthétique dans le jugement.
Le lecteur reconnaîtra ici – ce que signale du reste l’auteur – l’idée nietzschéenne de l’oubli de la métaphore originaire et sa critique du concept comme « sépulcre des intuitions sensibles ». Idée que Trentini, à la suite du philosophe allemand, exprime à sa manière : « Le signe conventionnel est ainsi l’inverse fossilisé du signe écologique dans l’exacte mesure que l’attention adoptée délibérément et intentionnellement est l’inverse fossilisé de l’attention qui advient de l’expérience, dans l’exacte mesure encore que l’expérience de réception artistique est l’inverse fossilisé de l’expérience esthétique ». La fossilisation propre au chef-d’œuvre rapprocherait celui-ci du fétiche alors que l’art contemporain renouerait avec le comportement esthétique tout en s’inscrivant dans un contexte culturel forcément inhibiteur, lui aussi, de certains comportements.
Pour d’aucuns, l’expérience esthétique se différencie totalement de l’expérience artistique alors que pour d’autres l’expérience esthétique sous-tend l’expérience artistique et celle-ci, en retour, devrait éveiller l’expérience esthétique, non plus cette fois sur base de l’émotion mais en suscitant l’interprétation. Après avoir évoqué les théories de U. Eco, S. Sontag et A. Danto, Trentini pense à la possibilité que l’acte interprétatif soit « impliqué dans l’avènement d’une expérience esthétique ». D’où la nécessité de caractériser l’acte interprétatif en relisant N. Goodman (pour qui l’opacité du symbole ouvre la voie à la démarche interprétative) et R. Shusterman (qui différencie la compréhension de l’interprétation). Trentini préfère quant à lui renvoyer l’acte interprétatif à une « description de la rugosité de l’expérience », ce qui revient à insister sur le « fait que le cœur de l’expérience esthétique est bien esthétique et n’a pas été réduit à du langage symbolique ». Ainsi, l’interprétation devient-elle une source possible de l’expérience esthétique. Mais quels sont les substrats cognitifs à la base de la tendance à l’interprétation ? L’œuvre d’art n’offrant pas d’ « affordance écologique » (la perception de sa forme n’invite pas à l’action, à la différence d’une chaise qui invite à s’asseoir), cette place cognitive vacante serait alors occupée par « une nouvelle affordance acquise culturellement ». En somme, la perception-interprétation se substitue à la perception-action. Toutefois, souligne l’auteur, il y a bien d’autres processus de relation à l’œuvre que celui de l’interprétation : certaines œuvres, par exemple, attendent d’être éprouvées.
Récusant la séparation sujet/objet pour lui préférer la corrélation entre l’individu et l’environnement, l’approche évocritique se veut également écologique, elle défend l’idée qu’un sujet ne peut « se constituer cognitivement indépendamment du monde objectif ». La « cognition incarnée » naturalise la cognition et l’ancre « dans le corps et dans les actes qu’accomplissent également d’autres espèces animales ». Le vivant, comme F. Jacob ou A. Berthoz l’ont montré (Empédocle l’avait poétisé) n’obéit pas au finalisme, il évolue par le jeu du hasard et par le bricolage. Trentini s’accorde avec eux pour en conclure que l’expérience esthétique reste tributaire d’une « inadaptation relative » de l’être humain. C’est en cela aussi qu’elle reste ouverte.
Chakè MATOSSIAN ■
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(1) Quant à l’influence du bouddhisme sur la philosophie allemande et particulièrement la phénoménologie, voir l’ouvrage passionnant de Françoise Dastur, Figures du néant et de la négation entre orient et occident, Encre Marine, Les Belles Lettres, 2018.