Interview de l’archevêque Abraham Mkrtchian Primat du diocèse de Vayots Dzor

Le 2 décembre, le site « InfoPort.am » s’est entretenu avec l’archevêque Abraham Mkrtchian. Ce dernier, est l’un des dix évêques qui ont récemment rencontré le Premier ministre N. Pachinian pour évoquer un certain nombre de questions concernant la vie de l’Église arménienne. Âgé de 64 ans, ordonné hiéromoine en 1987 et évêque en 1997 par le catholicos Karékine 1er, Mgr. Mkrtchian est primat du diocèse du Vayotz Dzor, région du sud de l’Arménie depuis 1992. 

InfoPort.am : Monseigneur, avant toute chose, je pense que la première question qui intéresse tout le monde est la suivante : pourquoi avez-vous participé à la liturgie du 16 novembre dans le village de Khachik ? Ignoriez-vous que le Premier ministre devait également y assister ?

Mgr. Abraham : j’étais évidemment au courant, et c’est pourquoi, en tant que primat de ce diocèse, j’étais tenu d’y assister. Pensez-vous qu’il aurait été bon que le primat du diocèse tente d’éviter d’assister, ou de manquer, une liturgie célébrée dans son diocèse en présence du Premier ministre, de membres du gouvernement et des autorités régionales ? J’étais tenu d’y participer, quelles que soient l’identité des personnes présentes, même s’il s’agissait du Premier ministre. D’ailleurs, quelques jours avant la liturgie, j’avais rencontré sa sainteté le catholicos. Je l’en avais informé, et il m’avait dit que cela relevait des compétences du primat du diocèse et que ma présence était donc requise. Il m’a simplement conseillé de veiller à ce qu’aucune personne extérieure, et notamment qu’aucun ancien ecclésiastique destitué, n’intervienne, ni ne  participe à la célébration, ni à l’autel, ni  dans le chancel et que tout se passe au mieux. Dans le cas contraire, je devrais quitter l’église. Mgr. Nathan (1) a également ajouté que je devais veiller à ce que le nom du Catholicos de tous les Arméniens ne soit pas omis lors de la célébration eucharistique. La liturgie s’est déroulée sans incident, dans une atmosphère de recueillement, et j’ai pensé que c’était la meilleure occasion pour établir un dialogue entre l’Église et l’État et pour résoudre la crise dévastatrice actuelle.

InfoPort.am : Mais le nom de Sa Sainteté le Patriarche n’y a pas été cité…

Mgr. Abraham : Oui, en effet, c’est ainsi que ça s’est passé. Le lendemain, j’ai rencontré sa Sainteté, je lui ai expliqué la situation et, sur ses instructions, le service de presse du Saint-Siège a publié un communiqué indiquant que je devrais examiner la question et fournir des explications. Vous savez, il faut parfois faire preuve de compréhension, et comme on dit parfois, « les circonstances font force de loi ». Comme le prêtre devait citer le nom de sa Sainteté lors de la liturgie suivante et qu’il n’y aurait par conséquent pas de suspension de ce prêtre, j’en avait informé [oralement]le chancelier. Je m’apprêtais également à lui faire parvenir l’information par écrit. Je dois par ailleurs vous révéler un secret : la veille de la liturgie, on m’a transmis au nom du Premier ministre que si je pensais que ma présence à la liturgie pouvait me nuire, ou susciter des critiques, que ce dernier comprendrait que je n’y participe pas (cette franchise m’obligeait, malheureusement, le Premier ministre avait été des plus clairvoyant).

Puis, comme on dit, « les événements se sont emballés ». Au lieu de rendre gloire à Dieu et de lui être reconnaissant alors que le Premier ministre du pays assiste à une liturgie présidée par l’archevêque, qu’il s’agenouille avec de hauts responsables de l’État, demande pardon à Dieu pour ses péchés et communie, au lieu de voir le côté positif de cet événement sans précédent et d’en profiter pour surmonter la crise, non seulement divers médias et commentateurs, mais également des chantres, des prêtres et des archimandrites ont lancé contre moi une campagne de critiques pleine des propos les plus écœurants et infondés, en ayant recours aux insultes et en m’adressant des propos offensants. Une semaine plus tard, lors d’une assemblée des évêques d’Arménie, j’ai posé la même question à trois reprises et demandé que l’assemblée, ou le patriarche, donne des instructions pour empêcher ces ecclésiastiques d’agir de la sorte, car non seulement un tel comportement de la part d’ecclésiastiques est condamné par les canons et les décisions des conciles de l’Église arménienne, mais il contrevient également aux enseignements de l’Ancien comme du Nouveau Testament. La réponse de sa Sainteté fut : « Je n’en ai pas connaissance. Si une telle chose se produit, écris-moi en y joignant les matériaux et je les étudierai. » Une réponse qui, bien entendu, ne pouvait me satisfaire. Ce fut même le contraire … je soupçonne qu’ils étaient mandatés par le Saint-Siège, d’autant plus que par la suite, les propos publics de ces quelques ecclésiastiques à mon égard et à l’égard d’autres ecclésiastiques de haut rang devinrent de plus en plus méprisants et que le Saint-Siège ne réagissait toujours pas.

InfoPort .am : Monseigneur, le 28 novembre, la fameuse déclaration concernant l’archevêque Arshak a été faite par la commission créée par sa Sainteté le catholicos et à laquelle avaient participé des membres de la hiérarchie (2). Votre nom figurait également dans ce document mais vous ne l’avez pas signé. Pourquoi ?

Mgr. Abraham : Je n’ai pas signé cette déclaration. La cause était que je désapprouvais le texte et son contenu, et aussi parce que je suis convaincu que ces questions devaient être étudiées et résolues à l’intérieur de ladite organisation. En les publiant et en les présentant au public, nous ne faisons qu’émettre un signal négatif sans apporter de solution.

InfoPort.am : Mais par la suite, vous avez rencontré le Premier ministre.

Mgr. Abraham : Vous savez, j’ai parfois l’impression que nous sommes encore loin d’avoir le sens de d’État. Lorsque ce texte a été publié, la situation est devenue extrêmement tendue. Le Premier ministre a appelé, il a invité, et j’ai dû m’y rendre. Si le Premier ministre arménien contacte et invite l’un de nos concitoyens, quel qu’il soit, ce dernier est tenu de s’y rendre. Il n’a pas le droit de refuser. De même, si le Catholicos de tous les Arméniens, quelles que soient les circonstances, me convoque, je suis tenu d’y aller. Je ne sais comment l’expliquer, vous êtes conscient de tout cela, ou vous ne l’êtes pas.

InfoPort.am : Pourquoi a-t-il été convoqué ? Quels ont été sujets abordés ?

Mgr. Abraham : Je n’ai pas le droit de divulguer les détails de la réunion avec le Premier ministre. Cela a été, ou sera fait, par le Premier ministre lui-même ou par un des services compétents du gouvernement. Je pourrais peut-être seulement dire que j’ai évoqué la nécessité d’établir un statut pour l’Église arménienne afin que, désormais, l’autorité de notre Église ne soit plus déterminée uniquement par les capacités spirituelles et intellectuelles , les caractéristiques qualitatives du catholicos et des primats, que les processus, la canonicité, l’accomplissement de sa Sainte Mission soient définis, et afin que le Catholicos de tous les Arméniens soit véritablement le Catholicos de tous les Arméniens, indépendamment de leurs opinions politiques et religieuses.

InfoPort.am : Vous et quatre autres membres du Conseil spirituel suprême n’avez pas participé à sa séance du 29 novembre (3). Celle celle-ci n’a pas eu lieu. Pourquoi ?

Mgr. Abraham : Immédiatement après ma rencontre avec le Premier ministre, des discours haineux et des critiques à notre encontre ont circulé sur Internet. J’avais décidé d’y aller, mais  la rumeur a ensuite circulé que des personnes, des groupes, devaient se rassembler au Saint-Siège le matin même. Habituellement, la veille de la réunion, le secrétaire appelle les membres un par un pour leur rappeler la date de la réunion du lendemain. Il devait en être de même pour celle-ci. S’il constate des retards, il appelle pour en connaître la raison. J’espérais qu’on m’appellerait avant la réunion pour que je puisse y aller. Mais je n’ai reçu aucun appel.

InfoPort.am : Monseigneur, un synode des évêques se tiendra du 10 au 12 décembre. Y participerez-vous ?

Mgr. Abraham : Oui. 

InfoPort.am : Quels seront les sujets abordés ? Qu’en attendez-vous ?

Mgr. Abraham : L’ordre du jour n’a pas encore été envoyé, mais il est probable que la question des dix évêques y figurera. Il m’est difficile de prédire l’issue de l’assemblée. Une chose est sûre : la décision finale est sans appel. Vous le savez, selon la sainte Tradition de l’Église, lorsqu’un synode d’évêques se réunit pour traiter de questions ecclésiales, doctrinales et théologiques, cette assemblée se tient sous les auspices du Saint-Esprit. L’Esprit Saint y est présent et la décision finale est prise sous son inspiration. C’est pourquoi, par exemple, les décisions des trois premiers conciles œcuméniques et des conciles ultérieurs de l’Église arménienne ne sont pas discutées et sont acceptées sans aucune réserve par tout le clergé, à commencer par le Catholicos de tous les Arméniens. Il ne peut y avoir aucune exception, aucun membre du clergé ne peut refuser les décisions de l’assemblée des évêques. Par conséquent, quelle que soit la décision prise, je l’accepterai sans hésitation.

InfoPort.am : Y compris si vous êtes suspendu ?

Mgr. Abraham : Vous savez, j’ai été primat du diocèse de Syunik à partir de novembre 1992, puis de celui de Vayots Dzor après la partition de 2010. L’Église arménienne, sous les catholicos Vazken Ier et Karékine Ier, était complètement différente. La direction et l’état actuels de l’Église sont inacceptables. Je suis convaincu que ça l’est également pour l’immense majorité du clergé, à l’exception peut-être de quelques privilégiés. Pourquoi le clergé se retrouve-t-il dans une telle situation ? Pourquoi l’Église se retrouve-t-elle au cœur de telles critiques ? Pourquoi les responsables et les instances dirigeantes de l’Église et de l’État n’ont-ils pas trouvé de solution, d’issue, et nous ont-ils conduit sur une voie erronée et dangereuse ? Vous savez, beaucoup de questions demeurent sans réponse pour moi-même. Mais attendons de voir ce que l’assemblée décidera.

InfoPort.am : Mais ne serait-il pas possible, selon vous, d’essayer de trouver des solutions au sein même de l’Église ?

Mgr. Abraham : Je suis membre du Conseil spirituel suprême depuis 1995. les propositions que j’avais présentées lors des réunions de ces 25 dernières années, lorsqu’elles ne correspondaient pas au point de vue du Catholicos, ont suscité des critiques et des insultes infondées. En conséquence, comme vous le savez, nous avons connu des communiqués du Conseil spirituel suprême marqués par une absence de réactions aux événements et aux développements qui se déroulaient dans le pays. Il ne nous restait plus qu’à nous enfermer dans les limites de nos diocèses et tenter d’agir de manière indépendante dans les domaines de l’éducation, du social, de l’édition, de la prédication ou de la construction d’églises. Parfois avec succès, et parfois sans. Depuis ces 25 dernières années, il n’existe pas une seule action plus ou moins importante, efficace et durable, une seule église restaurée, qui ait été initiée, financée et mise en œuvre efficacement par le Saint-Siège. Au lieu de cela, je suis critiqué de la manière la plus indécente par le clergé qui flatte le catholicos à cause de la présence du Premier ministre à la liturgie, pour avoir répondu à son appel et l’avoir rencontré. Vous savez, aujourd’hui, les églises historiques du Vayots Dzor sont en cours de rénovation, les routes y menant sont améliorées sur ordre de ce même Premier ministre. Recevoir le Premier ministre dans mon diocèse et répondre à son appel est mon droit et mon devoir en tant que primat. Si certains ne comprennent pas cette simple vérité et s’en servent pour atteindre leurs propres objectifs indignes. Je ne peux que demander pardon à Dieu pour eux, « car ils ne savent pas ce qu’ils font ».

InfoPort.am : Et pour finir, comment voyez-vous l’issue de la situation actuelle ?

Mgr. Abraham : Je souhaiterais que l’Église se tienne à l’écart de la politique, de tout parti-pris et de la propagation de la haine. Ces dernières semaines, je n’ai reçu aucun appel, aucune lettre, demande d’informations ni convocation de sa Sainteté. Il n’a pas cherché à clarifier la situation ni à savoir ce qui se passait. Au contraire, les accusations, les menaces et les insultes sur Internet se sont intensifiées  jour après jour. Ce qui a été écrit par le clergé m’a particulièrement atteint. Le silence du Catholicos, son inaction face à la situation, son mutisme permanent et son refus de répondre aux questions pourraient s’expliquer par son impuissance face aux événements. Je n’en sais rien. Les noms de dix évêques circulent sur Internet. Chacun d’eux s’est engagé à trouver une solution à la crise. Assumant sa part de responsabilité dans la conduite de l’Église vers la réforme, chacun endure toutes sortes d’insultes et d’humiliations injustes par amour pour notre Église, notre peuple et notre patrie.

Peut-être lors de la prochaine assemblée des évêques, la peur, l’intérêt personnel et l’égoïsme l’emporteront -ils sur le bon sens et la justice, entravant ainsi l’action du Saint-Esprit sur leurs âmes et retardant une fois de plus cette occasion de réformer l’Église. Comment puis-je trouver consolation face à cela ? En tentant d’avoir au moins essayé de sortir l’Église de cette crise désastreuse pour l’Église, le peuple et l’État ?

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(1) L’archevêque Nathan Hovhannissian, responsable du protocole et des relations extérieures du Catholicossat de tous les Arméniens. 

(2) Le 5 novembre dernier, le catholicos avait ordonné la constitution d’une commission chargée d’examiner la situation de l’archevêque Arshak Khachatrian, chancelier du catholicossat, compromis par la diffusion quelques semaines plus tôt de «  vidéos intimes » sur le net. Le 19 novembre, la commission composée des archevêques Khajak Barsamian, Sion Atamian, Vazken Mirzakhanian, Haigazoun Nadjarian, des évêques Anouchavan Jamgotchian, Vrtanes Abrahamian et Mouchegh Babayan rendait ses conclusions après s’être assuré de l’authenticité des vidéos et demandait au Catholicos de prendre les décisions qui s’imposaient. En réponse, le catholicos déclarait « nulles et non avenues » les conclusions de la commission et proposait la constitution d’une nouvelle commission. Le 28 novembre, une lettre signée par un groupe d’évêques dénonçait cette décision du catholicos en l’invitant à éloigner temporairement l’archevêque Arshak du catholicossat en lui retirant de ses fonctions de chancelier,  voire à le « suspendre ».

(3) À la suite de l’annulation de cette séance du CSS du fait de l’absence de quorum, une lettre au bas de laquelle figurait 14 noms d’archevêques et d’évêques mais signée par 10 d’entre eux demandant la démission du catholicos était diffusée par la presse d’Arménie.

Éditorial