Le mercredi 17 décembre, les œuvres de Zareh Mutafian (1907-1980) seront mises aux enchères au célèbre Hôtel Drouot, à Paris. Une exposition publique des toiles précédera la vente, le 16 décembre, tout au long de la journée. Parallèlement, des œuvres d’un groupe d’autres peintres arméniens seront proposées aux enchères dans le cadre du projet « Menk » (« Nous »), dédié aux artistes arméniens. La mise en circulation des œuvres d’artistes arméniens et leur présentation à l’attention du public constituent une initiative majeure pour les faire connaître et pour faire apprécier leur univers créatif. Bien que ce ne soit pas la première fois que les œuvres de Zareh Mutafian sont présentées au public, cette occasion offre un prétexte idéal pour revenir, avec Armen Mutafian, sur l’univers artistique de son père, d’autant plus que, comme l’indique l’annonce, c’est cette fois le fonds d’atelier de l’artiste qui est mis en vente.
« Nor Haratch » – Pourquoi avez-vous décidé de mettre le fonds de l’atelier de votre père aux enchères en 2025 ?
Armen Mutafian – Mon père est décédé en 1980, laissant derrière lui un nombre considérable de tableaux. Après sa mort, j’ai publié quelques ouvrages à son sujet, y compris l’un de ses manuscrits consacrés à la peinture, intitulé « Les écoles classiques de peinture et les tendances modernes ». Grâce à Hamaskaïne de Beyrouth, j’ai pu le faire imprimer et j’ai organisé plusieurs expositions le concernant. Les tableaux étaient entreposés dans la cave de ma sœur, et je me demandais souvent ce qu’ils allaient devenir. J’ai organisé des expositions de manière constante, la dernière en date dans le 5e arrondissement de Paris, en 2015, à l’occasion du centenaire du Génocide, puis à Lyon. J’ai alors décidé d’employer les grands moyens : j’en ai fait don d’une partie à l’Arménie et, grâce à l’aide de l’estimée ambassadrice Mme Hasmik Tolmajian, j’ai transféré plus de 50 tableaux vers l’Arménie. Je souhaite que ces toiles soient réparties dans différents musées du pays, alors qu’elles sont actuellement stockées à la Galerie nationale. J’ai décidé de vendre le reste aux enchères. J’avais rencontré un jeune homme, Guillaume Aral, à l’Hôtel Drouot il y a quelques mois, où il avait organisé une vente d’objets arméniens ; je lui ai proposé de vendre également les tableaux de mon père, et il a accepté. J’ai sélectionné 45 toiles de différentes périodes pour qu’elles soient vendues lors des enchères de décembre. Des annonces ont été placées dans les « Nouvelles d’Arménie », « France Arménie » et « Nor Haratch » afin que le public soit informé et vienne visiter, car la vente ne dure qu’une journée : l’exposition aura lieu le 16 décembre et se poursuivra le matin du 17, la vente aux enchères débutant à 14h00.

« NH » – De nombreux critiques d’art soulignent les couleurs vives de la peinture de votre père, la mer, la figure féminine toujours présente, la nostalgie, la mélancolie… Comment avez-vous connu votre père ?
A. M. – Tout au long de la vie de mon père, la mer a joué un rôle prépondérant. Il est né sur les rives de la mer Noire, dans la ville d’Ünye, en 1907. Durant le Génocide, toute sa famille a été massacrée ; il avait 8 ans et a survécu en faisant le mort. Il a trouvé refuge dans un orphelinat américain. Quelques années plus tard, une partie des orphelins a été transférée en Grèce, dans un lieu qui servait autrefois de caserne. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, Mussolini a attaqué la Grèce. Les aviateurs ont bombardé cet orphelinat, pensant qu’il s’agissait encore d’une caserne opérationnelle, et un grand nombre d’orphelins ont péri ainsi. Comme c’était un orphelinat américain et que Mussolini ne voulait pas de problèmes avec les États-Unis, il a présenté ses excuses aux autorités américaines et a proposé, en contrepartie, de transférer les survivants — environ 100 orphelins — en Italie pour assurer leur éducation aux frais du gouvernement italien. Mon père était parmi eux. Il a appris la peinture en Italie, visitant constamment Saint-Lazare (San Lazzaro), travaillant à Milan. Il peignait toujours des bords de mer. Il a également commencé à peindre des portraits pour gagner sa vie ; la communauté arménienne de Milan, en particulier, faisait appel à lui pour des portraits. Après Milan, pour des raisons inconnues, il est passé à Genève où il a continué à peindre. Il retournait souvent en Italie. Un jour, alors qu’il se trouvait à Saint-Lazare, un groupe d’Arméniens de France est venu en visite, parmi lesquels se trouvait ma mère. Ma mère était née à Samsun et, durant les années du Génocide, ils s’étaient croisés une fois avec le groupe d’orphelins ; cette rencontre fut la seconde. Ils décidèrent de se marier. Mon père quitta l’Italie pour la France, mais c’est précisément à ce moment que la Seconde Guerre mondiale éclata : la France et l’Italie devinrent ennemies et la frontière fut fermée. Ainsi, au lieu d’amener ma mère en Italie, mon père resta en France. Ma mère était une dentiste très brillante et avait heureusement une situation aisée. Ils eurent trois enfants — moi et mes deux sœurs — et grâce au travail de ma mère, toute la famille vivait dans l’aisance. Je dois dire que ce n’était pas un couple très harmonieux. Enfant, je le ressentais. En 1962, ma mère décida de se séparer de mon père. Ce fut un coup dur pour lui, mais heureusement, il peignait et faisait des expositions pour subvenir à ses besoins. En 1967, mon père fut invité en Arménie ; c’était la première fois qu’il visitait ainsi la Patrie dont il avait rêvé. Il fit la connaissance des grandes figures de l’époque, tomba amoureux de Sevan où il retrouva sa très chère « mer », l’eau. Il y travailla longtemps et organisa des expositions en Arménie. Quelques années plus tard, il fut invité une nouvelle fois. Moi aussi, j’ai découvert l’Arménie en 1980, alors que j’y étais invité en tant que professeur de mathématiques, et c’est là-bas que j’ai appris la nouvelle du décès de mon père. Je suis immédiatement rentré et je me suis attelé à la tâche de rassembler tout son héritage : non seulement les tableaux, mais aussi les écrits et les lettres. Il existe également un film réalisé par Arto Pehlivanian en 2015, que je présente à l’occasion de l’exposition organisée par la mairie du 5e arrondissement.

« NH » – Il est également intéressant de noter qu’en plus de la peinture, vous avez publié une étude préparée par votre père sur la théorie et l’histoire de la peinture. Ces écrits paraissaient-ils dans des journaux ?
A. M. – Non, non, je l’ai découvert directement sous forme de manuscrit, je ne le savais pas. Il écrivait aussi dans pas mal de journaux, mais ceci était véritablement un livre manuscrit.
« NH » – Puisqu’il a participé à de nombreuses expositions, avez-vous une idée approximative du volume de son travail ? Combien de toiles a-t-il peintes ?
A. M. – Des dizaines de tableaux étaient présentés à chaque exposition, beaucoup ont été vendus, mais la quantité était énorme, car il a peint toute sa vie, il écrivait et il enseignait auprès de la Congrégation Mkhitariste. J’ai tout inventorié. La liste existe.
« NH » – Il a de la chance d’avoir eu un enfant comme vous, qui a pris en charge ses œuvres et les a valorisées.
A. M. – En toute modestie, oui ; la raison n’était pas seulement l’amour pour mon père, mais aussi la volonté de diffuser l’art arménien.
Entretien réalisé
par Jiraïr TCHOLAKIAN ■