
Le 11 décembre dernier, l’APRI Armenia (The Applied Policy Research Institute of Armenia) a organisé une conférence publique virtuelle sur la politique de la Turquie dans le Caucase du Sud. Cet événement visait à analyser le rôle évolutif de la Turquie dans la région et l’interaction complexe de ses intérêts. Modéré par Anahide Pilibossian, vice-présidente de la stratégie et du développement d’APRI Armenia, un panel de quatre spécialistes a pris part à cette conférence. Avant les débats, Benyamin Poghosyan, chercheur principal à l’APRI, a présenté son rapport de recherche intitulé « La politique de la Turquie dans le Caucase du Sud : efforts de normalisation au milieu de la politique « l’Azerbaïdjan d’abord » », qui analyse la place du Caucase du Sud dans la politique étrangère de la Turquie et évalue les relations de cette dernière avec la Russie, l’Iran, l’Azerbaïdjan, la Géorgie et l’Arménie. Le panel était composé de :
• Ayça Ergun, professeure de sociologie, Université technique du Moyen-Orient – Turquie
• Rusif Huseynov, cofondateur et directeur, Centre Topchubashov – Bakou
• Benyamin Poghosyan, chercheur principal, APRI Armenia
• Adam Michalski, chef du Département pour la Turquie, le Caucase et l’Asie centrale, Centre d’études orientales (OSW) – Pologne
Benyamin Poghosyan a présenté les principales conclusions de sa recherche, dont l’argument principal est que la Turquie cherche à accroître son influence mondiale, considérant le Caucase du Sud comme une région stratégiquement vitale pour des raisons géopolitiques et géoéconomiques. Bien que la Turquie souhaite normaliser ses relations avec l’Arménie pour renforcer sa position régionale, sa politique « l’Azerbaïdjan d’abord », enracinée dans une alliance stratégique profonde avec Bakou, agit comme un facteur limitant significatif, entraînant des retards et des mesures prudentes dans le processus de normalisation avec l’Arménie.
Les principales conclusions de cette recherche démontrent que l’ambition mondiale de la Turquie est de transcender son statut de « puissance moyenne »,
s’efforçant de devenir un acteur global dans plusieurs régions, notamment le Caucase du Sud, l’Asie centrale, les Balkans occidentaux, la Méditerranée orientale et l’Afrique du Nord. Le Caucase du Sud revêt une importance stratégique pour la Turquie : tout d’abord sur le plan géopolitique, il sert de zone tampon avec la Russie, évitant des frontières terrestres directes qui ont historiquement conduit à des conflits. C’est également un pont géopolitique vers l’Asie centrale, crucial pour la vision turque d’un « monde turcique » uni. Deuxièmement, sur le plan géoéconomique, la Turquie considère la région comme un hub pour l’énergie, les transports et la logistique, reliant l’Est et l’Ouest via les pipelines existants (Bakou-Tbilissi-Ceyhan) et des projets ambitieux comme le « Corridor Médian » (reliant l’Asie centrale à la Turquie et à l’Europe, potentiellement jusqu’à la Chine).
Enfin, la normalisation Arménie-Turquie est une étape pour réaliser ces objectifs, mais jusqu’à présent, les efforts n’ont pas été concluants : la Turquie est intéressée par la normalisation des relations avec l’Arménie pour étendre son influence dans le Caucase du Sud, où elle n’a actuellement pas de liens diplomatiques avec Erevan, contrairement à ses partenariats stratégiques avec l’Azerbaïdjan et la Géorgie. Cependant, la stratégie « l’Azerbaïdjan d’abord » dicte que toute mesure significative vers la normalisation soit conditionnée par l’approbation de l’Azerbaïdjan. Cette politique limite la pleine réalisation des objectifs de politique étrangère d’Ankara dans la région, provoquant une « procrastination » dans la mise en œuvre des mesures convenues comme l’ouverture des frontières pour les citoyens de pays tiers ou les détenteurs de passeports diplomatiques.
Concernant la dynamique Turquie-Russie, Benyamin Poghosyan estime que, d’une part, la Turquie a deux options : cogérer le Caucase du Sud avec la Russie (et l’Iran), reproduisant potentiellement des formats comme le processus d’Astana, ou profiter de la préoccupation de la Russie avec l’Ukraine pour progressivement évincer Moscou et devenir le principal acteur externe. La Russie est perçue comme un « mal inévitable » qui aura toujours une certaine présence, mais la question est de savoir qui sera l’acteur externe dominant. D’autre part, concernant les relations Turquie-États-Unis/UE : Ankara cherche simultanément à s’aligner sur les intérêts occidentaux en aidant à diminuer l’influence russe, mais se méfie de l’augmentation de l’implication occidentale dans la région. Les réactions négatives récentes à l’augmentation du financement de l’UE pour l’Arménie mettent en évidence cet inconfort.
L’obstacle central à la normalisation reste l’Azerbaïdjan ; la Turquie attendra le « feu vert » de Bakou avant de prendre des mesures concrètes vers une normalisation complète ou même des mesures partielles comme l’ouverture de la frontière, y compris la connexion ferroviaire Gyumri-Kars.
Le rapport formule des recommandations politiques : premièrement, les partenaires occidentaux devraient souligner que l’ouverture complète de la frontière Arménie-Turquie fait partie intégrante de la restauration des communications régionales et devrait se produire simultanément avec le lancement de la route « TRIPP » pour favoriser l’interdépendance économique et la stabilité à long terme.
Deuxièmement, les partenaires occidentaux devraient insister sur le fait que la « fenêtre d’opportunité » actuelle pour la paix dans la région est limitée et susceptible de changements internes et géopolitiques (par exemple, les évolutions de la guerre Russie-Ukraine, ou au sein de l’UE et des États-Unis).
Troisièmement, le gouvernement arménien doit communiquer plus efficacement avec ses citoyens et sa diaspora sur les motivations, les avantages et les risques de l’ouverture de la frontière avec la Turquie.
Les panélistes ont généralement salué le rapport pour son utilité, sa publication opportune, son aperçu professionnel et son recours à des sources primaires basées sur des entretiens d’experts.
Nuances terminologiques : certains panélistes ont suggéré de reformuler le terme désignant la Turquie comme « hégémon » en « acteur régional proactif et assertif » pour refléter une relation plus égale entre les États régionaux. Le « Siècle de la Turquie » a été perçu davantage comme une vision politique que comme une stratégie de politique étrangère concrète.
En ce qui concerne l’alliance Azerbaïdjan-Turquie, Rusif Huseynov a signalé que cette alliance transcende la théorie « réaliste » traditionnelle, étant profondément enracinée dans des liens institutionnels, personnels, bureaucratiques et sociétaux. La Turquie sert de « parapluie de sécurité » vital contre un potentiel réengagement russe dans le Caucase du Sud.
Le sujet de la confrontation croissante entre la Turquie et Israël a été évoqué, ce qui constitue un « pire cauchemar » pour l’Azerbaïdjan, lequel maintient des partenariats stratégiques avec les deux pays.
Ayça Ergun a longuement examiné le terme de « procrastination » de la Turquie dans son rapport avec l’Azerbaïdjan, l’approche de la Turquie étant interdépendante, la normalisation de l’Azerbaïdjan avec l’Arménie servant de précondition de facto à la normalisation turco-arménienne. La « procrastination » est perçue non pas comme une réticence mais comme un comportement prudent et timide visant à ne pas déranger l’Azerbaïdjan, compte tenu de leur relation bilatérale et sociétale « exceptionnelle, spéciale et privilégiée ». La Turquie est considérée comme un « consolidateur de paix », soutenant les efforts de paix bilatéraux arméno-azerbaïdjanais, plutôt qu’un « pacificateur » principal.
Au sujet des perspectives européennes sur la politique turque, Adam Michalski a fait valoir que les efforts de la Turquie s’alignent sur les objectifs de l’Europe de finaliser le processus de paix, de mettre fin au conflit (que la Russie a exploité) et d’améliorer la connectivité régionale (par exemple, stratégie de la mer Noire, infrastructures). Elle vise aussi à réduire l’influence russe : l’objectif principal de l’Europe n’est pas nécessairement d’évincer directement la Russie, mais de promouvoir des alternatives économiques pour les États régionaux, réduisant leur dépendance traditionnelle vis-à-vis de Moscou. Les implications d’un cessez-le-feu en Ukraine ont aussi été évoquées : une telle éventualité pourrait permettre à la Russie de réallouer des ressources vers le Caucase du Sud, déstabilisant potentiellement la région et fermant la « fenêtre d’opportunité » actuelle pour les processus de paix.
Et qu’en est-il du rôle de la diaspora ? Pour Benyamin Poghosyan, la diaspora est une ressource cruciale pour l’Arménie (expertise, investissement, soutien). Son sentiment négatif envers la normalisation, s’il existe, est important non pas en raison d’un poids électoral mais en raison de l’impact négatif potentiel sur les relations Arménie-diaspora. Le gouvernement arménien a besoin d’une meilleure communication. Du point de vue azerbaïdjanais, pour Rusif Huseynov, l’Azerbaïdjan craint que les organisations de lobbying de la diaspora arménienne continuent des politiques anti-azerbaïdjanaises dans les capitales occidentales même après un accord de paix, compte tenu de l’influence limitée d’Erevan sur elles.
Le rôle de TRIPP dans la normalisation est un sujet très actuel et crucial, car il fait intervenir un nouvel acteur majeur que sont les États-Unis. L’initiative « TRIPP » (Commerce, Intégration régionale, Prospérité et Paix) est considérée comme importante pour la connectivité régionale et permet potentiellement aux États-Unis d’agir comme un médiateur plus neutre. La Turquie accueille probablement favorablement l’initiative tout en se coordonnant avec les États-Unis, mais elle peut également ressentir un certain inconfort si son propre rôle régional semble diminuer. La Turquie peut implicitement lier l’ouverture complète de la frontière Arménie-Turquie à l’établissement du « TRIPP » selon les modalités préférées de l’Azerbaïdjan et de la Turquie (par exemple, pas de présence physique arménienne, seulement des contrôles techniques sur un corridor).
Et enfin, quelle est l’implication de l’Organisation des États turciques (OTS), anciennement Conseil turcique, qui est considérée comme une institution en évolution, passant des liens culturels à une coopération plus institutionnalisée, particulièrement en matière de connectivité ? Alors que l’Azerbaïdjan et la Turquie soulignent souvent son potentiel géopolitique en tant que « nouveau pôle » dominant, les membres d’Asie centrale sont plus prudents, préférant se concentrer sur la coopération économique et culturelle, méfiants de tout « néo-colonialisme » perçu ou de leadership turc. Son potentiel en tant qu’acteur mondial est encore très prématuré pour être évalué.