Émeric Falize
(Naissance de l’astrophysique de laboratoire)
Paris, Honoré Champion 2025,
189 p., 19,00€
Originaire et habitant de la région de Montbard où se niche le château entouré d’un parc qu’il avait créé, Georges Louis Leclerc de Buffon (1707-1788) a été de son temps et reste encore de nos jours un scientifique célèbre. Reconnu dans toute l’Europe pour ses expériences et ses écrits consacrés à L’Histoire Naturelle (les premiers volumes paraissent en 1749), Buffon – qui est aussi mathématicien et mécanicien – n’a pas traité que des animaux et des plantes, il a ouvert, comme le met en évidence Émeric Falize, un domaine de recherche récent, l’« Astrophysique de laboratoire ». L’ouvrage de Falize (lui-même astrophysicien) doit sa naissance à la reconstitution, en 2022, dans le domaine de Buffon (1), d’une expérience que le naturaliste avait menée dans la forge « construite pour en faire son laboratoire personnel et un complexe industriel moderne ». Falize décrit le spectacle toujours fascinant de la réplique de 2022, comme une alchimie « qui unit, le temps d’un après-midi, grand public, scientifiques, historiens et artisans dans un moment d’une rare poésie ». Il importait à Buffon de comprendre les âges de la Terre à partir du refroidissement de boulets de fer incandescents de tailles différentes produits dans le haut-fourneau. Par cette expérience prodigieuse Buffon a inauguré l’histoire thermique de la Terre, il est devenu, « l’acteur d’une révolution scientifique », écrit Falize, qui ajoute : « La méthode scientifique qu’il élabore pose toutes les bases conceptuelles de l’Astrophysique de laboratoire moderne ». L’âge de la Terre – que Buffon insère dans un vaste système planétaire – s’avère très supérieur à celui de la Bible, ce qui « constitua une véritable révolution ». L’expérience suivante, menée avec du fer liquide pour évaluer le temps de solidification de la Terre, augmentera encore l’ancienneté de celle-ci. Ainsi que l’indique Falize, Buffon a opéré la coupure entre la science et la religion en faisant du temps l’artisan de la création : « Le plus grand ouvrier de la Nature est le Temps », affirmait le savant des Lumières. Quels sont les résultats de la réplique de 2022 en comparaison avec ceux auxquels Buffon était parvenu ? « Ces résultats montrent la prouesse scientifique réalisée par Buffon. Il est tout à fait incroyable qu’à la seule mesure de la sensation de sa main, Buffon ait réussi à obtenir des mesures aussi précises et aussi proches de celles fournies par les outils ultra-sophistiqués d’aujourd’hui ».
Le génie de Buffon tient aussi à la manière dont il procède. Il veut fabriquer un échantillon de la Terre, montrant par là que son expérience ressortit à l’analogie et non à la métaphore. Il lui a donc fallu réunir toutes sortes de matériaux pour réaliser une terre miniature, un microcosme à l’échelle réduite du macrocosme. Si les résultats obtenus sont erronés, il n’en demeure pas moins que « la construction intellectuelle de Buffon pour répondre à la question de l’âge de la Terre, sa mathématisation des résultats et le lien qu’il cherche à construire entre expériences de laboratoire et système astronomique constituent véritablement une révolution conceptuelle dans une physique qui est en train de se construire au milieu du XVIIIe siècle », observe Falize. Un autre élément important de l’approche buffonienne consiste en l’attention que porte le savant au contexte dans lequel se trouve son objet d’études et aux interrelations qu’il entretient avec d’autres éléments. Ainsi, ses calculs ont-ils pris en compte « l’influence des environnements de chaque planète sur leur propre refroidissement ». Une autre caractéristique de la pensée de Buffon permet à Falize d’insister sur la modernité du savant qui, au XVIIIe siècle, est le seul à avoir saisi le message de la muse Uranie : « le Temps n’est pas une donnée rigide et absolue mais bien au contraire une donnée élastique et relative, comme l’Espace ».
Rappelant les étapes historiques de l’intérêt pour l’origine de la terre abordée par les philosophes de l’Antiquité et les théologiens avant de devenir une question scientifique basée sur les mathématiques, les expériences et le développement des techniques optiques, Falize souligne également le tournant opéré par l’astronomie aux XVIIe et au XVIIIe siècles avec les études menées par Newton et Haley. A la suite de Newton, Buffon élaborera des modèles « vraisemblables » basés sur des calculs de probabilités (Falize ne manque pas de reproduire et commenter les équations et les tableaux) afin d’expliquer l’origine du monde et du système solaire. Selon son modèle « les planètes s’étaient formées dans les turbulences du torrent solaire généré par l’impact d’une comète ». La question de l’âge de la terre s’est poursuivie au XIXe siècle, en donnant lieu à un conflit entre les astronomes (Lord Kelvin) et les géologues (Charles Darwin) jusqu’à la découverte de la radioactivité naturelle par Henri Becquerel en 1896. Ainsi, le carbone 14 est-il apparu comme chronomètre parfait une fois appliqué aux météorites qui sont les « fossiles des premiers instants de la formation du Système solaire ». Falize mentionne au passage que l’âge de la Terre s’estime aujourd’hui à 4,567 milliards d’années et celui de l’Univers à 13,7 milliards d’années. L’exploration de l’Univers a quant à elle donné lieu à la découverte, en 1995 des exoplanètes, puis des « super-Terres » et des « étoiles cannibales » (qu’étudie le projet POLAR).
Dans son dernier chapitre, l’auteur retrace les moments historiques de l’histoire de l’astrophysique, de l’Antiquité à nos jours, en évoquant la fécondité des théories révolutionnaires de Tycho Brahé (on lui doit l’étoile nova) et de son assistant Johannes Kepler. Les progrès des instruments d’optique, la découverte des pouvoirs du prisme, ont donné naissance à l’Astrophysique. Si les avancées d’aujourd’hui « révèlent des images sensationnelles de trous noirs supermassifs au centre de galaxies », entre autres découvertes, « certains environnements extrêmes (comme le cœur des étoiles ou les nuages de poussière opaques) échappent encore à la résolution de ces instruments ».
Le vertige augmente lorsque Falize nous renseigne sur les capacités de l’informatique dans le calcul des équations nécessaires à la compréhension des phénomènes complexes comme la formation des galaxies. Les supercalculs se font par « pétaflops » (capacité de calcul d’un million de millards d’opérations par seconde) en attendant l’exaflops (un milliard de milliard d’opérations par seconde). « La numérisation du Cosmos est en route, et son expérimentation numérique est le quotidien des chercheurs », écrit l’auteur qui insiste sur la nécessité de « confronter les simulations numériques à des expériences de laboratoire ». Ainsi, à l’instar d’un Buffon, les Astrophysiciens d’aujourd’hui cherchent-ils à miniaturiser l’Univers en laboratoire : « Un peu à l’image de Buffon qui reproduisait des planètes au cœur de son haut-fourneau, les physiciens d’aujourd’hui reproduisent les cœurs des planètes les plus exotiques dans les chambres d’expérience des lasers de puissance » (les principaux sont le Laser Mégajoule et le National Ignition Facility ou NIF, utilisé en vue de découvrir dans l’énergie des étoiles une nouvelle source d’énergie pouvant servir aux humains).
Buffon nous révèle également l’alliance entre les sciences et les arts. Il convient de rappeler que le savant des Lumières a consacré son discours de réception à l’Académie française le 25 août 1753 (2) au « Style ». Ses œuvres ont inspiré des poètes (Victor Hugo, Le poème du Jardin des Plantes), des écrivains tels que Balzac (3), Flaubert, Leopardi (4). De belles gravures illustrent ses ouvrages. Falize remarque l’attrait de Buffon pour la théorie des quatre éléments d’Empédocle. Or, ce philosophe médecin présocratique (Ve s. av. J.-C.) théorisait les mouvements du Cosmos sous forme poétique. Buffon, fasciné par « la nature créative du feu » qui est pour lui « le moteur de la séparation entre l’eau, la terre et l’air », (il va jusqu’à réaliser une réplique de l’expérience des miroirs ardents d’Archimède), soutient que la vie ne peut apparaître qu’en présence de l’eau. Il pense qu’une « mer universelle » a recouvert la terre, ce dont témoigneraient les fossiles des coquillages et des animaux marins pétrifiés présents sur les hauteurs du monde et dans les couches de la Terre. De nos jours, écrit Falize, « la seule source de vie connue […] est celle qui repose sur la chimie du carbone ».
Si le génial naturaliste semble se tromper en annonçant que la mort de la Nature et de l’Homme résultera du refroidissement de la Terre, ses préceptes restent dignes d’être suivis dès lors que leur fondement est aussi celui de la liberté. Lorsqu’un Gilles Deleuze, définit le philosophe comme un animal aux aguets, il y a là comme un écho d’un avertissement de Buffon : « tout parle à des yeux attentifs ».
Chakè MATOSSIAN ■
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(1) https://www.musee-parc-buffon.fr
(2) https://www.academie-francaise.fr/discours-de-reception-du-comte-de-buffon
(3) Cf. l’étude de Pierre Lazlo, « Buffon et Balzac : variations d’un modèle descriptif », Romantisme, n°58, 1987. L’auteur cite Balzac qui se réclame explicitement de Buffon dans sa représentation des « espèces sociales ». www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1987_num_17_58_5854
(4) Suzanne Valle, « Leopardi, Buffon et l’idéal du savant philosophe », Revue des études italiennes, n°1-2, 2000.