Religieux à Bakou
Dans le cadre du bras de fer qui oppose depuis plusieurs mois le catholicos Karékine II et sa garde rapprochée à l’État arménien, chaque jour apporte son lot de révélations distillées par les médias ou par les réseaux sociaux. La plus récente d’entre elles est la publication d’un document attribué au Service de la Sureté Nationale d’Arménie qui révèlerait le recrutement par le KGB entre 1986 et 1988 du frère du catholicos Karékine II, l’archevêque Yezras Nersissian, primat de Moscou et de la Nouvelle Nakhitchevan, l’un des deux grands diocèses de Russie. L’authenticité du document resterait selon certains encore à prouver, mais dans le même temps, aucune déclaration venant d’Etchmiadzine ou de Moscou n’est venu officiellement infirmer cette nouvelle qui constitue une véritable « bombe », une nouvelle d’une gravité extrême. Cependant, une lettre publiée par un proche du catholicos, le père Assoghig Garabédian, ne fait qu’ajouter du trouble à une situation qui n’a déjà pas besoin d’être aggravée. Diffusée sur son compte FB et reprise à l’infini par ses amis comme par ses détracteurs, cette lettre constitue une sorte de reconnaissance « en creux » des faits. Ce dernier y déclare que l’URSS était alors la « patrie qui assurait la sécurité de l’Arménie, et le KGB, son exécutant, qu’il servait ainsi les intérêts de l’Arménie ». On peut donc imaginer que cette déclaration pourrait éventuellement servir à la justification d’éventuelles nouvelles révélations à venir. Les fonctionnaires du NKVD, l’ancêtre du KGB, qui ont persécuté des milliers de fidèles, religieux et laïcs de l’Église arménienne, et sans doute exécuté le catholicos Khoren 1er une nuit d’avril 1938, étaient en fait d’ardents patriotes préoccupés par la sécurité de l’Arménie et nous n’en n’étions pas conscients.
Ces propos apparaissent au moment même où les archevêques Ajapahian et Galestanian, tous deux poursuivis par la justice arménienne pour complot contre l’ordre constitutionnel, dénoncent dans une récente déclaration diffusée depuis leur cellule (1) « les entorses aux droits de l’homme » dont ils seraient victimes et les « attaques du pouvoir contre l’Église » (2). Alors qu’ils avaient tous les deux ouvertement adopté des positions et une rhétorique à la fois anti-démocratique et anti-chrétienne, en pourfendant la démocratie (3) et en démonisant leurs adversaires traités de « démons » [tev] et, dans le cas du Premier ministre, « d’antéchrist » [ner], ils y accusent l’Europe, et plus largement « l’Occident global », d’avoir abandonné l’Artsakh et sa population et d’avoir une politique des « deux poids-deux mesures », lorsqu’il s’agit de leurs propres droits et de ceux de l’oligarque russe Samvel Garabédian.
Ils omettent naturellement le fait que la Russie, qui est très ouvertement leur modèle politique, avait été complice de l’Azerbaïdjan et de la Turquie lors de la guerre d’agression contre le Haut-Karabakh et ensuite directement du long blocus de 9 mois et de l’assaut final de 2023. Dans le même temps, malhonnêteté ou amnésie sélective, ils occultent le fait qu’à aucun moment, du sommet de sa hiérarchie jusqu’à ses représentants du diocèse d’Arménie, l’Église de Russie n’a eu un mot pour l’opération d’épuration ethnique menée contre les Artsakhiotes. Dans le même temps, l’évêque Alexis, le primat du diocèse russe orthodoxe d’Azerbaïdjan, ne cesse de multiplier les signes d’allégeance à Ilham Aliev, ne manquant aucune occasion de saluer le souvenir et le sacrifice des héros de la guerre des 44 jours, et de se réjouir du rétablissement de l’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan (4). Nos deux « évêques patriotes » qui n’avaient jamais caché jusque-là leurs préférences politiques, tant internes qu’externes, y expriment ouvertement leur aversion pour l’Occident. Ils oublient également que le patriarche Cyrille 1er de Russie avait en 2016 nié la réalité du Génocide des Arméniens dans une interview accordée à la chaine publique russe « Rossia 1 » (5). Cette interview avait en son époque suscité beaucoup d’émoi en Arménie et en Diaspora. Un an auparavant, le Pape François, avait reconnu la réalité des faits de 1915 et prononcé le mot tabou.
Mais peut-être découvrirons nous prochainement que pour ces deux hiérarques l’adhésion au FSB est également l’expression d’une forme de patriotisme arménien …
Dans le même temps, la « presse d’opposition » développe une intense campagne aux accents haineux contre les autorités d’Erevan et tous ceux qui, en Arménie comme en diaspora, auraient, selon eux, pour unique objectif « d’attaquer la sainte Église apostolique arménienne » afin de saper le pilier principal, voire central, de « l’identité arménienne », détruire les « valeurs traditionnelles » de la nation et réduire la seule force d’opposition à la « turquification de l’Arménie » (6).
Il y a environ deux semaines, la nouvelle de la « construction d’un certain nombre de mosquées en Arménie » était diffusée par certains de ces médias et sur les réseaux sociaux. Le 21 décembre, « Hraparak », sans doute le plus virulent des médias de cette « opposition », annonçait à partir d’informations émanant de la presse turque, « qu’Erdogan avait décidé qui serait le prochain catholicos » (7). « Hraparak » reprenait littéralement les propos de deux journaux turcs « à fort tirage », dont ceux de « Külliye », qui affirme que « cette décision ne sera pas prise au centre spirituel de l’Arménie, à Etchmiadzine, mais à Ankara et à Istanbul» (8). Et de poursuivre « La Turquie se trouve au seuil de sa plus grande victoire de politique étrangère depuis Atatürk. Le président Tayyip Erdoğan est proche d’éliminer le dernier obstacle à un rapprochement direct avec l’Arménie. Cet obstacle est le Catholicos Karékine II, chef de l’Église arménienne. Son éviction transformerait l’Arménie en un pays ami de la Turquie, et le gouvernement laïc d’Erevan ne résisterait pas aux exigences d’Ankara. Nikol Pachinian a depuis longtemps renoncé à l’un des piliers de la politique arménienne : la ‘’propagande du Génocide’’. Cette démarche a affaibli les liens avec les grandes diasporas arméniennes de France et de Russie ».
Ite missa est : Allez, la messe est dite …
Après avoir assumé la tâche de relayer la propagande russe en Arménie, ces médias déversent également dans la société arménienne le venin de la propagande turco-azerbaïdjanaise.
Une plus grande vigilance s’impose désormais pour que nos communautés diasporiques ne soient pas également phagocytées par tous ces narratifs russo-turco-azéris dont le seul but est de toute évidence d’empêcher la renforcement de l’État arménien.
L’Église arménienne sera d’autant plus forte qu’elle admettra cette nouvelle réalité d’une Arménie souveraine et qu’elle renoncera à son statut d’Église d’Empire au service de la Perse, de l’Empire ottoman, de la Russie et de l’Union soviétique. De son côté, le pouvoir ne doit pas chercher à établir une « Église d’État » ce qui entraverait et pervertirait la vocation et la mission première de l’Église : permettre aux chrétiens d’Arménie et de Diaspora de vivre pleinement leur foi, enfin libérés de toutes considérations identitaires ou politiques.
Le temps de la réforme tant attendue viendra ensuite mais elle prendra beaucoup de temps.
Nous n’en sommes malheureusement pas encore là.
GORUNE
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(1) Ce qui atteste, à l’inverse de leurs assertions, du respect de leurs droits, très loin des pratiques de leurs inspirateurs et protecteurs des régimes précédents.
(2) Dans son dernier communiqué, Etchmiadzine qui ne s’était jamais ému auparavant des violations des droits de l’homme, par exemple après la tuerie du 1er Mars 2008, en appelle aux organisations internationales des droits de l’homme : « Une proposition a été présentée lors de la réunion afin de prendre les mesures appropriées en matière de coopération avec les organisations internationales et les organisations de défense des droits de l’homme pour mettre fin aux idées fausses propagées par l’appareil de propagande d’État concernant la situation actuelle de l’Église ». La prochaine étape pourrait être une saisie des cours de justices internationales pour défendre les « prisonniers politiques d’Arménie ».
(3) L’archevêque Ajapahian qui avait à plusieurs reprises, en public et devant les micros de journalistes, appelé à un coup d’État militaire avait également caractérisé les résultats des élections législatives en Arménie en 2021 de « victoire de la plèbe sur le demos … de l’Ermenistan (l’Arménie turque) sur l’Arménie ».
(4) https://pravoslavie.az/newses/news/?id=15280
(5) https://fr.azvision.az/news/6603/news.html
(6) On notera avec intérêt que nombre de ces « chevaliers blancs » sont notoirement absents de la vie ecclésiale tout au long de l’année, lorsqu’ils ne sont pas ouvertement athées. Mais il est vrai que chez les Arméniens, même les athées, les marxistes et les membres du KGB, peut-être même les bouddhistes, sont tous « membres de la sainte Église apostolique arménienne ». D’ailleurs, en Arménie, on ne parle pas de « de fidèles, de membres, de fils et de filles » de l’Église, mais « d’adeptes » [Hedevort].
(7) https://hraparak.am/post/65df855a9edfd694c93a8d59126e4486
(8) Une nouvelle fois, est avancée la thèse de l’élection-nomination au siège d’Etchmiadzine de Sahak II Machalyan, l’actuel patriarche arménien de Constantinople. Cette perspective est d’autant plus fantaisiste que ce dernier qui a séjourné dans le passé à Etchmiadzine et y a travaillé en tant qu’enseignant, a réaffirmé à au moins deux reprises un soutien inconditionnel à Karékine II et boycotté de manière ostentatoire la visite de Nikol Pachinian à Istanbul le 20 juin de cette année.