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Par Nicolas TAVITIAN
Conseiller auprès du du Haut-Commissaire aux Affaires de la Diaspora de la République d’Arménie
Les habitants de la petite Arménie observent avec appréhension l’invasion qui se déroule actuellement en Ukraine. Leur appréhension n’est pas inspirée seulement par l’empathie : l’Arménie se situe en effet sur une faille géopolitique, à la frontière entre la zone d’influence russe et l’OTAN, et l’on craint ici que le Caucase ne soit lui aussi déstabilisé. De plus, la crise économique en Russie, l’un des principaux partenaires économiques de l’Arménie, affecte déjà l’Arménie. Enfin, la diaspora arménienne est très nombreuse en Ukraine et en Russie et des dizaines de milliers d’Arméniens d’Ukraine ont déjà rejoint le flot de réfugiés.
Si les Arméniens, dans la diaspora comme en Arménie, partagent le sentiment d’horreur de l’Europe envers cette guerre, ils la vivent aussi en fonction de leur propre expérience : la république d’Arménie a elle-même connu la guerre, il y 18 mois. A l’époque, l’Azerbaïdjan et la Turquie lançaient une attaque contre la population arménienne du Haut-Karabakh. Les habitants arméniens de ce territoire avaient résisté, il y a 30 ans, à une campagne de nettoyage ethnique et établi leur propre état. L’offensive dévastatrice de 2020 fit près de 5 000 victimes arméniennes et des milliers de morts azéris et turcs. La Turquie fit venir de Syrie des combattants appartenant à des formations djihadistes et les troupes turques et azéries commirent de nombreux crimes de guerre à l’encontre de leurs prisonniers civils et militaires, comme des exécutions sommaires et des décapitations. La quasi-totalité de la population civile du Haut-Karabakh, près de 100 000 personnes, se trouva réfugiée pendant la guerre. Il fallut que la Russie mette fin à l’offensive pour empêcher que l’ensemble du Haut-Karabakh soit nettoyé de sa population arménienne.
Or, le jour du déclenchement de la guerre, l’UE ne dénonça pas l’attaque contre la population du Haut-Karabakh mais constata placidement que « des combats étaient survenus… provoquant des victimes civiles et militaires ». Loin d’annoncer des sanctions contre les Etats responsables de cette guerre, elle « appela à la fin des hostilités…, au respect du cessez-le-feu et à la poursuite des négociations ».
A une exception près, tous les dirigeants européens étaient au diapason. En Belgique, la ministre des affaires étrangère, Sophie Wilmès, sut ne rien dire avec un incontestable talent : « Des nouveaux combats intensifs ont éclaté entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan… Alors, j’entends la question : trouvez-vous normal de ceci, trouvez-vous normal de cela ? Eh bien non, évidemment que non. Tout cela n’est pas normal et il est impératif que la diplomatie prenne à nouveau le dessus ».
Le ton était le même partout en Occident. Le secrétaire d’Etat américain déclarait que « les deux parties doivent mettre fin à la violence » et reprendre les négociations. La chancelière allemande « appelait à un cessez-le-feu immédiat et à un retour aux négociations ». L’uniformité du message des diplomaties occidentales est frappante.
Seule l’intervention du président français Emmanuel Macron se distingua à l’époque : il dénonça la participation à l’offensive de « combattants terroristes » venus de Syrie et celle de la Turquie : « une ligne rouge est franchie. Je dis que c’est inacceptable, et j’invite l’ensemble des partenaires de l’Otan à regarder simplement en face ce qu’est un comportement de membre de l’Otan : je ne pense pas que ça en relève ».
Malgré la dénonciation du président Macron, les médias européens étaient, dans leur ensemble, au diapason de nos représentants politiques et représentaient le conflit comme une dispute complexe dans laquelle il ne serait pas avisé de prendre position. La plupart ne relevaient ni la participation turque, avérée et déterminante dans le conflit, ni la présence de djihadistes, confirmée également, ni les nombreux crimes commis pendant cette guerre.
Comment ne pas constater le contraste entre l’indifférence des dirigeants pendant la guerre au Nagorno-Karabakh et leur engagement pour l’Ukraine attaquée par la Russie ? Dès avant l’invasion russe de l’Ukraine, l’Occident tout entier était mobilisé pour défendre sa cause ; une fois l’invasion commencée, des sanctions sans précédent furent imposées à l’envahisseur et pour la première fois de son histoire l’UE s’autorisait à apporter un soutien militaire à un État tiers.
Sans remettre en cause l’indispensable solidarité avec un peuple attaqué, il n’est pas déplacé de s’interroger sur le contraste entre la réaction européenne à l’invasion du Haut-Karabakh, d’une part, et sa réaction à l’invasion de l’Ukraine de l’autre. Comme toute dissonance cognitive, celle-ci est peut-être une invitation à tenter de mieux comprendre les ressorts de la politique internationale et les motivations de ses acteurs. Elle représente une porte entrouverte qu’il nous appartient de franchir. Il est important pour les Arméniens, à tout le moins, d’accorder suffisamment d’attention à la question, puisqu’il s’agit de comprendre les forces qui pourraient déterminer la survie du petit Etat arménien.
Qu’est-ce qui a donc pu justifier la différence de réaction en Occident entre les conflits de 2020 et de 2022 ? La vive émotion provoquée par l’invasion de l’Ukraine semble liée en grande partie à la violation par l’envahisseur de valeurs qui tiennent à la fois de la morale universelle et de l’expérience européenne. On cherchera donc en priorité la différence de réaction aux deux conflits dans les valeurs qu’ont violées les agresseurs – Russie en 2022, Turquie et Azerbaïdjan en 2020.
C’est bien évidemment d’abord le simple refus de la guerre qui motive notre émotion au sujet de l’Ukraine. L’Europe s’est construite sur ce refus, et c’est une valeur qu’un grand nombre d’Européens ont intégrée. A l’évidence, le rejet de la guerre n’explique cependant pas en soi la différence de réaction en Europe entre la guerre en Ukraine en 2022 et celle au Haut Karabakh en 2020.
Les Européens s’indignent également en 2022 parce que c’est une démocratie que les forces de Vladimir Poutine ont attaquée le 27 février dernier. Mais on ne trouvera pas davantage dans ce motif la cause de la différence de traitement entre l’Ukraine et le Haut-Karabakh. L’Arménie et le Haut-Karabakh sont en effet les démocraties les plus dynamiques de la région, alors que l’Azerbaïdjan est la dictature la plus répressive d’Europe et que son allié, la Turquie, est redevenue sous Erdogan un Etat autoritaire. La défense de la démocratie aurait donc exigé que l’on dénonce l’agression contre les Arméniens autant que contre les Ukrainiens.
La défense du faible contre le fort ? La population ukrainienne représente environ un quart de celle de la Russie ; la population de l’Arménie et du Haut Karabakh représente un vingtième de la population de leurs agresseurs. Que l’on mesure la puissance des états par leur PNB, la taille de leurs armées ou la superficie du pays, toutes les mesures indiquent que la disproportion entre les forces était plus forte dans la guerre de 2020 qu’en 2022. Du point de vue de la puissance relative des Etats, le Haut-Karabakh et l’Arménie méritaient davantage encore que l’Ukraine la sympathie des européens et ce n’est donc pas là ce qui a justifié la plus grande mobilisation en faveur de l’Ukraine.
La défense des droits de l’homme ? On ne peut pas davantage y trouver un motif de différenciation. De nombreuses atrocités furent commises en 2020 au Haut-Karabakh. Alors que l’on a vu en Ukraine des civils sans armes arrêter des chars russes et garder la vie sauve, au Haut-Karabakh, de nombreux civils et militaires capturés furent exécutés, certains de manière atroce. Alors que l’on parle en Ukraine de victimes collatérales, au Karabakh la capitale était bombardée directement par des bombes à fragmentations dès le premier jour de la guerre. Faut-il rappeler que les Arméniens ont déjà été éliminés de l’ensemble des territoires où ils habitaient en Azerbaïdjan et en Turquie, et où vivait jadis la majorité de la population arménienne ? Les Ukrainiens n’ont pas à craindre ce traitement de la part de la Russie. Il n’y a donc pas de raison de s’inquiéter davantage des violations des droits de l’homme commises en Ukraine qu’au Haut-Karabakh.
Il est vrai que c’est la souveraineté d’un Etat reconnu internationalement que la Russie a violée en Ukraine ; le Haut-Karabakh, en revanche, n’est pas internationalement reconnu. Cette absence de statut international n’autorise cependant pas une guerre, bien au contraire : des négociations étaient en cours sous l’égide de l’OSCE et de la France, des USA et de la Russie, en vue de définir un statut pour le Haut-Karabakh qui assurerait la sécurité de sa population. L’un des trois principes régissant ces négociations était la renonciation au recours à la force. En lançant une attaque contre le petit territoire, l’Azerbaïdjan a donc violé l’un des termes de la négociation en cours. Or lorsqu’une situation analogue s’est présentée au Kosovo en 1999, l’OTAN n’a pas hésité à intervenir militairement pour protéger la population menacée par des frappes aériennes sur la Yougoslavie, État titulaire de la province rebelle. On pourrait citer plusieurs autres cas récents où les européens ont pris fait et cause pour une population menacée à l’intérieur même d’un état souverain reconnu. On ne peut donc expliquer la différence de traitement entre le Haut-Karabakh et l’Ukraine par leur statut international.
On cherchera donc en vain parmi les valeurs qui fondent l’identité européenne ou la morale politique les raisons de la différence de traitement entre le Haut-Karabakh et l’Ukraine. Dans ces conditions, peut-être faut-il chercher non pas dans les conditions liées à la guerre elle-même mais dans les circonstances qui prévalent en Europe les raisons de cette différence ?
Certains affirment par exemple que la diplomatie arménienne n’a pas su faire son travail et expliquer son cas à la communauté internationale. Il ne fait aucun doute que l’Arménie ait la diplomatie d’un État pauvre. De surcroît, l’Azerbaïdjan a consacré des budgets considérables à ses relations publiques, recrutant en Europe et aux USA les meilleurs cabinets de consultants. Le pays a par ailleurs consacré des montants astronomiques à acheter le soutien de dirigeants et élus occidentaux. C’est ce qu’ont révélé plusieurs enquêtes réalisées par des ONG, suivies souvent par les tribunaux compétents en Allemagne, en France, en Belgique, en Italie, en Espagne et au Royaume-Uni notamment. L’Arménie, elle, n’a pas les moyens de ce type d’activités.
L’influence achetée par la corruption et la propagande azerbaïdjanaises en occident ont certainement pesé dans la balance. Mais expliquent-t-elles la différence de nature entre le traitement de l’Ukraine et du Haut-Karabakh ? D’après l’OCCRP, organisation spécialisée dans la lutte contre la corruption, la Russie aurait consacré plus de 20 milliards de dollars à la corruption en Europe, alors que le montant consacré par l’Azerbaïdjan à ces activités serait bien moindre, soit 3 milliards. La Russie a également des outils de propagande bien supérieurs à ceux de l’Azerbaïdjan. Dans ces conditions, comment ce fait-il qu’à la différence de son petit voisin, ce puissant pays n’ait pas su acheter le silence de l’occident? L’argent seul ne suffit donc pas.
Un commentateur, Eric Hacopian, a évoqué l’hypothèse qu’une forme de racisme ou de provincialisme nord-européen ait favorisé les Ukrainiens aux dépens des Arméniens. Peut-être, comme l’a dit ce commentateur, l’Europe est-elle « un club, et nous [les Arméniens] n’en faisons pas partie ». Le conflit du Haut-Karabakh serait un « conflit dans un pays lointain entre des peuples dont nous ne savons rien », selon la phrase du premier ministre Neville Chamberlain en 1938. Il semble cependant réducteur de réduire la question à des questions de couleur de peau ou de cheveux.
Le même commentateur a d’ailleurs formulé une hypothèse presque opposée : le politiquement correct, qui ferait craindre aux occidentaux de prendre parti pour un Etat chrétien contre un Etat musulman. Il est vrai que la Turquie en particulier a appris à manipuler le sentiment de culpabilité d’une partie de l’opinion européenne envers les musulmans et d’invoquer en revanche la loyauté à l’Islam de nombreux de musulmans d’Europe. On a ainsi vu, pendant la guerre du Karabakh, Erdogan dénoncer l’islamophobie supposée du président Macron. Cette hypothèse ne tient cependant pas compte de ce qu’une partie au moins aussi importante de l’opinion européenne est imprégnée de préjugés hostiles aux musulmans. Pour pouvoir la valider, il faudrait donc pouvoir expliquer pourquoi l’un de ces préjugés aurait pris le pas sur l’autre.
Si ce n’est pas le racisme ou l’islamophilie, peut-être est-ce la proximité géographique et l’importance de l’Ukraine qui justifient la mobilisation en sa faveur ? Ce pays est en effet plus grand que la France et a des frontières communes avec plusieurs Etats de l’UE, alors que l’Arménie et le Karabakh sont de tout petits États sans frontières avec l’UE.
Les arguments liés à la taille et à la proximité de l’Ukraine, comme à l’influence de ses diplomates, à l’actualité du moment ou aux préjugés des Européens ne peuvent fournir une explication satisfaisante à l’énigme qui nous occupe. Si l’un ou l’autre de ces éléments était la clé que nous cherchons, il y aurait eu entre le traitement politique et médiatique des deux conflits qu’une différence de degré. Or la différence ne fut pas de degré mais de nature : les dirigeants européens n’ont pas condamné moins fort l’agression au Haut-Karabakh qu’en Ukraine et les crimes commis à cette occasion; ils ont tout bonnement nié l’existence d’une agression, et n’ont donc pas dû la condamner. Ils n’ont pas sanctionné la Turquie et l’Azerbaïdjan avec moins de sévérité que la Russie, ils n’ont tout bonnement jamais envisagé de le faire.
L’explication à la différence de traitement entre l’Ukraine et le Haut-Karabakh doit donc être trouvée ailleurs. Le gouvernement turc lui-même nous en donne peut-être un indice dans un rapport publié peu après la guerre pour faire connaître son succès dans la guerre du Haut Karabakh : on y lit que « la Turquie a soutenu l’Azerbaïdjan dans tous les forums internationaux dont elle est membre, et tout particulièrement l’OTAN, bloquant d’éventuelles décisions défavorables à l’Azerbaïdjan ». Malgré le rappel à l’ordre du président Macron, en effet, l’OTAN a fait le choix de ne pas empêcher l’intervention turque pendant le conflit et de ne pas dénoncer l’offensive sur le Haut-Karabakh, mais d’adopter sur le sujet une position incolore et inodore.
La mauvaise humeur qui semble régner depuis quelques années entre les dirigeants européens et M. Erdogan ne doit pas nous faire oublier en effet que la Turquie reste l’un des membres les plus importants de l’alliance atlantique. Cette alliance, on le sait, est dirigée principalement contre la Russie, qui considère pour sa part le Sud Caucase, y compris l’Arménie et l’Azerbaïdjan, comme faisant partie de son « étranger proche » et assure la protection de l’Arménie. Or, en attaquant les Arméniens du Haut-Karabakh, la Turquie a effectué une incursion sans précédent dans le domaine réservé de la Russie. Notre dernière hypothèse est donc la suivante : c’est parce que la Turquie est membre de l’OTAN, donc alliée, et que son offensive visait un État sous la dépendance de la Russie, que l’OTAN et l’Union européenne se sont abstenues de freiner ses ardeurs.
L’importance stratégique de la Turquie pour l’OTAN ne tient pas seulement à sa puissance militaire et à sa proximité de la Russie. Elle est liée également à son rôle stratégique en matière d’accès aux hydrocarbures puisqu’elle forme, avec l’Azerbaïdjan, un couloir d’accès vers les ressources pétrolières et gazières de la région de la mer Caspienne et de l’Asie centrale. L’Azerbaïdjan est déjà un important fournisseur de gaz naturel à l’Europe, qui a financé des gazoducs traversant la Turquie pour l’acheminer vers l’Ouest. L’accroissement de la puissance turque et azérie dans la région permet donc de renforcer l’accès des occidentaux aux hydrocarbures de la caspienne en même temps que leur posture contre la Russie.
Un examen attentif des circonstances des conflits d’Ukraine en 2022 et du Haut-Karabakh en 2020 nous permettrait donc de conclure que ce sont avant tout des considérations stratégiques qui ont déterminé les positions européennes à leur égard. Le « club » dont les Arméniens « ne font pas partie », selon la formule du politologue Eric Hacopian, ce n’est pas l’Europe blanche et blonde, mais l’OTAN et, plus généralement, l’Occident politique.
La différence de traitement par l’Europe entre les conflits de 2020 et de 2022 ne peut en revanche pas être expliquée par la défense de principes de droit international ou par des valeurs morales à défendre, ni par les circonstances annexes parfois invoquées, comme le racisme, l’islamophilie, les limites de la diplomatie arménienne, l’actualité ou la proximité du conflit.
Cette conclusion est lourde de conséquences, à la fois pour l’Arménie et pour l’Europe en général. En 2020, après deux semaines de combats autour du Haut-Karabakh, le président arménien, Armen Sarkissian, se rendait à Bruxelles pour tenter d’obtenir de l’OTAN qu’elle intervienne pour arrêter l’intervention turque. Il déclarait : « Vous ne le voyez peut-être pas clairement, mais il y a un autre désastre [que le virus du COVID] qui vous arrive, du Caucase cette fois ; ce n’est pas un virus biologique, c’est le virus de l’instabilité et de la guerre… ces actions de la part de la Turquie nuiront à l’OTAN, à son prestige et à l’idée même qu’il s’agit d’une alliance défensive ».
La déclaration du président arménien fut prophétique : le gouvernement russe a bien noté, en 2020, la connivence de l’Europe à l’occasion de cette première incursion militaire d’une puissance de l’OTAN dans son étranger proche. Il en aura conclu que l’OTAN n’est pas qu‘une alliance défensive, et cette constatation aura renforcé sa détermination à prévenir toute nouvelle interférence occidentale dans le ventre mou de la Russie qu’est l’Ukraine.
Ce « virus de l’instabilité et de la guerre » sera fatal au projet européen qu’incarne l’UE. J’avais écrit après la guerre de 2020 dans le journal belge La Libre Belgique que « si l’Europe démissionne ainsi face à Ankara, il lui faudra aussi renoncer bientôt au projet qu’elle incarne : un idéal humaniste et internationaliste à l’échelle du continent et un espoir de paix durable ». Si l’émotion des européens est sincère face aux horreurs qui se produisent en Ukraine, leur unité, en revanche, est de façade. Une grande partie d’entre eux sont désormais conscients de l’incohérence de la politique extérieure de l’Europe qui, au lieu de consolider un ordre européen fondé sur le droit et de mobiliser sa puissance au service de ses valeurs, se mobilise ici pour la paix et là pour la guerre, soutient les peuples opprimés dans un pays, et le gouvernement qui opprime chez son voisin.
Ce comportement opportuniste en matière de politique étrangère n’est pas spécifique à l’Union européenne ; il est le propre des puissances. Contrairement aux autres puissances, cependant, l’Europe n’est pas soudée par le sentiment national mais par les normes qu’elle incarne. C’est là que réside son attrait, mais aussi sa fragilité. Dès lors qu’elle s’abandonne à servir les intérêts de l’un ou l’autre Etat au mépris des règles qu’elle s’était imposées, ce sont ses propres fondations qui s’effondrent sous nos pieds.
Au lieu de s’efforcer d’être une puissance d’équilibre au service de normes qui s’appliquent à tous, l’Europe a accepté de servir de force d’appoint à l’OTAN et elle aura bientôt perdu sa raison d’être. Avec elle disparaîtront le rêve et les efforts de plusieurs générations d’européens.
Un petit Etat comme l’Arménie, quant à lui, ne pourra décidément pas compter sur un quelconque ordre européen, ni même sur le respect du droit international. Sa survie au XXIe siècle dépendra de sa capacité à développer au mieux son potentiel et son autonomie en matière de sécurité, à commencer par sa défense et un système d’alliances. C’est ainsi que l’Europe aura promu l’égoïsme nationaliste et la guerre. Qu’on ne reproche pas aux Arméniens s’ils tiraient enfin les conclusions qui s’imposent.
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