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2023, l’année de la grande catastrophe

La carte du Haut-Karabakh d’après la Guerre de 44 jours et d’avant septembre 2023

Par Marc DAVO

Le soir du 31 décembre, la chrono a annoncé 00h00 sur la façade principale de l’Arc de Triomphe de Paris et l’année 2024 a aussitôt démarré en présence d’une foule dense de Parisiens et touristes étrangers en joie qui s’étaient rués vers les Champs-Elysées au cours de la soirée. Un grandiose feu d’artifice a commencé. A Erevan aussi, sur la Place de la République, le feu d’artifice organisé à grands frais a provoqué sans doute le plaisir populaire de voir une année terrible s’achever. Cependant, beaucoup de gens, notamment ceux venus du Haut-Karabakh et qui ont subi l’horreur de la guerre et le nettoyage ethnique au vu et au su de ce qu’on appelle la communauté internationale, exsangues et dégoutés de cette injustice, ont, dans leur for intérieur, pleuré la perte de la patrie avec toutes ses conséquences humaines, morales et matérielles.

>>>  La malediction continue 

En 2023, nous avons été témoins d’une grande catastrophe dont les effets ne sont pas encore pleinement appréhensifs dans la conscience nationale arménienne. Un peu plus de cent ans plutôt, deux empires autoritaires mais écrasés par la Grande guerre du début du XXe siècle se sont entendus sur le dos des Arméniens qui venaient de connaître le premier génocide du siècle, pour les priver d’une partie importante de leur terre. Kars, Ardahan et Surmalu (région du Mont Ararat) sont passés aux Turcs par l’accord Lénin-Atatürk (Traités de Moscou et de Kars). Les descendants de ces deux leaders ont, une fois encore dans une alliance maléfique, procédé au même genre de rétrécissement de l’espace vital des Arméniens qui leur appartenait depuis plusieurs siècles. Vladimir Poutine et le tandem Erdogan-Aliev ont joué le même jeu cynique contre le peuple arménien ; l’un veut rétablir son empire perdu, les seconds continuent leur œuvre destructrice contre le pays arménien.  Le commentateur Tatoul Hakobian qualifie la perte du Haut-Karabakh en septembre dernier comme « la catastrophe la plus douloureuse du XXIe siècle » pour les Arméniens. Il a sans doute raison. 

Inutile de se lamenter en énumérant la perte territoriale et la perte d’un segment importante de la jeunesse. L’une ne va pas sans l’autre, soit dit en passant. Les Arméniens le savent très biens, mais leurs dirigeants le savent-ils ?   

>>>  La « classe politique » porte une lourde responsabilité

Tigran Hakobian, ex-directeur d’Armenpress, se demande pourquoi la classe politique arménienne n’a pas pris en compte le changement géopolitique que les déclarations de Vladimir Poutine en 2007 à Munich laissaient présager. A rappeler synthétiquement que le président russe, appuyé par une alliance de forces politico-économiques (le terme oligarchie est employé) s’est décidé à stopper le déclin de la puissance russe. Pour ce faire, il a opéré des rapprochements avec la Turquie d’Erdogan dont la politique étrangère s’inspire des préceptes du néo-ottomanisme et le régime de la République islamique d’Iran, tous deux mécontents de l’attitude des pays occidentaux. 

Dans cette nouvelle configuration, l’Arménie dont les dirigeants pro-russes, durant des années, avaient totalement mis le pays, sa politique étrangère, son économie, ses infrastructures et surtout sa sécurité sous le contrôle de la Russie, est apparue comme « le dindon de la farce ». Elle n’était plus l’élément déterminant de la stratégie russe dans le Sud-Caucase. Tous les dirigeants  arméniens successifs n’ont pas vu ou n’ont pas voulu voir les nuages qui s’amoncelaient à l’horizon, continuant de maintenir la population à l’écart de la réalité, tandis que les milieux intellectuels persistaient dans leur apathie.  

En tout cas, la réponse à l’interrogation ci-dessus semble aisée. La classe politique arménienne est restée  –encore aujourd’hui–  formatée par le système soviétique. Aucun aggiornamento n’a eu lieu après l’implosion de l’URSS. La classe politique,– dirigeants et intellectuels,– a continué de raisonner dans les moules forgés par le modèle soviétique, aggravé par le développement de la corruption et de la paresse intellectuelle. Levon Ter Petrossian, Robert Kotcharian, … Zori Balayan, … qui dominent encore le champ politique et philosophique, la grande partie du personnel politique, diplomatique et militaire sont le produit d’un régime dépassé, pire ! pour certains, du stalinisme. L’absence du renouvellement décisif de la pensée politique caractérise la période écoulée. Ce marasme intellectuel s’est aggravé en raison de la réticence, voire du refus de la classe politique d’Arménie d’associer à la gestion du pays les éléments dynamiques et modernistes de la diaspora. Dans ces conditions, les forces politiques dans leur majorité ne pouvaient pas percevoir le lent changement de la donne géostratégique qui s’opérait. Elles ont continué à raisonner avec les catégories obsolètes. Et, elles sont allées dans le décor et avec elles, la population qui, désespérée, quitte petit à petit le pays.

>>>  D’une diaspora à l’autre 

Dans une discussion avec une amie attentive aux évolutions contemporaines et qui connaît le Moyen-Orient, j’ai évoqué le cas israélien ; cas auquel on se réfère souvent lorsqu’on cherche des contre-exemples aux échecs politiques connus par les Arméniens. Ses dires confirment l’importance du caractère déterminant du groupe dirigeant, y compris celle des personnalités politiques prises individuellement. La création de l’Etat d’Israël en 1948 a fortement et de façon décisive bénéficié de l’apport d’hommes politiques expérimentés. Les communautés juives vivant dans les principaux pays industriels ont été impliquées de près ou de loin dans la gestion politique et économique de leur lieu de résidence. En France, des ministres et présidents du conseil, des grands industriels, … ont fait partie du paysage national. Il en a été de même aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, etc. Les communautés juives d’Europe occidentale disposaient du personnel politique hautement professionnalisé. L’Etat d’Israël n’a pas démarré à partir du néant dans son mode de gestion étatique. Il n’avait pas besoin d’une période indispensable de rodage comme tout nouvel Etat.

J’ai objecté pour ce qui concerne l’Arménie. Lorsque que la première République a été proclamée en 1918, les Arméniens du Caucase avaient déjà donné à la classe politique locale des Alexandre Khatissian, Simon Vratsian, … qui avaient accumulé une expérience politico-administrative non-négligeable. En Perse, au début du XXe siècle, l’implication de Rostom, membre de la direction de la FRA-Dashnaktsoutioun, dans la révolution constitutionnaliste n’a pas été sans effet. Yeprem-Khan l’Arménien a dirigé la Police et défait les forces réactionnaires qui voulaient rétablir l’absolutisme de la monarchie perse. 

Le malheur est que la IIIe République, dès sa proclamation, a pratiquement exclu les forces vives et modernistes arméniennes issues de la diaspora occidentale. Ce n’est pas la seule présence de Raffi Hovhanessian, éphémère ministre des Affaires étrangères de Ter Petrossian, venu des Etats-Unis ou de quelques conseillers d’ailleurs sous haute surveillance de la nomenklatura post-soviétique, qui pouvaient modifier la nature et les orientation du nouvel Etat.

A l’instar des communautés juives, les Arméniens en Occident disposent des professionnels dans les différents domaines et qui peuvent être très utiles pour bâtir un Etat moderne, loin du modèle autoritaire ou moyenâgeux des pays environnants d’Arménie. Ce n’est pas l’apport des diasporiques issus de ces derniers qui aideront à la construction d’un Etat tel que souhaite la majorité des Arméniens. Tout diasporique n’est pas l’homme idoine. Robert Kotcharian avec son idée d’intégrer l’Arménie dans la Fédération de Russie, Ruben Vardanian qui plaide pour un Tatarstan arménien ou Margarita Simonian, directrice de l’organe de propagande Russia Today, qui manipule les masses au service d’un chef absolutiste, …  viennent tous du côté obscure de la force. 

L’année 2024 doit être l’occasion de méditer aux forces et faiblesses de l’Arménie.