Alain NAVARRA-NAVASSARTIAN
PhD histoire de l’art et de la sociologie,
Président de HYESTART
Deux conférences ont eu lieu, à Lyon et à Toulouse, autour de la thématique des diasporas arméniennes en France. Afin de mieux cerner la multiplication des migrations arméniennes sur le territoire français et la recomposition des identités, en tentant de comprendre comment ces diasporas sont stimulées par l’action conjuguée de la technique (communication, réseaux sociaux, transports, etc.) et du politique. Recomposition et redéfinition des identités individuelles et collectives. Nous avons aussi abordé le thème de la transnationalité et constater les lacunes ou l’efficacité des réseaux transnationaux arméniens. Il s’agissait aussi de questionner le “sentiment national” des Arméniens diasporiques après le conflit des 44 jours et ses conséquences désastreuses. On a interrogé la nature des relations que les Arméniens diasporiques entretiennent avec la république d’Arménie, parfois vécue comme une “communauté imaginée” plus qu’un pays réel.
Le sentiment d’appartenance, vivifié par le conflit, n’est par contre, plus une donnée naturelle, il s’agit aussi d’arrangements sociaux, objet de débats y compris politique. Certaines expressions de l’arménité sont parfois jugées obsolète par le public qui souhaite que se redessine les liens avec l’Arménie. Ces conférences-débats ont suscité beaucoup de réactions : en premier lieu la volonté de sortir d’une adhésion passive à l’arménité, la volonté d’être des acteurs de l’appartenance, une volonté d’inscrire plusieurs actions dans l’arène publique et de ne plus envisager l’état français comme un état providence mais plus comme un partenaire. Le désir de s’affranchir d’une certaine sujétion au collectif si on n’y trouve plus matière à réflexion ou à l’action a été aussi clairement exprimé. Le refus de voir s’installer un simple écosystème culturel a été mis en avant par les plus jeunes. La richesse des débats et la volonté de dépasser les chapelles pour amorcer une réflexion en profondeur montre l’importance de ces espaces de discussion, en cela les objectifs visés par les conférences est un succès.
Proposer une typologie des diasporas françaises est risqué, il faut la saisir à travers les contextes socio-économiques, historiques ou politiques qui leur donnent jour. Si à Lyon ou Nice on trouve des diasporas cristallisées et stabilisées, Toulouse a une diaspora plus récente, plus fluide et étonnante : il y a dans le comité non seulement une majorité de “Hayastantsis” mais aussi des Français et une personne juive, tous particulièrement impliqués. Si on peut constater des tensions entre diaspora historique et diaspora venue de l’Arménie sur certains sujets, dans les villes “historiques” de l’installation arménienne en France, Toulouse offre le visage d’une diaspora jeune, décomplexée, souhaitant utiliser tous les rouages de la citoyenneté pour se faire entendre. Il y a dans ce groupe une volonté de réinventer les rouages communautaires, mené par un leadership actif et inventif.
Le collectif est un enjeu pas une simple donnée et le groupe de Toulouse est une belle surprise. Mais on a retrouvé à Lyon des échanges essentiels sur l’action collective, le leadership ou l’action publique.
Plusieurs points ont été soulevés et ont donnés lieu à des débats :
Il est difficile de constater un changement dans un temps aussi bref après les conférences-débats mais la volonté de mettre en place un nouveau répertoire commun d’actions et un sens de l’action partagée a été clairement exprimée. Sortir du champ étroit de certaines caractéristiques du champ communautaire l’a été tout autant, il s’agirait bien sûr d’affiner l’analyse du public : tranches d’âge, activités professionnelles, etc.
On a bien dû constater les failles dans la cohésion sociale du groupe arménien. Failles qui ont remis en cause le sens à donner à la solidarité collective mais aussi à l’orientation des actions à mener, tout comme aux moyens d’action mis en place. Très vite se dessine la volonté de maîtriser ce mouvement de contestation au nom de l’unité nécessaire dans ce temps de crise. Mais il faut souligner la façon dont les réseaux sociaux ont permis de reconfigurer les modes d’expression et d’engagement des individus arméniens n’entrant dans aucune case communautaire, ces formes d’expression étant moins élitaires. La subjectivité mais parfois aussi la violence, ou le sarcasme contre les institutions communautaires ont mis à mal la volonté affichée d’une unité « à tout prix » exprimée par le leadership communautaire. Il est difficile d’analyser le potentiel rénovateur des réseaux sociaux à l’égard des structures diasporiques arméniennes mais nous pouvons souligner que la toile est apparue comme un espace politique informel pour un grand nombre de ces individus, et comme une nouvelle culture participative alors que ces mêmes personnes sont silencieuses hors ligne. C’est un des grands changements dû à la guerre : la connectivité des diasporas.
Mais ces espaces de discussion entre soi structurent-ils des positions politiques et mènent-ils à des modes d’engagement hors-ligne ?
Il n’en reste pas moins que pour bien des Arméniens de la diaspora historique française, cela a permis de renouveler des modes de participation : pétitions, donations, achats en ligne de produits arméniens, etc.
Ces nouvelles formes d’expression sont-elles de réelles formes de participation ?
La manifestation de la colère est certainement le mode le plus évident de communication durant ces deux années écoulées depuis la fin de la guerre. Mais ces manifestations sans demandes ou propositions concrètes permettent-elles une modification des modes de réflexion et d’action des groupes constitués pendant la guerre ?
L’absence de construction des revendications et des actions à mener (soit contre le leadership diasporique soit contre le silence des institutions internationales voire nationales) a eu pour résultat que, de facto, les individus traditionnellement connus des pouvoirs publics nationaux ont de nouveau représenté l’ensemble des Arméniens (pour une grande part invisibilisés) alors même que les réseaux sociaux révélaient un malaise face aux institutions diasporiques.
Le refus d’accepter ou d’adhérer aux attributs habituels en tant que « bon » Arménien a été clairement formulé, attributs qui sont censés déterminer, aussi, nos conduites individuelles :
Intégration parfaite à la société d’accueil, résilience, un certain conservatisme, etc. Ce qui permet sans trop réfléchir d’attribuer une cause à nos conduites. Ces « dispositions » de l’individu arménien interviennent grandement dans les échanges sociaux entre Arméniens mais aussi avec les non-Arméniens.
Ma réponse à votre question est donc clairement un oui, une prise de conscience existe, une volonté de changement aussi.
On sent la nécessité de sortir du mode de l’imposition pour définir des situations de la réalité, des problèmes, des objectifs et des possibilités d’action.
Toute thématique entraînant de nouveaux imaginaires, sociaux, économiques ou autres, pour réinventer l’avenir des Arméniens est bienvenu dans le contexte actuel. Oui, ce sont pour la plupart de mauvaises nouvelles. Faire un pas de côté nous permet de réfléchir à comment faire face et remet l’arménité au centre de l’action et du sujet arménien. Une arménité adaptée aux nouvelles donnes du monde contemporain, ce qui ne signifie pas être oublieux de notre culture mais éviter qu’elle ne tombe dans le simple folklore. Le programme de ArmAcademia a pour fonction de cultiver l’esprit critique plutôt que disséminer des connaissances toutes faites. On apprend à savoir se questionner, mettre en doute, croiser les disciplines et sources d’information. Il y d’ailleurs la volonté de créer un comité scientifique. Il s’agit de passer du paradigme de l’expertise qui s’appuie sur le savoir homologué : théories, concepts, grilles d’analyse, etc. Pour expliquer ce qui se passe dans une interaction et planifier son action au paradigme de l’action éclairé par la réflexion. Cela demande de nouveaux apprentissages pour le groupe arménien et ArmAcademia semble être un outil intéressant pour cette démarche.
Ce qui a été fait dans trois villes : Lyon, Toulouse et Nice est une étape importante. Il s’agit maintenant d’affiner le concept et de le développer. On a pu constater l’envie du public à avoir des outils différents pour mieux saisir les enjeux de l’arménité dans un nouveau contexte historique, social et politique pour les diasporas arméniennes. Le terme de débat est ici employé de façon générique ; mais il recouvre une variété d’activités orales qui vont de la « rencontre autour »… d’un livre, d’un auteur, d’un événement artistique, social ou politique à la conférence classique où l’intervenant possédant une compétence légitimée s’adresse à un public. Mais on pourrait aussi envisager du mentoring pour mener à bien des projets issus des réflexions de ces conférences-débats. Le champ des possibles est vaste mais demande une structuration sérieuse, comme une mise en cycle de type universitaire, qui permet à la fois la mise à distance de l’actualité, qui permet d’en rendre compte sans tomber dans la guerre des chapelles, quand je parle d’actualité, cela peut être de l’ordre de la technologie, de la communication, etc. L’idée de cycle permet un approfondissement dans le temps des sujets abordés. Cela évite que l’on ne soit que dans l’immédiateté du débat pour être dans la production de réflexion. Cela permet de créer un espace dédié à la concertation plus qu’à l’affrontement.
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