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Au nom de l’unité de la nation et de la sécurité de la République d’Arménie

Dans une tribune publiée le 1er juin dernier dans les colonnes du quotidien stambouliote « Jamanak » , après avoir procédé à une analyse rétrospective des relations entre l’État et l’Église en Arménie depuis 2018, le journaliste et analyste Sako Arian invite les deux parties à reprendre un dialogue interrompu depuis  plusieurs années au nom des « intérêts supérieurs de la nation ».

De grandes manifestations auront lieu en Arménie à l’automne. Le Gouvernement organisera un nouveau sommet Arménie-Diaspora à Erevan du 16 au 23 septembre, et l’Église accueillera à Etchmiadzine des milliers de pèlerins pour la re-consécration de la cathédrale, la bénédiction du Saint Myron et des ordinations épiscopales.

On ne peut qu’espérer que ces événements d’importance pour tous les Arméniens se dérouleront dans un climat apaisé, voire de concorde, et qu’ils pourront même favoriser la reprise de ce dialogue dont l’interruption représente, comme l’écrit S. Arian un danger mortifère pour la nation arménienne, pour la stabilité intérieure et la sécurité de la République d’Arménie.

Chaque Arménien, qu’il vive en Arménie ou en Diaspora, indépendamment de son appartenance religieuse ou politique, est en droit d’attendre de l’Église comme du Gouvernement que les intérêts partisans soient mis de côté afin de retrouver raison, de faire nation ensemble et de résister face aux plans d’anéantissement de nos ennemis.

 

Le dialogue est impératif

Il n’est un secret pour personne que l’Église apostolique arménienne a joué un rôle irremplaçable dans les différentes périodes de notre histoire.

De nombreuses études ont été consacrées à ce rôle, mais c’est une réalité évidente  que l’Église est la « chappe spirituelle » du peuple arménien, une forteresse pérenne pour son  âme et sa conscience, y compris, et surtout, à l’époque où de nombreux malheurs frappaient collectivement les Arméniens, privant tout  un peuple de sa patrie. Il en a été de même en Diaspora et cela continue aujourd’hui avec des objectifs, une vision, et de manière sans doute beaucoup plus organisée.

Mais au-delà ces études, il faut également tenir compte du fait que dans la réalité arménienne d’aujourd’hui, bien qu’elle conserve encore une certaine importance et une certaine visibilité dans la vie du pays, l’Église apparait comme marginalisée pour une part importante de la société.

En Arménie, depuis le changement de gouvernement en 2018, la position adoptée par les autorités actuelles à l’égard de l’Église a connu bien des aléas. L’expression la plus caractéristique de cette nouvelle situation a été la position de « neutralité » adoptée par le gouvernement lors des événements liés au mouvement « Nouvelle Arménie, Nouveau Patriarche »[1], ce qui a en quelque sorte créé une situation sans précédent. Sans précédent, dans le sens où durant les trente ans qui se sont écoulés depuis l’indépendance, l’Église a toujours été l’alliée de tous les pouvoirs, y compris pendant la période du « Premier président », Levon Ter-Petrossian.

Cette nouvelle situation dont les conséquences pourraient bien perdurer, n’a fait qu’approfondir le fossé entre les autorités pro-occidentales, d’une part, et d’autre part, les membres de la congrégation de Saint-Etchmiadzine qui ont progressivement resserré leurs rangs autour du Patriarche de tous les Arméniens. La question concerne donc aussi l’Église en tant qu’institution dont le rôle est également important dans l’ensemble de la diaspora.

Les autorités ont compris qu’il serait impossible de « réformer » l’Église de l’intérieur, ou de remplacer S.S Karékine II, le Catholicos de tous les Arméniens. Par conséquent, elles sont passées à une nouvelle étape dont le mot-clef a été « ignorance ». De ce fait, l’Église a commencé à être tenue à l’écart des événements protocolaires d’importance de l’État. Les personnalités de premier plan de l’État ont cessé de participer aux célébrations importantes du calendrier religieux[2].

Plus tard, en particulier à partir de début de cette année, cet antagonisme jusque-là « feutré », s’est manifesté de manière plus « visible », lorsque, bouleversant la tradition et les pratiques jusque-là en vigueur, la Première chaîne TV d’État a privé d’accès aux ondes Sa Sainteté le Patriarche de tous les Arméniens et n’a pas diffusé son message du Nouvel An.

Beaucoup pensaient alors qu’on en resterait là et que chacun continuerait d’accomplir sa mission et d’œuvrer dans le cadre de ses attributions, sans nouvelles attaques ni mesures de rétorsion.

Cependant, en raison de certaines circonstances, est apparu l’archevêque Bagrat Galstanian qui a réussi à rassembler autour de lui une grande masse de sympathisants en peu de temps, promouvant ainsi un programme de changement du pouvoir.

Dès lors, l’Église a été une nouvelle fois visée et beaucoup pensaient que S.S.  Karékine II, le Catholicos de tous les Arméniens, se désolidariserait  de ce mouvement pour « éloigner cette coupe de fiel » du Saint-Siège d’Etchmiadzine.

Mais, cela n’a pas eu lieu.

Aujourd’hui encore, la théorie de Mgr Bagrat du « gel de son ministère »[3], officiellement validée par le Saint-Siège d’Etchmiadzine, demeure incompréhensible pour beaucoup de gens. On peut donc en conclure que d’une certaine manière, le Saint-Siège Etchmiadzine a donné sa bénédiction au mouvement « Le Tavouch pour le salut de la patrie » de l’archevêque Bagrat.

La « joute » qui se déroule actuellement a déjà clairement révélé la détermination des deux parties à mener jusqu’à son terme ce combat. Ici, pour l’Église, il s’agit  de mener à son terme l’agenda du changement de pouvoir. Face à elle, les autorités s’efforceraient de vaincre le mouvement, ou attendraient qu’il s’éteigne tout doucement.

C’est dans ce contexte que s’est produit « l’incident de Sartarapat »[4] qui a été une grave erreur tactique et qui, pour l’opposition, aurait dû constituer le pic de la contestation de rue en cours, permettant ainsi de plus grandes perspectives de succès pour le mouvement.

Quoi qu’il en soit, cela ne s’est pas non plus produit.

En plus de promouvoir la question du changement de pouvoir, l’archevêque Bagrat s’est attelé à une deuxième tâche, celle de protéger le titulaire du Siège de Saint-Etchmiadzine et de faire « jaillir toute la vérité » sur cet incident.

Évitant de répondre sous le coup de l’émotion, le gouvernement a agi avec sang-froid, partant de l’hypothèse que « les gens n’aimaient déjà pas le Catholicos » et que par conséquent, ce qui s’était produit serait perçu comme un « bon point » pour lui.

Du point de vue de beaucoup, ça aurait été un bon moyen de « calmer toutes les ardeurs ».

Il est certes désolant de devoir à nouveau évoquer tout cela, mais il nous faut être sincères et surtout sans parti-pris.

De nouveaux développements auront sans doute lieu à l’avenir dans le cadre de ce grand affrontement. Le combat continuera entre les deux parties, avec toutes ses composantes, toutes ses subtilités et tous ses courants politiques.

Tout cela nous vaudra un « gros zéro ».

Les deux parties sont responsables de la crise actuelle.

Sans entrer dans les détails, sans parler de l’avenir de ce mouvement, nous ne pouvons pas nous empêcher de penser que l’État pourrait effectivement vivre sans l’Église, mais que les Arméniens en tant que nation, y perdraient beaucoup.

Pour beaucoup de gens, surtout à ce stade des choses, les « discours de bons conseils » sont synonymes de faiblesse. Le « bon sens », et surtout le « refus de toute « influence », sont également considérés comme inopportuns et comme des approches dépassées comparables à un « certificat de bonne conduite ».

Quoi qu’il en soit, à ce stade des choses et en cette période, compte tenu du contexte régional, même si l’une des parties gagne, ou prétend gagner, la défaite sera générale. Tant que ne naitra pas un dialogue, ou au moins une perspective de dialogue, cette défaite pourra être bien plus grande et plus redoutable encore que tout ce processus et la grande tragédie de la dernière guerre en Artsakh dans les tréfonds de laquelle se trouvent assurément cette lutte, ou d’autres similaires, qui provoquent l’affaiblissement de la nation.

Au bout du compte, nous ne devons pas oublier que seuls les peuples qui ne s’affrontent pas dans des luttes intestines remportent des batailles et vainquent.

Nous devons considérer ces incidents non comme une guerre, mais comme une débâcle, une défaite.

En d’autres termes, si l’on réalise enfin que les Arméniens doivent s’unir en tant que nation, alors seulement l’horizon de notre avenir pourra s’élargir et de nouvelles perspectives apparaitre.

Dans le cas contraire, la défaite continuera à détruire le peuple arménien, l’esprit arménien et toute vision future pour l’Arménie.

Cela vaut aussi bien pour ceux qui « croient en l’Arménie d’aujourd’hui »[5] que pour ceux qui nourrissent d’autres rêves[6].

Aucune des deux parties ne pourra devenir forte sans l’autre.

Le dialogue est la seule issue à cette situation.

Le dialogue est le seul moyen de résoudre les tensions entre le Gouvernement et l’Église.

Dans tous les cas, les deux parties constituent les principaux vecteurs de stabilisation de la situation intérieure de l’Arménie.

On ne peut évidemment pas mettre sur un pied d’égalité le pouvoir politique et le Saint-Siège d’Etchmiadzine, mais leur collaboration est impérative.

Nous ne faisons pas allusion aux processus politiques probables qui pourraient ouvrir la voie à des changements très rapides – cette perspective n’est peut-être pas visible en raison de l’absence d’un « feu vert extérieur »[7] – mais même dans ce cas, la normalisation des relations entre l’Église et le Gouvernement et la délimitation des compétences de chacun seront utiles à tous.

Peut-être que l’incident survenu à Sartarapat qui avait touché Sa Sainteté le Patriarche de tous les Arméniens deviendra un tournant pour que ce dialogue, même tardivement, s’instaure véritablement et qu’il n’y ait ni perdants ni gagnants.

À l’heure actuelle, les Arméniens sont tous perdants, même si des acteurs des deux parties imaginent et évoquent à voix basse leur « victoire ».

Si les événements se poursuivent de cette manière, la situation s’aggravera.

Il y a des défaites qui peuvent aboutir à de vraies victoires !

En tant que nation, les Arméniens choisiront soit cette voie, soit…

Le temps des grands slogans est révolu depuis longtemps et le plus important est que les gens ne tentent pas de se duper les uns les autres.

Sans un effort commun, hors des voies prévues par la Constitution, tous ces « bouillonnements » sont sans espoir, quels que soient les discours, les formes de protestations, les tentatives actuelles, sous prétexte d’offrir des jours meilleurs à l’Arménie et au peuple arménien

Le constat est peut-être amer, mais c’est une réalité : personne ne pourra traverser le fleuve tout seul…

Sako Arian

[1] Pendant plusieurs mois, le mouvement «  Նոր Հայաստան, նոր Հայրապետ » [Nor Hayasdan, nor Hayrabed ] fondé par l’archimandrite Gorune Arakélian et un laïc, l’historien Kévork Yazedjian, a exigé lors de manifestations de rue et jusque dans l’enceinte du Catholicossat d’Etchmiadzine, la démission du Catholicos Karékine II.

[2] Il était de tradition depuis l’indépendance que le Président de la République, le Premier Ministre et les membres du gouvernement assistent à la Divine liturgie à Etchmiadzine ou dans la basilique Saint Grégoire l’Illuminateur de Erevan pour les grandes fêtes ‘Nativité, Pâques). La dernière participation du Catholicos à un événement protocolaire officiel a eu lieu le 13 mars 2022 pour la cérémonie d’intronisation de Vahagn Khatchatourian en tant que Président de la République. Après avoir prêté serment sur les Évangiles, le nouveau Président est béni par le Catholicos.

[3] Afin de dissocier l’institution ecclésiale de son engament personnel, l’archevêque Bagrat avait demandé et obtenu le « gel » de son ministère par le Conseil Spirituel Suprême en mai 2024. Une mesure dont la canonicité a été jugée contestable par plusieurs spécialistes.

[4] Le 28 mai dernier, le Catholicos Karékine II et sa délégation avaient été stoppés par des policiers alors qu’ils tentaient de pénétrer dans la partie du mémorial commémoratif de la bataille de Sartarapat où se déroulait une célébration officielle en présence du Premier ministre. La police avait ensuite justifié cette interdiction par des motifs de « sécurité », en expliquant que « le Catholicos n’avait pas exprimé le souhait de participer à la cérémonie officielle » qui était en cours, et qu’en l’absence d’informations de la part du Catholicossat, l’arrivée de ce groupe devait être contrôlée par les services de sécurité, comme tout autre groupe. Le Catholicos avait ensuite accédé au mémorial pour y présider un office entouré des membres de sa délégation.

[5] Allusion au discours du Premier ministre Nikol Pachinian à l’Assemblée nationale lors de la discussion sur la mise en œuvre du plan d’action du gouvernement du 10 avril 2024.  Pachinian déclarait en substance « qu’il était le Premier Ministre de l’Arménie réelle », et non celui d’une Arménie historique à venir ».

[6] Les défenseurs des frontières de la « Grande Arménie » souvent qualifiés par leurs adversaires de « Haytadist » [partisans de la Cause arménienne ].

[7] L’auteur de l’article fait sans doute allusion à la Russie.

Présentation, traduction et notes : Sahak SUKIASYAN