Organisée par le Rotary Club Lyon Sud et l’association Muscari, la conférence « L’Arménie peut-elle disparaître ? » a rassemblé le 22 septembre à Lyon quatre intervenants de renom pour proposer un décryptage de la situation géopolitique de l’Arménie. Taline Papazian, politiste, enseignante à l’université d’Aix-Marseille, spécialiste de l’Arménie contemporaine, Jean-Christophe Buisson, directeur adjoint du Figaro Magazine, homme de terrain et grand témoin de la dernière guerre du Karabagh, Fabrice Balanche, maître de conférence à l’université Lumière Lyon II et spécialiste du Moyen-Orient, et enfin Tigrane Yégavian, chercheur au Centre français de recherche sur le Renseignement (CF2R) et modérateur de la conférence, ont analysé les enjeux géopolitiques et les perspectives de paix de l’Arménie actuelle à partir d’une question, « L’Arménie peut-elle disparaître ? », phrase choc qui cache une angoisse existentielle, un dilemme insoluble entre sécurité et souveraineté. Nous présentons ci-dessous des extraits des interventions des quatre experts.
Jean-Christophe Buisson : « Il y a mille raisons de se mobiliser pour l’Arménie »
« L’Arménie et la France c’est la même chose. Il faut absolument avoir à l’esprit que ce qui se passe là-bas, ça nous concerne. Ce n’est pas un problème de territoire. C’est le problème d’une dictature qui a toutes les valeurs contraires aux nôtres. Et quand je dis aux nôtres, je parle des valeurs civilisationnelles judéo-chrétiennes, des valeurs de droit. L’Azerbaïdjan est un pays raciste qui colonise des terres peuplées par des Arméniens, en prétendant qu’elles ont été les siennes autrefois. C’est un pays où il n’y a pas de liberté d’expression, où si vous êtes un opposant, vous êtes soit en prison, soit en exil, soit mort. C’est un pays qui incarne toutes les valeurs contraires à celle de la France. C’est un pays qui utilise des armes interdites, des mercenaires djihadistes et qui prétend être laïque. Mais quelle est la première chose qu’Aliev a faite quand il s’est emparé de Chouchi ? Il a fait retirer les croix et les dômes de la cathédrale. Et qu’est-ce qu’il a dit il y a quelques jours sur les soldats azéris qui sont morts pour conquérir une partie du territoire de l’Arménie ? “Qu’Allah protège nos martyrs et les reçoive au paradis !” Étrange pour un président laïque ! […]
Ce que je ne comprends pas dans les structures politiques françaises, c’est que de l’extrême droite à l’extrême gauche, il y a mille raisons de se mobiliser pour l’Arménie. Si vous êtes plutôt à droite, vous pouvez le faire au nom des chrétiens d’Orient, pour la défense du christianisme. Les Arméniens ne sont pas menacés parce qu’ils sont chrétiens, mais le christianisme fait partie de leur ADN. C’est presque plus culturel que spirituel, parce que la foi et la langue (l’alphabet arménien) ont été les deux vecteurs de la résistance et de la résilience de l’Arménie pendant des millénaires. Et si on est attaché à des valeurs qui sont moins celle du christianisme et plus celle de la Révolution française et des Lumières, des droits de l’homme et de la démocratie, il y a également mille raisons de se mobiliser en Arménie qui est un État de droit et une démocratie – qui n’est pas parfaite – mais où vous pouvez exprimer votre position contre le pouvoir en place. »
Fabrice Balanche : « La Turquie utilise des méthodes d’exaction et d’ingénierie démographique »
« L’Arménie peut disparaître, car elle est victime du retour des empires dans le Caucase. La Turquie est dans une stratégie néo-ottomane, la Russie est aussi dans une stratégie d’extension, et l’Iran cherche elle aussi à défendre ses positions. Ces trois blocs se partagent les espaces vacants. L’Iran veut créer un axe vers la Méditerranée. La Russie veut s’étendre en Europe et avoir un pied au Moyen-Orient. Et la Turquie veut retrouver son influence ottomane, que ce soit sur les îles grecques, le nord de la Syrie, etc. Au Caucase, sa volonté est d’éliminer les populations chrétiennes au profit des populations turques musulmanes. Elle n’est plus dans une stratégie de génocide comme en 1915, mais dans des méthodes d’exactions et d’ingénierie démographique. Pour cela, elle embête en permanence les populations locales avec des milices, des bachi-bouzouks, elle bombarde les zones d’habitation avec des drones, de l’artillerie, en faisant des raids. C’est exactement la stratégie turco-azerbaïdjanaise en Arménie. À force de menacer les frontières, la jeunesse est obligée de partir, il n’y a plus de travail, ni d’investissement et la région entre en crise. Les Turcs secouent régulièrement l’édifice pour que l’Arménie ne soit pas en état de se défendre le jour où ils lanceront une offensive. »
Taline Papazian : « La Russie n’a pas intérêt à une disparition complète de l’Arménie »
« La Russie est en difficulté dans certaines de ses batailles en Ukraine, et c’est donc une opportunité extrêmement favorable dont profite actuellement l’Azerbaïdjan, comme celle du Covid et des élections américaines en 2020. De plus, la Russie n’a en aucun cas la possibilité d’ouvrir un second front. L’Arménie a fait appel à l’OTSC, une alliance où sa participation a toujours été problématique. Le vrai pivot de l’architecture de sécurité de l’Arménie jusqu’aux derniers événements, c’était le traité bilatéral de 1997 conclu avec la Russie. Cependant, il n’a pas non plus été honoré. […]
En cas d’ouverture du corridor dans le Sunik, son véritable garant sera la Russie, qui a tout intérêt à charger le FSB de convoyer les transports qui passeront par là, vu tous les axes commerciaux qui se sont fermés pour elle depuis la guerre en Ukraine. L’incertitude pour l’Arménie, c’est de savoir jusqu’à quel point d’étranglement la Russie va l’amener. La Russie n’a sans doute pas intérêt à une disparition complète de l’Arménie. Pour l’instant, elle table sur un appauvrissement, une forme de dévitalisation. »
Tigrane Yégavian : « Tout ce que l’Iran peut faire, c’est dynamiser économiquement la région du Sunik »
« L’Iran est un pays ami de l’Arménie, mais sauf erreur de ma part, l’amitié n’a pas d’incidence sur les relations internationales. En 1991-1994, l’Iran percevait le panturquisme comme une menace existentielle, puisque 15 à 20 millions de ses ressortissants sont Azéris. En 1993, il y a eu une médiation iranienne pour obtenir un règlement du conflit d’Artsakh qui a échoué à cause de la prise de Chouchi par les forces arméniennes. Mais en 2020, la situation a changé. L’Iran ne perçoit plus les Azéris comme une menace, car l’idéologie du Front populaire azerbaïdjanais,qui revendiquait en 1990 la jonction de tous les peuples azéris du Nord et du Sud de l’Araxe, n’est plus vraiment à l’ordre du jour. Cependant, la position de l’Iran a fléchi, en passant d’une neutralité positive à une neutralité totale au nom du respect de l’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan. Par contre, elle continue à voir d’un très mauvais œil le corridor du Sunik, car elle ne veut pas se couper de l’Arménie. Ce n’est pas pour les beaux yeux de l’Arménie, mais simplement parce qu’elle a besoin d’un accès vers la mer Noire et vers les marchés occidentaux. D’autre part, on sait que l’Iran n’a pas les moyens d’affronter directement la Turquie et qu’elle ne veut pas se la mettre à dos. Pour l’instant, tout ce qu’elle peut faire, c’est dynamiser économiquement la région du Sunik via des échanges commerciaux. »