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De qui la poésie d’Aznavour est-elle le nom ?

Colloque Chanson et poésie. Hommage à Charles Aznavour

Matinée du 7 juin 2024, Amphi Edgar Quinet, Centre de la Sorbonne, Sorbonne Université

De qui la poésie d’Aznavour est-elle le nom ?

Né en 1924, Aznavour à traversé toutes les « guerres de la vie » indique Bernard Franco dans son allocution d’ouverture à la matinée de discussion qui s’engage autour de Stéphane Hirschi, Jean-Yves Masson et Sarra Khaled. Si Aznavour est né arménien, sa patrie artistique est bien la langue française. Il l’apprend avec dévotion puis ferveur. Sa confrontation à la langue de Molière est haletante et sérieuse. Mais, une fois apprivoisée, il a su face à la découverte de la littérature française transposer la richesse de ses émotions en chansons universellement connues. Dans un monde en guerre tout le temps de sa jeunesse, il ne choisit pas entre littérature et cantologie, il aborde l’une et l’autre avec la même passion.

Le but du colloque Chanson et poésie. Hommage à Charles Aznavour précise Bernard Franco est de rappeler que le lyrisme d’une prose suppose qu’on en entende la chanson interne, les mécanismes et la musicalité à l’œuvre. La ballade, forme poétique par excellence, allie musique et littérature ; Aznavour a su utiliser cette association pour développer son propre art musical. Toutefois, Aznavour ce n’est pas seulement la voix, la musique et les paroles empreintes d’une force littéraire. C’est encore un corps qui s’exprime et crée sur la scène, devant son public, une danse à petits pas esquissés et joue avec ses émotions. Interroger la place de Charles Aznavour dans la chanson française, c’est d’abord lui reconnaître une singularité théâtrale. L’artiste sait la force de l’image qu’il renvoie à son public, comme il connaît la construction des scènes d’un film, accompagnée de la musique qui la révèle. 

La poétique de Ronsard comme celle de Théophile Gautier sont certains des éclairages de la construction des textes des chansons d’Aznavour. Le cinéma, explique Bernard Franco, est l’un des autres leviers de la reconnaissance de la place de la chanson dans l’art.

Stéphane Hirschi avec Chanson et cantologie : enfin un air de légitimité ?
présente une communication qui révèle avec justesse la structure lexicale des chansons de l’artiste. Avec les titres les plus connus, la résonance poétique est forte pour celui qui écoute : le texte peut prendre une « structure d’agonie », un compte à rebours inexorable que chacun connaît dans l’intime de sa vie. Le caractère inéluctable de la chute à venir est donné dès les premières notes et l’on s’y reconnaît personnellement. La musique donne le rythme du temps qui s’écoule et qui ne pourra plus être interrompu. Mais, contrairement au cours de la vie, la chanson pourra être reprise et répétée sans limites. Dire le fugace, chanter la fin d’un rêve, mais aussi le conjurer puisqu’il est possible de le reprendre à l’envi. Deux exemples sont présentés : le plus grand succès d’Aznavour avec She et le second avec C’est comme un jour. 

She est d’abord écrit en anglais en 1974 et sa musique est présente dans la dernière scène du film Coup de foudre à Notting Hill. En anglais, l’air est internationalement populaire mais lorsqu’elle est traduite en français, la chanson n’aura pas la même aura. La translittération sous le titre Tous les visages de l’amour, le passage du Elle à Toi, n’a pas aussi bien fonctionné, y compris lorsque le titre est repris en duo avec Thomas Dutronc et associé à un glissement musical important vers le jazz. 

Avec C’est comme un jour le registre de l’écoulement du temps était
déjà perceptible en 1965 chez le compositeur : la chanson démarre par un carpe diem et se termine par la mélancolie du temps qui a passé. Le rythme poétique est lent mais irrépressible vers la fin d’un amour. Lorsqu’il est repris en version anglaise, le tourbillon de la valse que reproduit une nouvelle orchestration permet d’imaginer un futur possible, un amour qui renaîtra. Sa réinterprétation par Nina Simone en 1967 sous le titre Tomorrow is My Turn crée une dynamique nouvelle, une « dilatation de la structure d’agonie » de la poétique du texte : le crescendo vocal que donne à entendre Nina Simone traduit une autre grammaire en frappant sur son piano les notes finales de la mélodie : une libération de la femme qui était sous l’emprise d’un homme et qui se re-déploie sa vie avec intensité, vers un autre avenir.

Ainsi, deux musiques produisent-elles bien des effets très différents à partir du même texte initial d’Aznavour lorsqu’il est chanté dans deux langues distinctes. Jean-Yves Masson avec une communication sur De la chanson comme épitomé romanesque et Sarra Khaled avec Aznavour et la poésie interrogent à leur tour les ressorts qui ont conduits le chanteur à cette fascination durable pour la poésie française. On retrouve, indiquent-ils, dans plusieurs registres lexicaux et paroles du compositeur des emprunts perceptibles aux grand noms de la poésie française : les vers d’Arthur Rimbaud avec Le Dormeur du val, d’Alphonse de Lamartine avec Le Lac, de Paul Verlaine avec Il pleut sur la ville ou encore d’Apollinaire avec Le Pont Mirabeau.

Il est certain que Charles Aznavour est entré en poésie française comme on entre dans une grande aventure littéraire, mais il l’a fait pour la composition de Ses chansons. Grâce à « une disgrâce surmontée », il a produit une démarche de légitimation de son travail singulier d’écriture poétique. Par un constant appel à une culture littéraire, il a – lui l’exilé en terre de France – déclamé à sa manière Une défense et illustration de la langue française.

Araxie ANDRÉASSIAN