Par Marc DAVO
Sam Tilbian intervient régulièrement sur le site des « Nouvelles d’Arménie en ligne » et contribue à animer fort heureusement le débat politique au sein de la communauté arménienne de France par ses commentaires et analyses. Récemment, son article intitulé « l’Arménie doit-elle renoncer à son identité et à son histoire ? » (23 juillet 2023) a attiré mon attention et la lecture attentive de ses arguments me conduit à des appréciations et commentaires suivants.
D’emblée, je répondrai par non à l’interrogation exprimée sous forme de titre de son article. Evidemment non, l’Arménie ne doit pas renoncer à son identité, ni à son Histoire, autrement elle sera condamnée à la disparition. Cependant, je m’inscris en faux quant à la tentative de l’auteur de placer au même niveau les plateaux de la balance des critiques et accusations, l’Occident et la Russie de Vladimir Poutine. Ce n’est pas parce que l’Arménie doit compter sur ses propres forces et potentialités qu’il faut renvoyer dos à dos les deux protagonistes susmentionnés. Ce serait une erreur politique.
Sam Tilbian cite le fameux livre de Brzezinski, le « Grand échiquier » et se réfère à juste titre aux traités conclus, souvent aux dépens des Arméniens, à l’issue de la Grande guerre, Brest-Litovsk, Kars, Lausanne, etc. Depuis que le monde est monde, la recherche des ressources stratégiques et les voies qui y conduisent ont fait l’objet de convoitises par des grandes puissances, à commencer par le sel dans l’Antiquité jusqu’au charbon puis au pétrole plus récemment. Rien d’étonnant, et tous dirigeants politiques de pays sont sensés le savoir, que les États-Unis ou les principaux pays européens considèrent l’accès aux ressources énergétiques comme étant l’une de leurs priorités. Ils œuvrent donc en fonction de leurs intérêts nationaux.
Quand aux États de « taille petite ou moyenne », eux aussi en principe guidés par leurs propres intérêts, adaptent leur politique à la configuration géopolitique qui a pris forme sous l’effet des rapports de forces dans leur environnement régional.
1) Résurgence de la puissance russe et positionnement occidental
L’implosion de l’URSS a entraîné un affaiblissement de la puissance russe au début de la décennie 1990 et a fourni à l’Occident, notamment aux États-Unis, l’occasion de clore si possible définitivement le dossier de la hartland (position géopolitique de la Russie au cœur du continent eurasiatique, source des prétentions dominatrices).
L’arrivée au pouvoir du président Poutine correspond au réveil d’un segment de la société russe mécontent du déclassement politique du pays. Le président Obama avait imprudemment qualifié la Russie de « puissance régionale » (sic). Affaiblie, la Russie ne pouvait œuvrer à la résurgence de son pouvoir d’antan qu’au moyen d’entretenir les tensions et conflits mineurs dans son « étranger proche », dont le sud-Caucase. En revanche, l’Occident, doté de moyens importants notamment de son “soft power”, agit en insistant sur la maîtrise de la gestion des conflits et en visant une certaine stabilité. Toute analyse politique et géopolitique doit prendre en compte cette différence fondamentale.
2) Bouleversement dans l’architecture sécuritaire du Sud-Caucase
La thèse défendue par Robert Kotcharian, réitérée lors de sa conférence de presse en février 2022, plaide pour une alliance renforcée de l’Arménie avec la Russie, si ce n’est l’intégration dans une union avec la Russie (État d’Union). Durant sa présidence de 10 ans, cette ligne politique a constitué la pierre angulaire de la politique générale d’Erevan, car il était persuadé que Moscou, pour défendre ses intérêts dans la sous-région, avait besoin d’une Arménie forte militairement et de la sorte les Russes non seulement défendraient l’Arménie contre toute menace extérieure (Turquie ou autres), mais aussi en feraient une « puissance hégémonique » sous-régionale. C’est mésestimer les évolutions négatives possibles à venir et ignorer la probabilité de renversement d’alliances. Une telle politique de courte vue est d’autant plus regrettable que le rapprochement de la Russie de Lénine avec la Turquie de Mustafa Kemal, ennemie traditionnelle de la Russie, au détriment de l’Arménie devait servir de leçon.
Le tournant de 2007-2008 a conduit le Kremlin à opérer un rapprochement marqué avec Ankara dans l’espoir sans doute de former un espace étendu incluant la République islamique d’Iran pour « résister » à l’hégémonie occidentale. « L’Arménie militairement forte » de Robert Kotcharian a commencé à perdre ses illusions. Face au renforcement inexorable de Bakou, grâce au soutien russe (vente massive d’armements), Serge Sarkissian a tenté de faire des concessions sur le Haut-Karabakh. Mais peine perdue, Ilham Aliev a systématiquement refusé les plans diplomatiques que récemment l’ancien ministre des Affaires étrangères Vardan Oskanian vient de qualifier de « chefs-d’œuvre diplomatiques ».
3- Pourquoi l’Occident viendrait-il défendre l’Arménie ou le Haut-Karabakh ?
Nombreux sont ceux, notamment en Arménie et parmi l’opposition parlementaire prorusse, qui disent « l’Occident se contente de déclarations contre les menées agressives d’Ilham Aliev et ne vient pas rouvrir le corridor de Latchine », fermé depuis décembre dernier par les Azéris. Mais, pourquoi devra-t-il venir? … Ni les États-Unis, ni l’UE (Union européenne) n’ont signé un quelconque accord sécuritaire avec Erevan, alors que la Russie a conclu un accord stratégique de partenariat avec l’Arménie en 1997. Elle dispose d’une base militaire, entièrement financée par le citoyen arménien et entretient un contingent au Haut-Karabakh. L’Arménie est membre de l’OTSC (Organisation du Traité de sécurité collective) et autres organisations politico-économiques, mais les pays signataires n’ont pas bougé lorsque les forces militaires azéries ont attaqué le territoire arménien en mai 2021 ou en septembre 2022 , sans parler de nombreuses agressions contre la population du Haut-Karabakh. Le président russe a signé la déclaration du 9 novembre 2020 stipulant que le contingent russe dépêché au Haut Karabakh doit garantir la circulation des personnes et des biens entre l’Arménie et le Haut-Karabakh…
Que font les instances dirigeantes à Stepanakert ? Elles reprochent au gouvernement d’Erevan ainsi qu’à la diaspora de rester inertes face au drame que vit la population du Haut-Karabakh. Le Parlement de Stepanakert demande même au gouvernement d’Erevan de cesser les pourparlers des ministres des Affaires étrangères arménien et azéri à l’initiative des Américains. Elles organisent par groupes artsakhiotes interposés des manifestations de mécontentement devant les ambassades de France et des États-Unis à Erevan leur réclamant d’intervenir pour rouvrir le corridor, mais rien devant l’ambassade de Russie pourtant représentant le pays qui dispose des militaires sur le terrain et a l’obligation de maintenir ouverte cette route vitale pour la population arménienne.
4- Conjonction d’intérêts entre l’Occident et l’Arménie
Il n’est pas exact de dire que l’Occident ne fait rien de concret, comme la propagande moscovite s’efforce de semer le trouble dans l’esprit des gens. En effet, certaines prises de position occidentales sont de nature à retenir le passage à l’acte de l’agressivité azérie. Les pressions américaines ont empêché la poursuite des opérations militaires de Bakou en septembre 2022. L’opposition de Washington ou de Paris a dû calmer, pour l’instant, l’appétit russo-turco-azérie d’une mainmise sur la zone de Meghri.
La mission civile des observateurs de l’UE à laquelle rejoindra le Canada constitue un autre levier pour faire pression sur Bakou de ne pas franchir le Rubicon en direction du territoire arménien de Syunik. Les différentes résolutions des instances parlementaires européennes et l’ordonnance de la Cour internationale de Justice (février 2023) constituent, elles aussi, des éléments juridiques que la diplomatie arménienne pourra utiliser pour mettre en difficulté Bakou dans les instances internationales.
Cette attitude est dictée par l’apparition d’intérêts géopolitiques et géostratégiques de l’Occident dans l’isthme sud-caucasien :
– Repousser au-delà de la chaîne du Caucase l’influence russe pour pouvoir contrôler la voie hautement stratégique (voie médiane) qui sera bientôt utilisée par la Chine pour atteindre l’Europe.
– Dégager de l’influence exclusive turque et/ou russe et surveiller la voie stratégique sud-nord(UE) qui mettra en contact le géant indien via le golfe persique et le sud-Caucase/mer Noire.
L’Arménie avec sa province de Syunik intéresse l’Occident de ce point de vue et cet intérêt préserve l’intégrité territoriale de la République d’Arménie que Turcs et Russes veulent réduire en un pays vassal. Une raison suffisante pour adopter la politique pro-occidentale, ni plus ni moins, même si l’Arménie doit accepter un certain nombre de règles politiques et économiques (démocratie, économie de marché, ….). En conséquence, on ne peut pas placer l’Occident et la Russie sur le même pied d’égalité.
L’Occident, actuellement confronté à la guerre en Ukraine, ne fera pas plus au-delà de ce qu’il fait, car l’Arménie est sous la coupe du pouvoir moscovite et ne s’est pas engagée clairement sur la voie d’une politique de distanciation à l’égard de Moscou. En ce sens, les gages donnés par Erevan sont parfois contredits par les tergiversations ou les déclarations mêmes du gouvernement arménien. Le Haut-Karabakh, tétanisé, se discrédite en réclamant un mandat international en faveur des troupes russes dont certains éléments stationnés au Haut-Karabakh accompagnent les soldats azéris pour planter le drapeau de l’Azerbaïdjan sur la rive droite de la rivière Hagari, sur le territoire d’Arménie.
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