Par Marc DAVO
Dans les dingueries, comme disent les jeunes d’aujourd’hui, de l’année 2023 à Erevan, un fait laissant fortement suspecter la manipulation a attiré mon attention. D’ailleurs, le journaliste David Grigorian de la 1ère Chaîne de la télévision publique y a fait écho.
En effet, le soir du 31 décembre, un groupuscule de jeunes très bizarres avec des allures martiales et rappelant, pour ceux qui connaissent les documentaires sur la situation des années 30 en Allemagne, les manifestations et marches organisées en vue de promouvoir une idéologie bien particulière, s’est réuni devant la statue de Karékine Njdeh, érigée dans le jardin du vernissage. Par la suite, ces jeunes ont marché dans les rues du centre-ville et scandé des slogans tels que « l’Arménie aux Arméniens, l’Arménie aux Arméniens, … ».
Une vue d’une action d’un groupe d’extrémistes arméniens
>>> Les prémices d’une manipulation
Sans perdre de temps, TASS (agence de presse russe) saisit l’occasion pour vociférer. Ses publications ont présenté cette manifestation comme l’expression du fascisme et de la xénophobie à l’égard des Indiens d’Arménie. Le lecteur non-averti a l’impression que des groupes chauvinistes, xénophobes, …. arméniens rejettent la présence des Indiens, qui d’ailleurs avaient fêté comme les Arméniens autour de l’arbre de Noël, place de la République, le réveillon du jour de l’an. Des photos ont montré ces résidents ou touristes indiens dansant ou réjouissant dans les rues d’Erevan, parfois avec les Arméniens.
Ce genre de communications a quasi-instantanément été imité par certaine presse azérie. Mano in mano, ces organes de presse russe et azéris ont évoqué “le nationalisme exacerbé” des Arméniens contre les étrangers. Certains commentaires n’étaient pas loin de tenter de souligner la nécessité d’une “dé-nazification”. Ce type d’insinuation, tristement célèbre, on le sait, a été utilisé pour justifier le déclenchement de l’agression russe contre l’Ukraine en février 2022.
Par ailleurs, il ne faut pas oublier qu’Ilham Aliev, dans ses interventions publiques, avait reproché aux Arméniens de vivre dans un pays monoethnique et donnait l’impression qu’il considérait cette situation spécifique comme une menace potentielle contre l’Azerbaïdjan et le monde turco-tatare.
>>> Karékine Njdeh pris pour prétexte
Les Arméniens savent pertinemment que Karékine Njdeh, envoyé dans la province de Syunik par le gouvernement d’Erevan sous la I’ère République, avait organisé la résistance contre les bandes de tatares qui pillaient les villages arméniens et aussi contre l’armée rouge qui était venue occuper la zone et la remettre aux autorités de Bakou. La propagande stalinienne présentait Njdeh comme l’incarnation du fascisme arménien. Elle l’avait accusé et condamné pour collaboration avec l’Allemagne nazie contre “la patrie du prolétariat”. L’érection de sa statue à Erevan (en 2016, sous la présidence de Serge Sarkissian) avait suscité le mécontentement de certains milieux en Russie.
Le rassemblement de quelques jeunes excités et inconscients devant sa statue le 31 décembre a également été instrumentalisé par les organes de propagande russo-tatares, pour rappeler indirectement le mécontentement d’antan.
>>> Assistera-t-on à une rivalité russo-indienne ?
La réaction sournoise et l’instrumentalisation abjecte par ces sources de manipulation de masse laissent penser que la Russie considère encore l’Arménie comme sa zone d’influence -exclusive- et un pays soumis à sa volonté, même si Moscou a, dès 2020, introduit le loup (Turquie) dans la bergerie. Elle n’y voit pas d’un bon oeil la présence indienne. Le développement des relations arméno-indiennes, notamment en matière de coopération et de vente d’armement ne lui plaît guère. Outre les étudiants qui ont massivement quitté l’Ukraine et la Russie, pour venir s’inscrire dans les Universités d’Arménie (voir NH-hebdo N° 336 du 29 décembre 2022), on assiste à l’augmentation du nombre d’autres catégories de citoyens indiens, notamment la main-d’oeuvre dans le petit commerce, les travaux publics et dans le secteur agricole. Ces 30 000 Indiens (estimations) sont progressivement intégrés dans la société arménienne, sans soulever de problèmes majeurs d’incompatibilité de coexistence socio-culturelle des uns et des autres.
L’Inde a une longue expérience en matière de politique d’émigration et de gestion par ses ambassades des communautés de travailleurs ou de commerçants à l’étranger. Ces communautés en nombre important se trouvent historiquement dans les pays du bassin de l’océan indien (Sultanat d’Oman, Maurice, Afrique du sud, Madagascar, …) et en Europe, notamment en Grande-Bretagne. Leur intégration a donné des résultats spectaculaires comme en témoigne
l’ascension de certains parmi eux à des postes importants, le Premier ministre Sunak au Royaume-Uni, la vice-présidente Kamala Harris aux Etats-Unis, etc.
Les citoyens russes venus récemment s’installer en Arménie (estimés à 100 000 personnes) dans leur majorité ont le sentiment, dira-t-on, qu’ils se sont déplacés d’une région de la Russie à une autre. D’ailleurs, comme le signale l’homme politique Ruben Mehrabian, le terme “relokante” (c-à-d relocalisé) employé en Arménie va dans le même sens. Certains regardent les Arméniens avec condescendance. Cette attitude vexatoire pour les locaux avait donné lieu à des conflits en Géorgie où le serveur d’un restaurant a protesté contre le client russe qui voulait imposer sa langue. La députée Metaxiya Hakobian du Parlement de Stepanakert aurait dû s’en inspirer au lieu de proposer le russe comme la 2e langue officielle au Haut-Karabakh. La servilité de certains n’a pas servi à grand chose.
>>> Nécessité d’une prise de position
L’invité de l’émission de la chaîne publique, Ruben Babayan, interrogé sur cette “affaire de manifestation anti-indienne”, a clairement souligné l’importance de la prise de position des autorités d’Etat. Outre cette clarification officielle, rejet, condamnation ou justification, … de la part d’une source gouvernementale, quel que soit le niveau administratif, il est également impératif de connaître le positionnement des milieux intellectuels. Autrement dit, il est normal que des sentiments différents, des approches même divergentes à l’égard des phénomènes socio-politiques s’expriment dans un régime démocratique que l’Arménie rappelle avoir instauré. Cependant, il est important en corollaire que l’Etat et les milieux exerçant un magistère moral et intellectuel sur la société s’expriment.
En l’absence de telles clarifications, les officines et agences de propagande au service des intérêts étrangers instrumentaliseront en amplifiant ou en dénaturant tels ou tels phénomènes pour nuire au pays.
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