Par Marc DAVO
Encore une fois, le Premier ministre Pachinian a occupé longuement le temps d’antenne sur la 1ère chaîne publique, le 22 novembre dernier. Comme à l’accoutumée, il a évoqué plusieurs sujets qui ont bien entendu défrayé la chronique en Arménie. Alors que le monde connait des bouleversements inquiétants ici et là, il a parlé des observateurs de l’Union européenne en Arménie, des affaires judiciaires, de la fameuse idée de délimitation/démarcation de la frontière, de l’Arménie occidentale, de l’”Azerbaïdjan occidentale”, etc. Sur ce dernier sujet, l’Ambassadeur de France en Arménie a magistralement fait une mise au point qu’il convient de souligner. Il a dit en substance, l’Azerbaïdjan occidentale est une province qui se situe en Iran (au nord-ouest de la République islamique) et non ailleurs.
Ce qui a attiré l’attention, je dirai ce qui a, entre autres, choqué dans les propos du Premier ministre, c’est la transaction qu’il propose à Ilham Aliev à propos du dossier des plaintes auprès des tribunaux internationaux déposées par le gouvernement arménien contre l’Azerbaïdjan et de la MCUE (Mission civile de l’Union européenne). La proposition de transaction, car il s’agit bien d’une tentative de marchandage, concerne donc la mise à l’écart éventuelle des réparations des préjudices subis par les populations arméniennes d’une part et d’autre part, la neutralisation d’un levier assez efficace qui gêne Bakou et Moscou. Le ministère russe des Affaires étrangères y revient régulièrement par la voix de son porte parole, Maria Zakharova , pour stigmatiser la présence des observateurs européens en Arménie. Ces derniers se déplacent tout le long de la frontière arméno-azérie, côté arménien, sur le territoire de la République d’Arménie et produisent régulièrement des rapports qu’ils transmettent aux instances compétentes à Bruxelles.
Des atteintes condamnables ont eu lieu de la part de l’Azerbaïdjan notamment dans le domaine des droits de l’homme. l’Arménie s’était adressée à la Cour Internationale de Justice après l’offensive azérie contre le Haut-Karabakh (septembre 2023), qui a abouti à un nettoyage ethnique. La haute juridiction de l’ONU avait ordonné (février 2023) à Bakou d’en retirer ses troupes. Auparavant, à la demande d’Erevan, la Cour pénale internationale avait, à son tour, ordonné à Bakou d’assurer la libre circulation sur le corridor de Latchine où les Azéris avaient bloqué la route dès décembre 2022 avec la complicité du contingent russe installé au Haut-Karabakh en vertu de la déclaration du cessez-le-feu du 9 novembre 2020.
Ces ordonnances sans appel constituent le talon d’Achille de l’Azerbaïdjan sur le plan des relations internationales, même si le juridique est actuellement marginalisé dans ce domaine. Ces plaintes devant les tribunaux internationaux sont, à n’en pas douter, un levier dont dispose l’Arménie et les ordonnances correspondantes peuvent être utilisées pour faire pression sur les autorités azéries, qui se retouvent de fait en position de faiblesse. Ce levier à travers cet outil juridique est d’autant plus utile, estime l’analyste Arminée Markarian sur Factor TV, que le futur accord de paix arméo-azéri ne sera pas en mesure de résoudre toutes les difficultés de l’Arménie face à l’Azerbaïdjan qui très vraisemblablement remettra à l’ordre du jour ses narratifs pour condamner “l’irrédentisme arménien, qui pendant 30 ans, a occupé le territoire azéri”, puisqu’Erevan reconnait que le Haut-Karabakh fait partie intégrante de l’Azerbaïdjan.
La proposition de Nikol Pachinian est très imprudente, d’autant plus qu’elle ne conditionne pas une action symétrique de retrait des plaintes azéries concernant les “atteintes arméniennes dans le domaine écologique pendant l’occupation” et la demande azérie de “réparation des destructions commises …” pendant ces années-là. Et puisque l’Arménie ne sera pas en mesure de payer ces réparations en termes de milliards de dollars, l’Azerbaïdjan suggère déjà qu’il “récupérera” le Zanguézour et une partie du lac Sévan en contrepartie du non payement de l’indemnisation.
En septembre 2022, l’Azerbaïdjan s’est lancé dans une offensive militaire contre l’Arménie à l’instigation de Moscou et sans doute d’Ankara. Plusieurs localités ont été occupées par les forces azéries, qui, jusqu’à aujourd’hui, sont restées sur leurs positions. Lors de la réunion de la communauté politique européenne d’octobre à Prague, l’Arménie qui constatait la complicité du Kremlin avec l’entreprise agressive de Bakou, a demandé à l’UE la mise en place d’un mécanisme visant la stabilisation de sa zone frontalière avec l’Azerbaïdjan. La Mission civile de l’UE, au départ pour deux mois par la suite prorogée pour une durée plus importante, a commencé ses patrouilles en janvier 2023. Depuis cette date, à part quelques incidents (incident de Hin Hand dans le Syunik) où les militaires russes s’y trouvaient, la frontière est restée calme. Il convient de rappeler à ceux, pro-russes de la vie politique interne ou éléments critiques en diaspora qui prétendent que l’Occident ne fait rien, que ce mécanisme retient efficacement l’agressivité de Bakou et ce n’est pas par hasard qu’Ilham Aliev ou Mme Zakharova vocifère contre la MCUE.
L’Azerbaïdjan ne pourra plus tenter de justifier son agression militaire sous prétexte que les Arméniens ont entrepris des actions contre la sécurité de la frontière azérie. Les rapports réguliers des observateurs européens peuvent témoigner en s’inscrivant en faux des allégations de Bakou.
En proposant de ne plus confier l’observation de la zone frontalière ayant fait l’objet d’une démarcation/délimitation avec l’Azerbaïdjan, Nikol Pachinian, encore une fois, prend le grand risque de fragiliser les effets du mécanisme en question. Ilham Aliev pourra très bien chercher un prétexte dans la zone non observée par la MCUE pour envahir le territoire arménien. Dans ces conditions, il ne faut pas s’attendre à un soutien quelconque de l’UE qui aurait été sans ménagement “remerciée” par l’ingratitude d’un gouvernement politiquement naïf. Cela relève plus de l’incompétence que de l’imprudence. ■
© 2022 Tous droits réservés