Par Marc DAVO
De retour en Arménie après une longue période de relâche, j’ai parcouru rapidement les dernières publications et nouvelles diffusées par les plateformes d’information, pour me remettre dans le bain, comme on dit. J’ai vu et entendu en particulier les explications du Premier ministre au sujet de son « fameux » carrefour de la paix, notamment lors d’une séance à laquelle assistaient hôtes étrangers, ministres du gouvernement et certains représentants de partis politiques extra-parlementaires. Je n’ai pas pu m’empêcher de penser à la célèbre et pertinente petite phrase du Général De Gaulle au sujet de la construction européenne, « on peut sauter sur sa chaise en disant l’Europe, l’Europe, … », cela ne fera pas l’Europe. En effet, ce n’est pas en ressassant à tout bout de champ cette idée de carrefour que celle-ci prendra corps et, en plus, dans la paix.
Regardons de près une carte géographique de la sous-région du Sud-Caucase, zone que constitue l’isthme entre la mer Noire à l’ouest et au-delà, le continent européen et à l’est, la mer Caspienne qui établit une liaison avec l’Asie centrale et plus loin la Chine. Le Sud-Caucase et le sud de la mer Caspienne s’ouvrent aussi sur l’Iran, le golfe persique et l’Inde outre que le nord de cette mer fermée se trouve en territoire de la Fédération de Russie.
Dans un contexte international marqué par la remise en cause de l’ordre instauré au lendemain de la seconde guerre mondiale, les principales puissances mais aussi les puissances régionales s’efforcent d’établir une carte des voies de communications agencée de façon la plus conforme à leurs intérêts nationaux. Partant de là, voyons quels sont les projets en vue et les visées en présence.
Pendant longtemps, le canal de Suez a servi comme la principale voie de transports entre l’est et l’ouest, notamment l’Europe, évitant de faire le tour de l’Afrique. Le développement de la piraterie maritime au large de la Somalie et récemment la menace houthie (Nord-Yémen) en mer Rouge ont fait monter les frais d’assurance maritime. Cette situation conjuguée à l’élément sécuritaire a permis aux transports par voie terrestre de gagner en compétitivité.
Proposition chinoise – La Chine a élaboré son projet de “route de la soie” et les études de faisabilité ont pu mettre en avant le projet dit de “voie médiane” qui permettrait l’accès au marché européen à partir de l’est du pays, l’Asie centrale, l’isthme sud-caucasien puis la mer Noire ou la Turquie. Cette option a pris de l’importance après la fermeture de la façade occidentale de la Russie en raison des sanctions internationales (conflit ukrainien dès 2014 et surtout l’invasion russe en février 2022). A partir de l’Azerbaïdjan, l’Europe pourrait être atteinte par la Géorgie-mer Noire ou la Turquie, mais l’accès via Meghri a été envisagé aussi sans toutefois constituer une option majeure pour les Chinois.
Option américaine – Récemment, les Etats-Unis ont mis l’accent sur une autre option qui devrait servir leurs intérêts et ceux de l’Occident global. Cette option a été évoquée au Congrès américain par le nouveau Secrétaire d’Etat adjoint, James O’Brien. Washington vise à désenclaver l’immense étendue centre-asiatique dont les produits et ressources empruntent les routes chinoises ou russes pour accéder au marché international. L’Azerbaïdjan apparait dans cette acception comme un pays-clé, d’où la prudence marquée par la vigilance avec laquelle Washington traite Bakou. L’utilisation des infrastructures géorgiennes (routes et chemin de fer) n’est pas écartée, mais les Américains semblent privilégier la voie passant le long de l’Araxe (couloir de Meghri) pour passer en Turquie puis à l’Europe.
Dans ces conditions, il est stratégiquement très important que cette voie ne soit pas contrôlée par la Russie, ni par l’Iran (Téhéran tente, sans grand espoir, de démontrer la crédibilité d’un passage de cette voie médiane par le nord de l’Iran). Ainsi, on comprend le soutien des Etats-Unis et d’une manière générale de l’Occident à la souveraineté arménienne sur le territoire du Syunik. Il y a convergence entre les intérêts occidentaux et les intérêts nationaux arméniens. L’Occident appuie donc la volonté d’une grande majorité des Arméniens de préserver l’indépendance de leur pays, alors que le Kremlin et ses proxies s’efforcent de réduire l’Arménie au statut d’une Biélorussie voire d’un Tatarstan cher à Ruben Vardanian.
Axe St-Pétersbourg-Bakou-Chahbahâr – Au début des années 2000, la Russie a émis l’idée d’un axe nord-sud lui ouvrant la perspective d’un accès vers l’océan Indien (rêve enfoui de Pierre le Grand) via l’Iran, lui-même sous sanctions internationales. Ce projet revêt de l’importance pour les dirigeants moscovites dès lors que les frontières occidentales de la Russie ont été fermées par l’UE (Union européenne); la seule issue restant le sud et la Chine. Encore une fois, l’Azerbaïdjan apparaît comme un pays-clé dans ce dispositif. Plusieurs déplacements de gouvernants russes à Bakou et à Téhéran confirment la nécessité pour Moscou de mettre en oeuvre une liaison ferroviaire (la construction du tronçon Astara-Rasht-Ghazvin) entre la Russie et l’Iran (golfe persique-océan Indien). Cependant, la République islamique semble traîner les pieds même si les Russes proposent une somme importante pour réaliser le tronçon manquant.
Variante océan Indien-Sud Caucase-mer Noire – Parallèlement, l’idée d’un autre axe est revenue à l’ordre du jour des grands centres de décision. En effet, dans un contexte de rivalité sino-américaine et aussi de la montée en puissance de l’Inde, pays concurrent de la Chine, la réalisation d’un accès plus économique et plus sûr de l’Inde au marché européen a commencé à intéresser les Occidentaux, notamment les Américains. Le renforcement des infrastructures portuaires de Chahbahâr, port situé au sud-est de l’Iran sur la mer d’Oman, servirait à développer un courant commercial entre l’Europe et l’Inde via l’Iran, l’Arménie, la Géorgie et la mer Noire, indépendamment des influences russe et turque, dont l’alliance même conjoncturelle indispose l’Occident. On peut donc constater l’importance qu’acquiert l’accès libre et sans obstacle à l’Arménie par le Syunik, sans le contrôle russe ou turc exercé sur cette portion de terre. Il y a convergence d’intérêts entre l’Occident et l’Iran et l’Arménie en tirera profit. Dès lors, on comprend pourquoi à maintes reprises les dirigeants iraniens ont souligné leur opposition à tout changement de frontière dans cette zone. D’ailleurs, l’année dernière, Washington avait « dégelé » 6 Mds$ d’avoirs iraniens sous réserve que la somme en question soit consacrée à l’amélioration des infrastructures de transport du pays (pourparlers informels de Londres en août 2023).
Cet axe est un autre élément constitutif du carrefour cher à Nikol Pachinian, encore que dans sa réalisation en ce qui concerne la partie arménienne, son gouvernement n’a pas fait montre de beaucoup d’empressement (les travaux ont sérieusement commencé cette année). A la suite de l’activisme du vice-Premier ministre Mher Grigorian, le capital russe a pu pénétrer dans le budget prévu pour la construction de la route qui va de la frontière arméno-iranienne à la ville de Sissian.
Pour schématiser rapidement l’idée du Premier ministre, c’est en gros faire de l’Arménie une intersection des voies de communication qui pourraient traverser le pays entre le nord et le sud, d’une part et d’autre part, entre l’est et l’ouest. Sauf que la matérialisation d’un carrefour de ce type ne pourra pas se limiter à l’aspect technique de l’idée, c’est-à-dire la prise en compte de la géographie de la zone en question seulement. La configuration des rapports de force des pays ou groupe de pays fondés sur des intérêts constitue l’élément fondamental de la fonctionnalité d’un tel carrefour. Or, ces intérêts sont contradictoires.
Certains pays ont des intérêts convergents avec ceux d’autres. Dans le cas de figure de l’axe Nord-Sud via le Syunik, il en résulte un rapprochement suivi d’une forme de coopération au profit de l’Arménie (respect de sa souveraineté appuyé, voire garanti en quelque sorte par l’Occident, outre les droits de transit). L’Iran bénéficiera du maintien d’accès libre au marché européen sans dépendre du bon vouloir turco-azéri ou russe, …
et la Géorgie profitera des droits de transit, …. Au chapitre des similitudes de bénéfices, il est même possible que la Turquie ait intérêt à ce que la route de Meghri soit utilisée exclusivement dans les échanges venant de l’est, car les flux passant par la Géorgie pourraient s’orienter vers la mer Noire sans passer par ton territoire. Elle aurait certes préféré que le couloir de Meghri ait un statut extra-territorial, mais dans le cas d’accès aux pays d’Asie centrale, Ankara ne souhaiterait sans doute pas une interférence russe.
A contrario, les divergences d’intérêt inciteront d’autres à exprimer leur mécontentement, si ce n’est plus. Sont concernés, de prime à bord, la Russie qui s’emploie tant bien que mal à exercer son « droit de regard » sur la situation économique et militaire de l’Arménie; l’objectif du Kremlin consistant à maintenir sa « marche de l’empire » sous sa coupe. Le contrôle exercé sur le couloir de Meghri renforcera les leviers moscovites sur cette zone et facilitera l’exportation via l’Azerbaïdjan du gaz et du pétrole russes dont l’augmentation en volume a fait l’objet de tractations entre Ilham Aliev et Vladimir Poutine lors de la visite de ce dernier à Bakou en août dernier. Début octobre, à la suite de son déplacement en Azerbaïdjan, le vice-Premier ministre Overtchouk a rappelé qu’Erevan ne s’étant pas retiré de la Déclaration du 9 novembre 2020, le point 9 de celle-ci reste donc en vigueur (selon la Russie, les forces russes devront exercer leur surveillance sur ledit couloir). la Russie et l’Occident sont en conflit d’intérêts sur cette zone minuscule de l’Arménie-sud. A n’en pas douter, la Russie, de par son attitude agressive, est une menace sur l’indépendance de l’Arménie.
Il faut cependant rester attentif à l’attitude de l’Iran qui pourrait très bien s’accommoder d’une tutelle russe sur le couloir de Meghri (si Erevan cède), en contrepartie d’un soutien à son programme nucléaire ou toute autre transaction acceptable par le régime de Téhéran en proie à des difficultés internes et externes. Il n’y a que certains iranologues autoproclamés d’Arménie, proches de l’opposition, qui croient à la fermeté inébranlable de la position iranienne. La Géorgie, pour sa part, perdrait une partie de ses bénéfices financiers que lui procure le droit de passage dans le cadre des échanges entre l’Europe et la Chine ou les pays d’Asie centrale par la route de Meghri au détriment de sa voie ferrée (Bakou-Tbilissi-Kars). Tbilissi réclamera sans doute des compensations.
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Compte tenu de ce qui précède, le Sud-Caucase peut devenir si ce n’est déjà le cas, une zone de heurts entre les intérêts des uns et des autres. Le risque est que les divergences d’intérets peuvent évoluer vers un raidissement voire une confrontation à caractère militaire. Depuis un certain temps, la guerre est (…) conçue comme un moyen « normal » de la régularisation de situations conflictuels, selon le Général Vincent Desportes, ancien directeur de l’Ecole de guerre. Pour preuve, on peut rappeler la fin de la rébellion tamoule au Sri-Lanka par l’intervention de l’armée. Il n’y a pas longtemps, le pouvoir central en Ethiopie a écrasé militairement la contestation au Tigré. La guerre des 44 jours et le nettoyage ethnique de septembre 2023 contre les Arméniens du Haut-Karabakh est l’exemple type du recours à la force qu’a pratiqué le régime Aliev avec la complicité de Moscou.
On peut légitimement s’interroger si le plan Pachinian a élaboré des scénarii et des mesures de protection correspondantes. Le recours à la force, la marginalisation du juridique, le non-fonctionnement de la diplomatie sont symptomatiques d’un ordre mondial en recomposition. Dans ces conditions, jouer l’équivoque, ce que semble faire le gouvernement d’Erevan, est de nature à mettre en danger la sécurité et l’indépendance du pays.
M. D. ■
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