Par Marc DAVO
Une fois de plus, une population nombreuse se rassemble devant le Parlement, pour protester contre le projet de loi dit “l’agent de l’étranger” que le gouvernement du parti “Rêve géorgien” souhaite adopter. Ce projet de loi que ses détracteurs appellent “la loi russe”, car une loi avec les caractéristiques similaires est en vigueur en Russie, a soulevé la vague de contestation cette année dès son examen au Parlement de Tbilissi.
En dépit des déclarations officielles au relent souverainiste pour justifier le projet, le gouvernement a l’intention d’exercer son contrôle sur l’activité des organisations qui bénéficient d’un financement extérieur. Ces organisations sont, en règle générale, très critiques vis-à-vis des autorités. En instituant une surveillance avec le pouvoir de limiter leurs actions, l’oligarchie locale, liée à celle de Moscou, sera en mesure de les affaiblir considérablement. Ce faisant, dans la perspective des élections d’octobre prochain, le “Rêve géorgien” de Bidzina Ivanishvili élargira sa marge de manœuvre politique sans trop s’exposer au feu des critiques.
Outre les associations et diverses fondations, l’opposition, bien que divisée, rejette une telle loi. La présidente Salomé Zourabishvili, elle aussi, se dit contre.
Les critiques venant de Bruxelles n’ont pas tardé, dans un contexte où les Géorgiens dans leur majorité désirent le maintien d’un cap européen pour leur pays. Les contestataires craignent que le gouvernement prépare le terrain pour s’écarter de la voie européenne malgré ses déclarations publiques pour atténuer la tension. L’UE (Union européenne) a tout intérêt à ne pas abandonner la Géorgie, en tout cas à éviter d’en être exclue, comme semblent souhaiter les principaux pays de la région, la Russie, la Turquie et l’Iran, promoteurs du concept de “régionalisation” auquel semble se référer imprudemment le Premier ministre Pachinian, sans connaître les pièges qu’un tel format puisse contenir.
En revanche, la Russie a accueilli favorablement l’examen par le parlement géorgien du projet de loi par la voix de Dimitri Peskov, porte-parole du Kremlin. Pour leur part, Alexandre Dougine, philosophe extrémiste proche du président russe et Vladimir Soloviev, journaliste spécialiste de la désinformation des médias, ont salué cette initiative géorgienne. Quant à la Turquie, il est fort probable qu’Ankara dont l’influence économique est grande en Géorgie et Bakou aient encouragé le pouvoir à Tbilissi à s’insérer plutôt dans la gestion sous-régionale que prévoit le format 3+3 (Russie-Turquie-Iran/Arménie-Azerbaïdjan-Géorgie). En adhérant au “club des régimes autoritaires”, le gouvernement de Tbilissi ne s’embarrassera pas des contraintes qu’impose le statut de candidat à l’adhésion à l’UE (respect des droits de l’homme, réformes administratives et économiques, lutte anti-corruption, …).
Bon nombre d’analystes et commentateurs politiques sont d’avis que la Russie embourbée dans son aventure ukrainienne subit un affaiblissement général qui l’oblige à effectuer des retraits tactiques de certaines zones. Le récent retrait du contingent russe du Haut-Karabakh, confirmé par Dimitri Peskov, le 17 avril et la dissolution du centre de contrôle russo-turc d’Aghdam sont interprétés comme le signe qui atteste la perte d’influence dans le Sud-Caucase. Certes, Moscou perd son pied à terre en Azerbaïdjan, mais les Russes ont sans aucun doute obtenu des “compensations” d’Ilham Aliev qui a voulu faire plaisir aux Occidentaux, attentif qu’il est pour ne pas le classer définitivement dans le camp pro-russe .
Une amie chercheuse du monde slave et du Caucase m’avait rappelé dans le temps que “la Russie mit quatre siècles pour conquérir le Caucase, … elle n’abandonnera pas facilement cette région”. En l’admettant comme postulat, on pourra imaginer néanmoins une situation marquée par l’amoindrissement du magistère russe. En tout cas, la guerre en Ukraine avec ses conséquences sur la puissance russe a fait perdre à Moscou l’exclusivité d’exercer son influence dans la sous-région. Le Kremlin semble avoir accepté de partager (provisoirement?) avec la Turquie, mais à aucun cas avec l’Occident.
En conséquence, les concepts tels que le format 3+3, la “régionalisation”, le recours au chaos pour renverser un gouvernement jugé pro-Occident, etc constituent des instruments et méthodes, afin de contrecarrer la percée occidentale au Sud-Caucase. Si la direction actuelle de la Géorgie consolide son pouvoir et prend ses distances avec l’Occident, le “verrou” géorgien empêchera ipso facto le rapprochement d’Erevan avec l’UE et les USA. En maintenant une pression et dans le même temps, en offrant une perspective acceptable pour Nikol Pachinian par le biais de la médiation kazakh, suite à la proposition en ce sens du président Tokaev en visite en Arménie le 15 avril, Moscou “sauvera” sa zone d’influence des visées occidentales.
Les Géorgiens dans leur majorité désirent le maintien d’un cap européen pour leur pays. Cependant, la société géorgienne comprend, jusqu’à présent, en son sein des segments qui sont moins enclins à adhérer aux valeurs et principes auxquels l’UE reste attachée. L’héritage totalitariste soviétique n’a pas disparu entièrement parmi les membres de l’ancienne génération, même si la société dans son ensemble se considère comme faisant partie de la civilisation occidentale. Le même phénomène est plus marqué en Arménie dont la population est polarisée dans une proportion différente entre les tenants du rapprochement avec l’Occident et ceux qui restent encore sous l’influence russe, avec au milieu une majorité silencieuse hésitante.
Pourvue récemment du statut de candidat à l’adhésion à l’UE , comme l’Ukraine ou la Moldavie, au grand dame du Kremlin, la Géorgie est considérée comme faisant partie d’un ensemble géo-politique situé dans l’isthme caucasien, un carrefour stratégique entre l’ouest (UE) et l’est (Asie centrale et Chine), d’une part et d’autre part, entre ce même ouest et le sud (Golfe persique et Inde). La présence de l’UE d’une manière ou d’une autre dans cet espace qui tend à devenir une voie de communications hautement stratégique semble être cruciale dans la gestion des flux entre l’est et l’ouest.
Le risque est grand pour l’Arménie de tomber dans le nouveau piège que le modèle oriental propose. L’acceptation de participer au format que le président Tokaev a proposé n’est qu’une diversion venant de Moscou. L’opinion arménienne étant, depuis la défaite de 2020, très méfiante à l’égard de la Russie, c’est le Kazakstan, à l’instigation de Moscou, qui offre maintenant une médiation apparemment plus neutre pour détourner Erevan de la voie occidentale proposée le 5 avril à Bruxelles par le duo Blinken-von der Layen. Mais ce n’est qu’un leurre. Derrière se cache à peine la manipulation du Kremlin. Attention aux signaux trompeurs!
La tentation pourrait être grand pour Erevan compte tenu des tergiversations et le manque de clarté du gouvernement arménien dans la vision des choses et l’horizon qu’il fixe pour ses projets. Les éléments pro-russes tant au sein du gouvernement que parmi certains éléments du haut clergé s’activent pour saboter le projet de retour de l’Arménie dans la civilisation à laquelle elle appartient ; retour qui a été à maintes reprises empêché au cours des siècles par la pénétration et l’incrustation dans la société arménienne de valeurs de type autoritaire turco-oriental.
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