Entretien avec Sipana Tchakerian, archéologue et chercheuse à l’Institut National d’Histoire de l’Art (INHA)

Sipana Tchakerian lors de la conférence du 21 novembre 2024

 

Nicole et Jean-Michel Thierry étaient un couple de médecins, devenus historiens de l’art, qui ont voyagé entre les années 1950 et 2000 dans l’ensemble de l’Orient chrétien et au-delà. Ils ont documenté, étudié et publié des centaines d’églises et de monastères, notamment ceux de l’Arménie médiévale. Le 21 novembre 2024, l’Institut National d’Histoire de l’Art (INHA), à Paris, a organisé une journée d’études autour de ce fonds d’archives, dont Sipana Tchakerian, chercheuse en charge de sa valorisation scientifique, était l’une des principales organisatrices.

 

« Nor Haratch » – Vous êtes archéologue de formation, vous avez étudié l’histoire de l’art et l’archéologie du monde byzantin tout en vous spécialisant dans l’architecture et l’histoire de l’art médiéval d’Arménie et de Géorgie, et vous avez choisi comme sujet de thèse de doctorat “Les monuments crucifères à stèle quadrilatérale en Arménie et en Ibérie dans l’Antiquité tardive”, que vous avez soutenue aux universités Panthéon-Sorbonne et Aix-Marseille. Depuis, vous travaillez à l’Institut National d’Histoire de l’Art (INHA), où vous dirigez un projet de recherche et de valorisation scientifique – soutenu par la Région Île de France (DIM PAMIR), l’UMR 8167 Orient et Méditerranée et l’Observatoire des Patrimoines de Sorbonne Université (OPUS) – autour des archives de Nicole et Jean-Michel Thierry. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ces archives et que représentent-elles ?

Sipana Tchakerian – En 2017, Nicole Thierry a décidé de faire don de ses archives et de celles de son mari à l’Institut National d’Histoire de l’Art de Paris, où elles ont été officiellement déposées en 2021. J’ai été invitée à travailler sur ces archives en 2022, lorsque j’ai été recrutée comme pensionnaire à l’INHA. La valorisation de ces archives était fondamentale pour moi pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’elles comportent des documents extrêmement précieux pour l’étude des monuments de l’Arménie et de la Géorgie médiévale, sur lesquels je me spécialise moi-même. En effet, les Thierry ont voyagé pendant plus de 50 ans pour documenter le patrimoine architectural du monde chrétien oriental, se rendant dans des régions fort difficiles d’accès à leur époque, notamment à l’est de la Turquie où se trouvent les territoires historiques de l’Arménie occidentale. Ils ont été les premiers à retourner dans ces régions, relevant des monuments inédits et renouvelant la documentation sur des monuments qui étaient connus mais qui n’avaient plus été visités depuis la première guerre mondiale et le génocide du début du siècle. Cela a non seulement permis de constater la disparition de certains monuments, mais aussi de constituer une documentation extrêmement précieuse sur des monuments qui ont depuis disparu. Ainsi, leurs archives constituent une source très importante pour les chercheurs. 

Il convient également de souligner que ce fonds d’archive ne se limite pas à leurs photographies, mais conserve également l’intégralité de la documentation scientifique qu’ils ont produite : carnets de voyage, dossiers de recherche, documents préparatoires aux publications et publications elles-mêmes. En ce sens, cette archive constitue une véritable fenêtre sur leur vie de chercheurs. C’est pourquoi le projet de recherche que nous menons accorde une place centrale à la valeur historiographique du fonds, qui permet d’appréhender leur contribution à l’histoire de l’art et à l’archéologie des mondes byzantin, arménien et géorgien. À travers l’étude de ces archives, nous nous efforçons de retracer l’évolution de notre discipline au cours de la seconde moitié du XXe siècle.

Il est également essentiel de souligner que bien que ces archives soient particulièrement significatives pour l’étude des monuments de la Cappadoce, de l’Arménie et de la Géorgie médiévales, elles couvrent également de nombreuses autres régions. En effet, les Thierry ont voyagé dans plus de 40 pays tout au long de leur vie, et une vingtaine d’entre eux, tels que l’Ouzbekistan, l’Iran ou la Jordanie, ont été visités dans le cadre de leurs « voyages archéologiques ». De plus, même lorsqu’ils se sont rendus en Cappadoce ou en Anatolie orientale, leur intérêt ne s’est pas limité aux églises et aux monastères ; ils ont également documenté les monuments islamiques, les sites de l’Antiquité classique, ainsi que l’architecture domestique moderne, comme les maisons arméniennes du XIXe siècle à Mouch. Par ailleurs, le fonds contient de très nombreuses photographies de populations et de paysages, une documentation qui demeure encore largement méconnue. Enfin, dans les carnets de terrain rédigés par Nicole Thierry, les sujets abordés ne se restreignent pas à l’architecture et à ses décors, mais incluent également la situation politique des régions traversées et les pratiques culturelles des habitants. C’est dans cette perspective que, à l’INHA, où j’ai la chance de collaborer avec Éloïse Brac de la Perrière, historienne de l’art islamique et conseillère scientifique du domaine « histoire de l’art du IVe au XVe siècle »,
nous nous efforçons de faire mieux connaître ce fonds, au-delà des cercles byzantinistes et caucasologues. Nous sommes convaincues que cette archive pourrait être une ressource précieuse non seulement pour les historiens de l’art spécialisés dans les périodes et régions avoisinantes, mais également pour les historiens et ethnologues.

 

Jean-Michel et Nicole Thierry sur la route vers un monastère arménien, Müküs, Turquie, août 1970 – Paris, Institut national d’histoire de l’art

« NH » – A l’origine, les Thierry n’étaient pas historiens de l’art, mais médecins. Comment est né leur intérêt pour l’étude et la découverte des trésors architecturaux du Moyen-Orient ? Après tout, ils ont entrepris des voyages dans des lieux qui étaient riches en monuments arméniens, géorgiens ou byzantins. S’en occuper, les étudier, à une époque si tendue politiquement, et dans des régions peu accueillantes comme la Turquie où ce pays avait commis un génocide et continuait encore la persécution contre les Kurdes. Comment ont-ils eu ce courage et comment ont-ils réussi à contourner les obstacles pour atteindre ces lieux, où une sorte de génocide culturel avait également été commis et où il y avait des interdictions de voyage pour que ces crimes civilisationnels ne soient pas révélés, ne soient pas exploités politiquement par d’autres minorités, en particulier les Grecs, les Arméniens, les Géorgiens. Aussi la question du financement, après tout ils organisaient tout ce travail avec leurs propres moyens.

S. T. – Pour répondre au premier point, il est intéressant de noter que dans un numéro du journal « Haratch » paru le 1er mars 1987, l’entretien avec Jean-Michel Thierry débutait par la même question. Il répondait que « c’est une chose habituelle » et que « beaucoup de gens se sont orientés vers l’archéologie sans passer par les voies traditionnelles ». Il retraçait alors son parcours qui l’a conduit à s’intéresser à l’histoire de l’art byzantin, puis arménien. Ayant toujours été passionné par l’histoire et la littérature classiques durant sa scolarité, il aurait commencé à approfondir ses connaissances sur l’histoire byzantine à travers des lectures. Cette passion l’a conduit, avec son épouse Nicole Thierry, avec qui il travaillait à l’hôpital d’Etampes, à voyager pour découvrir le monde byzantin qu’ils ne connaissaient alors que par les livres. Leur premier voyage les mène d’abord à l’Est de l’Europe, puis à Constantinople, avant qu’ils n’explorent l’Anatolie. C’est en Cappadoce qu’ils découvrent une église inédite aux riches peintures et dont ils publieront les photographies, encouragés par des historiens de l’art byzantinistes à leur retour en France. Ce fut ainsi le début de leurs véritables voyages archéologiques, au cours desquels ils explorent, photographient et publient la documentation collectée sur les monuments byzantins de Cappadoce. Très vite, ils souhaitent poursuivre leurs voyages vers l’est de la Turquie. Après une première tentative infructueuse en 1954, ils s’y rendent pour la première fois l’année suivante et visitent l’église d’Aghtamar, un voyage marquant le début de leur intérêt pour l’art arménien.

Pour répondre à la seconde question, il est certain que le couple de voyageur a dû faire face à de nombreuses difficultés et incidents tout au long de leur vie. Ils partaient en voiture depuis la France pour des missions de plus d’un mois, se confrontant à des problèmes de routes et à des obstacles divers, en particulier d’ordre politique. C’est surtout en Turquie que des confrontations avec les autorités locales se sont produites, aboutissant à leur arrestation et leur jugement en 1974 alors qu’ils documentaient les monuments arméniens du Vaspourakan. Ils ont alors été interdits d’entrée en Turquie pendant quelques années, et se sont donc tournés vers le Caucase soviétique. A partir de 1977, grâce au soutien du Catholicos Vazguen Ier, ils organisent plusieurs missions en Arménie soviétique, et en profitent pour se rendre en Géorgie et en Azerbaïdjan. 

Néanmoins, malgré ces complications, Nicole et Jean-Michel Thierry ont fait preuve d’une détermination remarquable en retournant en Turquie jusqu’à la fin de leur vie de chercheur, que ce soit en Cappadoce ou en Arménie occidentale. Cela s’explique sans doute par leur volonté de combler les lacunes de données et le manque de connaissances sur le patrimoine de ces régions, étant conscients de leur importance pour l’histoire de l’art. Profondément érudits, ils organisaient leurs voyages en se basant à la fois sur les sources antiques et médiévales, les récits des voyageurs des XIXe-XXesiècles et la littérature scientifique de leur époque. C’est ce qui leur a permis de documenter des monuments détériorés ou en péril, tout en en découvrant de nouveaux.

Quant aux moyens, étant médecins, ils avaient des ressources plus importantes que la plupart des chercheurs universitaires. Ils ont souvent voyagé avec leurs propres moyens, surtout à leur début, mais ils ont également bénéficié de financements pour réaliser certaines missions. Grâce aux mêmes moyens, ils étaient dotés d’équipements photographiques de très bonne qualité, qui n’étaient pas nécessairement à la portée des universitaires, ce qui augmente d’autant plus l’intérêt de leur fonds photographique.

 

« NH » – Y avait-il une répartition des tâches entre eux ? Chacun avait-il ses préférences ? De quoi s’occupait chacun ?

S. T. – Nicole Thierry s’est consacrée à l’étude de la peinture byzantine en Cappadoce, tandis que Jean-Michel Thierry s’est spécialisé sur l’architecture arménienne. Cependant, il est important de souligner la porosité de leurs travaux : Nicole Thierry s’est également intéressée à l’iconographie géorgienne et arménienne, en particulier à la peinture murale des églises géorgiennes et aux décors sculptés des églises arméniennes. De son côté, Jean-Michel Thierry a également porté son attention sur les églises arméniennes de Cappadoce. De plus, ils voyageaient toujours ensemble, ont co-écrit des publications et l’un apportait son expertise à l’autre dans ses travaux.

 

« NH » – Pour avoir une image plus claire : quand ils visitaient un site et que Nicole photographiait, que faisait Jean-Michel pour l’aider ? Comment répartissaient-ils le travail sur place ? Y a-t-il des notes à ce sujet ?

S. T. – C’est un peu difficile à dire car cela n’a pas nécessairement été explicité par eux-mêmes dans leurs travaux, mais l’étude du fonds tend à montrer que si les carnets de terrain étaient tenus par Nicole Thierry, les deux ont produit une documentation photographique. Durant la journée d’études qui s’est tenue le 21 novembre 2024 à l’INHA, les intervenants qui avaient eux-mêmes participé à certains voyages, comme Patrick Donabédian ou Ani Baladian-Totoyan, ont fait part de leurs observations sur le déroulé des missions. L’enregistrement de cette rencontre est d’ailleurs disponible sur la page YouTube de l’INHA. Ce qui est certain, c’est que, bien qu’ils aient toujours voyagé ensemble, Nicole et Jean-Michel Thierry ont chacun cultivé leur propre domaine de spécialisation, orientant naturellement leur attention et leur manière d’aborder les sites visités.

 

« NH » – Les archives, comme vous l’avez dit, ne sont pas encore entièrement étudiées ; quelle est leur ampleur ?

S. T. – En termes de volume, l’archive représente aujourd’hui environ 120 boîtes, dont la majorité (76) concerne leur documentation scientifique et le reste (45) contient les photographies, qui s’élèvent environ à 100 000 vues. 

En tant qu’archéologue, j’ai initié un projet de recherche et de valorisation scientifique autour de ce fonds, mené en parallèle au travail d’inventaire et de reclassement réalisé par Jérôme Delatour, conservateur chargé des collections photographiques à la Bibliothèque de l’INHA. Ce travail est particulièrement exigeant en raison de l’ampleur du fonds, tant par son volume que par la diversité des documents qu’il contient. Les dossiers, parfois très hétérogènes, réunissent dans un même classeur des correspondances, des notes de travail, des photographies, des tirés à part d’articles ou encore des documents préparatoires à des publications. Le fonds regorge de documents uniques et inédits, comme le classeur des dessins de Nicole Thierry où se trouvent des croquis de grande qualité qu’elle a réalisé à partir des photographies des peintures et reliefs des églises de son corpus.

 

« NH » – Combien d’années de travail reste-t-il encore ?

S. T. – L’inventaire et l’étude de ce riche fonds prendra sans doute de nombreux années, mais les premiers résultats du projet que nous menons actuellement, focalisé dans un premier temps sur les monuments arméniens et géorgiens, seront publiés dans un an. Il faut signaler que ce projet co-départemental à l’INHA, mené à la fois au sein du Département des études et de la recherche et du Département de la bibliothèque et de la documentation, réunit une équipe de chercheurs, conservateurs et ingénieurs numériques. Le projet lui-même se subdivise en deux gros volets. D’une part, et sous la supervision de Louisa Torres, adjointe à la cheffe du service des collections patrimoniales à l’INHA, est mené une entreprise de numérisation du fonds photographique que nous avons pu initier grâce à une subvention de la région Île de France (DIM PAMIR). Focalisé dans un premier temps sur les monuments arméniens et géorgiens de l’Anatolie au Caucase du sud, le projet prévoit la numérisation et la mise en ligne d’environ 30 000 photographies d’ici l’année prochaine. Le deuxième volet est un projet qui fait partie du dispositif PENSE (Plateforme d’Edition Numérique Enrichie) de l’INHA. Initié en 2023, ce projet propose l’édition numérique enrichie du journal des itinéraires des Thierry, un document préparé par le couple Thierry qui retrace leurs voyages archéologiques menés entre 1952 et 1998. Ce document précieux mentionne les sites visités chaque jour, les monuments étudiés, les heures d’arrivée et de départ, les individus qui les accompagnaient, ou encore les évènements qui se seraient produits. Ce document de 67 pages constitue une véritable clé d’accès au reste du fonds, qu’il s’agisse des photographies, des carnets de voyage ou encore des papiers de recherche. Pour explorer le potentiel de ce journal pour la valorisation du fonds, nous avons lancé un projet pilote autour d’un voyage : il s’agit d’une mission menée en Géorgie et en Arménie en 1978, durant laquelle ils ont visité une soixantaine de sites, y compris dans des régions peu explorées à cette période, comme la Svanétie et l’Artsakh. Ils ont aussi participé au second symposium international sur l’art arménien qui s’est tenu à Erevan du 12 au 18 septembre 1978, et durant lequel Jean-Michel Thierry a présenté une communication sur les sculptures arméniennes de Kars. L’idée est de pouvoir connecter l’itinéraire de ce voyage à toute la documentation qui y est associée, grâce à différents outils numériques développés par les ingénieurs du Service numérique de la recherche à l’INHA. La publication de l’édition numérique enrichie du journal des itinéraires des Thierry est prévue pour juillet 2025.

 

« NH » – Comment les scientifiques apprécient-ils généralement ces collections, qu’en pensent-ils ?

S. T. –  La communauté scientifique spécialisée dans le patrimoine architectural byzantin, arménien et géorgien mesure l’importance de ce fonds et attend avec impatience sa mise à disposition, notamment pour son riche corpus photographique. Cet intérêt a été exprimé non seulement par des chercheurs en France, mais aussi en Arménie, en Géorgie, en Turquie, et dans divers centres d’études caucasiennes et byzantines à travers le monde. Cependant, la richesse et la diversité des ressources qu’il contient restent encore insuffisamment connues et donc explorées, en particulier les photographies à vocation ethnographique ou les documents relatifs au patrimoine des régions et cultures voisines, comme je l’évoquais précédemment. C’est pourquoi l’un des enjeux du projet est d’en accroître la visibilité auprès d’un public plus large.

 

« NH » – Y a-t-il encore aujourd’hui des sites archéologiques à découvrir où les Thierry ne sont pas allés ? D’un point de vue géographique, les régions qu’ils ont visitées ont-elles été entièrement étudiées, ou y a-t-il encore des monuments, des édifices, des sites à découvrir ?

S. T. – Oui, bien entendu. Bien qu’ils aient cherché à documenter et publier le plus grand nombre possible de monuments, ils n’ont pas pu tout couvrir. De nouveaux sites archéologiques et monuments ont été découverts après leur passage, d’autant plus qu’ils se concentraient principalement sur l’architecture cultuelle chrétienne, accordant moins d’attention, bien qu’ils ne les aient pas totalement ignorés, à d’autres types de sites comme les cités antiques ou les forteresses. De plus, de nombreuses découvertes ont été faites ou restent à faire, même sur les sites qu’ils ont eux-mêmes visités et publiés. Cela n’a rien de surprenant, d’une part parce qu’ils ne pouvaient parfois consacrer qu’un temps limité à chaque site, et d’autre part parce que la recherche évolue constamment, avec l’émergence de nouvelles thématiques qui orientent naturellement les enquêtes sur le terrain. Par exemple, Jean-Michel Thierry s’est particulièrement intéressé aux solutions architecturales et au décor sculpté des églises arméniennes, mais a moins exploré l’étude des inscriptions et de leur emplacement dans l’espace ecclésial, ou encore les dynamiques entre les fidèles, le programme décoratif et la liturgie, des problématiques aujourd’hui courantes en histoire de l’art. Il en résulte que les inscriptions sont bien moins présentes dans leur couverture photographique que les sculptures ou les détails architecturaux. Ainsi, bien que ce couple d’érudits ait adopté une approche visant à être aussi exhaustive que possible, il reste encore énormément de travail à accomplir, même dans les lieux qu’ils ont explorés.

 

« NH » – Pendant le colloque, on a parlé de l’état de conservation des monuments à ce moment-là. Y a-t-il eu des visites depuis pour savoir dans quel état ils sont aujourd’hui ? Et dans quelle mesure leurs visites incitent-elles les gouvernements à s’intéresser et d’une certaine manière à protéger ces sites, à mener une politique culturelle ?

S. T. – Il serait difficile d’affirmer que le travail des Thierry a directement conduit les gouvernements à restaurer les monuments détériorés, bien qu’il ait probablement joué un rôle dans l’alerte et la sensibilisation aux enjeux de la préservation du patrimoine. En tout cas, en ce qui concerne l’Arménie, bien que de nombreux travaux de restauration aient eu lieu, de nombreux sites demeurent en danger et nécessitent des interventions urgentes. À titre d’exemple, les arcs croisés du vestibule du monastère d’Arates en Arménie, qui était déjà fort détérioré lors de la visite des Thierry en 1978, se sont depuis effondrés. Les photographies des Thierry, ainsi que des archives plus anciennes, pourraient sans doute jouer un rôle crucial dans de futurs projets de restauration. 

 

« NH » – Et si on compare avec le travail d’autres voyageurs-chercheurs, y a-t-il des chercheurs équivalents qui ont effectué un travail avec la même intensité, la même ampleur, ou étaient-ils des figures uniques ?

S. T. – Bien sûr, d’autres chercheurs qui ont également contribué de manière significative à l’étude des monuments médiévaux de ces régions. Par exemple, pour les monuments arméniens et géorgiens, on peut mentionner les historiens de l’architecture Adriano Alpago-Novello ou Paolo Cuneo. Il est important de souligner qu’actuellement, le projet OSCOP, mené par des chercheurs de l’université Ca’ Foscari de Venise et du Kunsthistorische Institut de Florence, propose la numérisation du fonds photographique du groupe d’Adriano Alpago-Novello, conservé au Centre d’études et de documentation de la culture arménienne à Venise. La plateforme est déjà en ligne et une partie des photographies y sont déjà accessibles. Bien que les Italiens aient commencé leur travail plus tard que les Thierry, dans les années 70-80, il est intéressant de noter que les deux fonds photographiques se complètent parfaitement, offrant parfois des perspectives différentes sur un même site. De plus, il convient de souligner que le fonds Thierry préserve une partie des correspondances avec ces spécialistes italiens, comme avec d’autres collègues, témoignant d’une dynamique d’échange d’idées et de documentation. Tout cela nourrit notre projet de recherche, puisque celui-ci s’intéresse particulièrement aux réseaux académiques que se sont constitué les Thierry et à l’évolution des études arméniennes et géorgiennes tout au long de la seconde moitié du XXe siècle.  En Arménie, d’autres chercheurs ont également voyagé et documenté les monuments médiévaux, notamment Samvel Karapetian, qui a particulièrement exploré l’Arménie occidentale, la Géorgie et l’Artsakh, produisant ainsi une documentation précieuse. Ainsi, nombreux sont les chercheurs qui ont contribué à la documentation du patrimoine architectural de ces régions, bien qu’il ne soit pas possible de tous les citer ici. Néanmoins, les Thierry se distinguent par le caractère précoce et la durée exceptionnelle de leur entreprise, qui s’est étendue sur plus d’un demi-siècle, ainsi que par l’approche systématique et méthodique qu’ils ont adoptée. Tout cela a permis de constituer une documentation photographique et scientifique d’une richesse exceptionnelle pour l’étude du patrimoine du Proche-Orient, et particulièrement inégalée pour la Cappadoce, l’Arménie et la Géorgie médiévales.

Entretien réalisé par

Jiraïr TCHOLAKIAN

Pour visionner la vidéo de l’entretien (en arménien) :

https://youtu.be/mS_g7spnmYI