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Entretien avec Tigrane Yégavian, chercheur au Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R) et membre du comité de rédaction de la revue « Conflits »

L’Arménie et l’Artsakh font actuellement face à une crise sans précédent. Et aujourd’hui plus que jamais, la nation arménienne se doit de voir la réalité en face. Dans cet entretien, Tigrane Yégavian ne mâche pas ses mots et dresse un tableau sombre qui appelle à la réflexion et à l’action. Il revient également sur la publication de son dernier ouvrage, « Haut-Karabagh : Le livre noir », premier ouvrage en langue française sur le sujet, qui réunit des contributions littéraires mêlant histoire, géopolitique, témoignages et plaidoyers.

« Nor Haratch » – L’ancien président Levon Ter-Petrossian a récemment déclaré que « des solutions sévères et douloureuses attendent l’Arménie ». Concrètement, quelles sont les options qui se présentent à l’Arménie, notamment vis-à-vis de l’Artsakh ?
Tigrane Yégavian – C’est assez difficile de spéculer, mais pour parler franchement, l’Artsakh n’est plus aux mains des Arméniens. Depuis le 9 novembre 2020, l’Artsakh est un protectorat russe. Les élites arméniennes ne sont absolument pas conscientes qu’il y a un avant et un après 9 novembre 2020. Désormais, l’Arménie n’est plus maître de son destin : elle est l’objet des relations internationales. Levon Ter-Petrossian s’inscrit dans une démarche de « je vous l’avais bien dit ». Il règle un peu ses comptes avec ceux qui l’ont détrôné. Pour mieux comprendre, il faut revenir un petit peu en arrière, en 1997. Il y avait à l’époque un plan de solution politique graduelle du conflit, sur la base de « paix contre territoires ». Mais le plan était défavorable aux Artsakhtsis, car il ne garantissait pas leur indépendance, ni leur statut. Il faut savoir qu’à l’époque, l’Azerbaïdjan était en position de faiblesse et que l’Arménie avait l’avantage pour négocier une solution définitive qui puisse garantir à la fois sa sécurité et sa souveraineté. Or, depuis le coup d’Etat de 1998 – car Ter-Petrossian a bel et bien été renversé par ses anciens alliés – le dilemme sécurité vs. souveraineté n’a jamais été réglé. Les élites arméniennes ont cédé la souveraineté du pays en échange de la sécurité. Mais en conséquence, ce sont les autres qui décident à notre place et il ne faut pas s’étonner que nos intérêts ne correspondent pas à ceux de notre « protecteur russe ».
Force est de constater que depuis deux ans, l’État arménien ne s’est pas réarmé, n’a pas adopté de politique cohérente de défense, n’a pas investi dans la cyber-sécurité ou dans l’achat massif de drones. On paye donc pour ces deux ans de gâchis, pour le fameux « agenda de la paix » que Pachinian a essayé de mettre en place en espérant que cela permettrait de desserrer l’étau. Or, on voit très bien que la Turquie est toujours à la manœuvre. Il y a une dynamique de défaite en Arménie autour de l’idée de la « paix à tout prix », même au prix de l’abandon de l’Artsakh. Et en Azerbaïdjan, il y a une dynamique de victoire qui vise non seulement à récupérer l’Artsakh, mais à faire de l’Arménie un Etat dévitalisé. Les Arméniens auraient pu pour obtenir un accord de paix plus favorable après 1994, mais ils ont préféré geler la situation. A présent, nous payons pour trente ans d’inertie – une inertie criminelle – et pour les années Kotcharian, qui s’est comporté comme le vassal de la Russie tout en s’enrichissant.

« NH » – Vous dites que l’Arménie est désormais « l’objet des relations internationales ». Quelles sont les attentes et les intérêts des principaux acteurs dans ce conflit, et plus généralement dans la région ?
T. Y. – Tout d’abord, la grille de lecture arméno-azerbaïdjanaise du conflit n’est pas bonne, car c’est un conflit qui s’inscrit dans un dérèglement plus global et dans la sortie du monde bipolaire. L’Arménie n’est qu’un pion dans un vaste échiquier qui oppose des puissances post-impériales qui se partagent le vide laissé par l’Occident. La Turquie et la Russie sont aujourd’hui engagées dans une forme d’entente. Quand on observe ce qui se passe autour du dossier ukrainien, la Libye ou la Syrie, on comprend bien que les Russes et les Turcs avancent et reculent leurs pions. C’est pourquoi on ne peut pas avoir une lecture arméno-centrée de la question. Les Russes peuvent très bien laisser les Turcs entrer dans le Caucase, en échange par exemple d’un allégement des sanctions, de l’ouverture des détroits pour permettre à la Russie de respirer dans un contexte où elle est en difficulté. Vis-à-vis du Sunik, on peut se demander : où se situe la ligne rouge pour la Russie ? Pour continuer à contrôler la région, il faut que le corridor extraterritorial [reliant l’Azerbaïdjan au Nakhitchevan] reste sous son contrôle. Est-ce qu’elle en a les moyens ? Je l’ignore. Mais ce que je sais, c’est qu’elle fait de l’Arménie une sorte d’exclave, un peu comme celle de Kaliningrad au bord de la Baltique. Si elle maintient un contingent de la paix en Artsakh, ce n’est pas pour les besoins des Arméniens : c’est pour avoir un levier de pression sur l’Azerbaïdjan et garder la main dans son « étranger proche ».

« NH » – Les Etats-Unis ont montré un nouveau visage en réaction à la récente agression de l’Azerbaïdjan, notamment avec la visite à Erevan de Nancy Pelosi, la présidente de la Chambre des représentants. Comment analysez-vous ce développement ?
T. Y. – La visite de Nancy Pelosi a eu deux effets. Tout d’abord, elle a permis de mettre l’Arménie sous les projecteurs médiatiques, alors qu’elle était complètement oubliée. L’autre point à retenir, c’est que cette visite met de l’huile sur le feu, car elle irrite au plus haut point la Russie. Cependant, Nancy Pelosi, en venant d’Arménie, n’avait pas dans ses bagages un contrat d’adhésion à l’OTAN. En gros, elle nous a dit : « La balle est dans votre camp. » Qu’est-ce que le Arménie peut donner aux États-Unis ? En vérité, pas grand-chose, sinon un « balcon » sur l’Iran. Mais est-ce que les États-Unis peuvent freiner les agressions de l’Azerbaïdjan ? Je crois que Madame Pelosi est désavouée par le Pentagone, donc c’est compliqué d’avoir une vision d’ensemble sur ce que pense l’establishment américain à ce propos. Son engagement arménophile est certes sincère : elle n’est pas élue par des voix arméniennes. Mais avec cette visite, les Américains visent plutôt à montrer aux Russes qu’ils savent que la Russie est en position de faiblesse et que l’Arménie et le ventre mou du Caucase du Sud. C’est une manière d’embêter les Russes à moindre frais, car ils n’ont accordé à l’Arménie aucune garantie. Ce que doivent faire les Arméniens, ce n’est pas sortir tout de suite de l’OTSC, mais l’ignorer. A ce titre, Erevan a bien fait de ne pas participer aux récents exercices militaires au Kazakhstan. Et dans le même temps, il faut se rapprocher tout doucement du camp occidental. Mais pour cela, il faut que les États-Unis comprennent le besoin urgent d’armer l’Arménie, car s’ils décident d’envoyer des casques bleus, il y a de fortes chances que leur décision se heurte au veto russe au Conseil de sécurité des Nations unies.

« NH » – Face à la crise que traverse actuellement l’Arménie, quel devrait être le rôle de la diaspora ?
T. Y. – En diaspora, on ne sait pas ce que c’est qu’un État, car on n’en a jamais eu. Et le problème, c’est qu’en Arménie, c’est pareil : les élites n’ont pas de culture étatique. Sans cela, l’Arménie ne pourra pas construire des relations stratégiques avec la diaspora et restera dans l’émotionnel, le mémoriel, le tourisme et l’humanitaire. Si on veut vraiment que l’Etat arménien se consolide, il faut pouvoir tirer profit des ressources humaines disponibles. En Arménie, elles sont malheureusement peu nombreuses à cause de l’immigration de masse. Et en diaspora, elles sont complètement éparpillées. Si on pensait de manière stratégique, on associerait les talents de la diaspora à la construction de l’Etat. Mais j’ai le sentiment que le gouvernement arménien n’a pas l’intention d’y associer la diaspora. C’est une erreur funeste, car les Arméniens de la diaspora peuvent être mobilisés sur le front médiatique, dans les activités de lobbying, dans la communication qui fait tellement défaut, dans la consolidation et le renforcement de l’État, etc. Levon Ter-Petrossian, même s’il était « anti-diaspora » de part sa rivalité avec la FRA Tachnagtsoutioun, avait quand même compris que ce qui compte, ce n’est pas un patriotisme suranné, la cause arménienne ou bien l’idéologie nationale, mais bien l’étatisme. C’est-à-dire qu’un État n’a ni amis, ni ennemis : seulement des intérêts. C’est cela qui n’est pas compris en Arménie. Ce n’est pas parce qu’on amorce un processus de normalisation avec la Turquie – qui nous permettrait d’avoir du blé, de l’électricité et des relations commerciales normales – que l’on va trahir la cause arménienne. C’est une question de survie de l’État. Cette grille de lecture émotionnelle a des relais en diaspora et très peu de gens pensent la notion d’Etat de manière rationnelle. Les Arméniens de diaspora font de très bons citoyens français, américains, argentins ou libanais, mais dès qu’on devient Arméniens, on passe dans un schéma ultra-émotionnel qui est alimenté par un sentiment d’injustice, de crispation, de douleur, constamment ravivé par le panturquisme, le négationnisme et l’arménophobie. Tout cela entretient un malaise et obstrue notre rapport au réel. C’est comme si on considérait l’Arménie comme une communauté de plus, ou bien comme la mère-patrie. Sauf que la patrie et la nation, à mon sens, sont des données abstraites. La patrie, c’est là où tu vis, c’est là où tu construis et où tu te construis. Ce n’est pas là où tu passes tes vacances, où tu viens faire un baptême ou un mariage.
D’un point de vue historique, ce que nous vivons aujourd’hui est la répétition d’un scénario qui s’est produit entre septembre et décembre 1920. A peine un mois après la signature du traité de Sèvres, l’armée turque de Kâzım Karabekir, après avoir neutralisé les Grecs à l’ouest, s’est attaquée à l’Arménie. L’Arménie était exsangue et a appelé à l’aide l’Occident, qui ne lui à pas accordé d’importance. La Russie bolchevique, quant à elle, a accepté d’aider, mais à condition de soviétiser le pays. Et c’est ce qui est en train de se jouer en ce moment. La Russie et la Turquie sont en train de dépecer l’Arménie, et Pachinian se comporte un peu comme Alexandre Khatissian, le ministre des Affaires étrangères de la Première République indépendante qui, en signant le traité de Batoum en 1918, avait transformé l’Arménie en une petite république indéfendable de 10 000 km². Et en 1920, Alexandre Khatissian et Simon Vratsian vont signer le traité d’Alexandropol – par lequel l’Arménie a cédé Kars, l’Ararat et Ani – qui sera ensuite validé par les traités de Kars et de Moscou en 1921, où l’Arménie n’est plus du tout mentionnée.

« NH » – Quid de l’Artsakh dans cette équation ?
T. Y. – Je le répète : l’Artsakh n’est plus aux mains des Arméniens. Depuis septembre 2020, il n’y a pas eu un seul déplacement en Artsakh au niveau ministériel. L’élite arménienne a échoué sur le plan diplomatique. Elle n’a pas réussi à faire valoir le droit à l’autodétermination dans le cadre de la sécession-remède. Cette démarche aurait dû être entamée dès le début, mais c’est le principe d’intégrité territoriale qui a prévalu, soutenu par la politique du caviar de l’Azerbaïdjan. La défaite militaire de 2020 est l’aboutissement d’une défaite politique, diplomatique et démographique. L’Artsakh avait la taille du Liban, mais nous n’avons pas été capables de repeupler ce territoire, qui est riche en minerai, en eau, et donc en électricité.

« NH » – Vous avez dit plus haut que « l’Artsakh est un protectorat russe ». Mais si un traité de paix est négocié et que la Russie se retire d’Artsakh, que va-t-elle exiger en échange ?
T. Y. – Elle va faire du Sunik un nouvel Artsakh. Mais l’autre problème, c’est que les Azéris ne vont pas s’arrêter là. La cible suivante va être le Tavouch et la question des enclaves. Ce qui attend l’Arménie, c’est une fragmentation territoriale. L’Arménie est menacée de disparition et je ne le dis pas par plaisir. Ce qui m’intéresse, c’est que les gens comprennent les enjeux, qu’ils ne soient pas dans l’affect et qu’ils prennent conscience pour pouvoir mieux agir. Et mieux agir, c’est alerter les opinions publiques en diaspora et réformer l’Etat arménien pour qu’il soit ouvert à tous les Arméniens, et pas dominé par des clans. Si on veut que l’Arménie se ressaisisse, il faut impérativement un gouvernement d’union nationale. Il faut se recentrer autour du régalien, de la défense et de la diplomatie avec des compétences et pas des allégeances. Le problème, c’est que toutes ces années, l’Arménie a privilégié l’allégeance à la compétence. Il n’y a qu’à voir le niveau de médiocrité abyssal des élites et de l’opposition.

« NH » – « Haut-Karabagh : Le livre noir » dresse un tableau très noir de la situation. Qu’est-ce qui a motivé la publication d’un tel ouvrage ?
T. Y. – Ce livre, c’était un cri d’alarme pour attirer l’attention sur la gravité d’un conflit qui a été injustement délaissé par les médias pour des raisons diverses : élections américaines, lobby azéri, pandémie, etc. A ce jour, il manquait un livre de référence sur l’Artsakh qui explique l’histoire et les enjeux de ce territoire, au-delà de la seule grille de lecture arméno-azerbaïdjanaise. Notre propos, c’était de faire de la pédagogie et de montrer la dimension géostratégique et humaniste de l’Artsakh à travers des articles de fond rédigés par des experts et des textes littéraires et artistiques de très haut niveau. Bien évidemment, il y a un parti pris arménien, mais on ne va pas se mentir : le but, c’était de réparer une injustice. Surtout quand on voit qu’en face, il y a une véritable armée de propagande. Notre intention, c’était aussi de critiquer à demi-mot le comportement des élites arméniennes, qui n’ont pas « fait le boulot ». A ce titre, le texte de Gérard Chaliand est très court, mais très incisif. Malheureusement, l’actualité nous rattrape et ce livre est toujours d’actualité. Nous avons fait une conférence de présentation au Sénat et l’impression que j’ai eu, c’est que c’était un enterrement de première classe de la question arménienne, avec petits fours et dorures. Mais ce n’est pas la faute des sénateurs. Tout ce qu’ils peuvent faire, c’est alerter l’opinion publique, se rendre sur place, mais ils ne peuvent pas se substituer au Quai d’Orsay. Les auteurs qui ont contribué à l’ouvrage représentent tout le spectre de la classe politique française, de Bruno Retailleau à Olivier Faure. C’est une belle preuve de solidarité trans-partisane. Cependant, tout cela reste de l’ordre de l’affect : ce n’est pas une initiative stratégique, mais purement culturelle et sentimentale.

« NH » – Nikol Pachinian était justement à Paris ce lundi pour rencontrer Emmanuel Macron. Selon vous, quelle est la marge de manœuvre du président français sur le dossier de l’Artsakh ?
T. Y. – Macron est tenu par un devoir de solidarité avec l’Union européenne. On ne peut pas s’attendre à ce que la France décide d’une série de sanctions contre l’Azerbaïdjan. Tout ce que Macron peut faire pour l’instant, c’est de la médiation, notamment par le biais du Conseil de sécurité. Sur ce sujet, à part les Grecs et les Chypriotes, il va être difficile de trouver des appuis en Europe : les Allemands ne suivront pas, ni même l’Espagne, ou l’Italie. Et comme la France est coprésidente du groupe de Minsk – qui soit dit en passant est quasiment mort – elle est toujours dans le « deux poids, deux mesures ». Le Quai d’Orsay est très soucieux de ça. Il faut donc explorer d’autres canaux non-officiels. Mais le rôle de la France dans cette problématique ne doit pas être surestimé, surtout lorsqu’on voit que l’ambassadrice de France en Arménie est issue du domaine de la culture et qu’elle ne s’occupe pas des gros dossiers. Sans parler du fait qu’il n’y a pas d’attaché militaire à l’ambassade d’Erevan… En réalité, la France n’accorde qu’un intérêt modeste à l’Arménie.

Propos recueillis par
Achod PAPASIAN