Les visiteurs du musée de Sergueï Paradjanov, à Erevan, se familiarisant avec les œuvres uniques de l’auteur, parmi lesquelles de nombreux collages, installations, marionnettes, etc., demandent souvent que symbolise tel ou tel composant utilisé par le réalisateur. Les employés du musée admettent que dans de telles situations, les paroles de Sergueï Paradjanov sur ses propres œuvres viennent à la rescousse. Il avait noté que chacun peut comprendre ses œuvres à sa manière, en fonction de sa vision du monde, de ses idées et de ses émotions.
L’une des adresses favorite aussi bien des habitants du pays que des touristes, le musée Paradjanov abrite environ 1 644 objets de l’artiste, dont 721 sont exposées en permanence.
Il est assez difficile de faire un choix parmi toutes ces œuvres, toutes plus intéressantes les unes que les autres et uniques, mais à l’occasion du 100e anniversaire de Sergueï Paradjanov, célébré le 9 janvier, le correspondant d’Armenpress et la conservatrice en chef du musée Marianna Manoutcharian présente aux lecteurs des pièces remarquables qui révèlent le grand artiste.
« Confiture de noix de grand-mère » – 1986
– C’est l’une des œuvres préférées de Paradjanov ; le collage est réalisé à partir de morceaux de vaisselle cassée. Beaucoup de gens ont de tels plats chez eux. Cette œuvre évoque de tendres souvenirs d’enfance. Ma grand-mère me disait combien il était difficile d’acheter de telles assiettes. Les siennes, elle les avait acheté à Moscou et apporté à Erevan. Paradjanov faisait souvent référence à son enfance à Tbilissi qui lui manquait. Lorsqu’il revient à Tiflis des années plus tard, il constate que de nombreux endroits qu’il aimait visiter lorsqu’il était enfant n’existent plus et de nouveaux quartiers se construisent à leurs places. Paradjanov dit qu’en voyant tout cela, il a eu l’impression que son enfance avait été enfouie sous les ruines. C’est grâce à de chaleureux souvenirs d’enfance qu’il crée le collage, présent ici depuis la création du musée.
« La Joconde qui pleure » – 1977
Paradjanov a évoqué la « Joconde » de Léonard de Vinci dans des circonstances très difficiles. Il a réalisé la première œuvre de la série en prison et l’a appelée « La Joconde qui pleure ». L’idée lui est venue alors qu’il travaillait à moitié nu dans la chaleur estivale avec ses codétenus. Paradjanov raconte dans ses mémoires qu’à un moment donné, il s’est senti mal et s’est assis, pensant qu’il allait s’évanouir. Alors qu’il s’assoit, il remarque par hasard la Joconde tatouée sur le dos d’un des prisonniers. Paradjanov, doté d’une imagination débordante, décrit cette scène de manière vivante et dit qu’il lui a semblé que Joconde prenait vie et se moquait bruyamment des prisonniers, puis soudain elle pleurait fort, en regardant la situation dans laquelle ils se trouvaient. Lorsque le collage « La Joconde qui pleure » se termine, Paradjanov l’envoie à sa femme Svetlana Shcherbatyuk en lui écrivant ces en deux lignes : « Si je meurs en prison, Joconde pleurera ma mort. »
Il crée les autres œuvres de la série après sa sortie de prison en 1988-1989. Lorsqu’un de ses amis voit la série, il demande avec mécontentement pourquoi il a déformé l’image de Mona Lisa. Paradjanov se met en colère et répond que c’est sa Joconde dans les collages.
« Lettre de Fellini » – 1980
L’art cinématographique italien, les réalisateurs italiens ont beaucoup inspiré Sergueï Paradjanov. Parmi eux figurent Federico Fellini, Paolo Pasolini et d’autres. Il y a des histoires selon lesquelles Paradjanov et Fellini étaient en correspondance, mais nous n’avons que cette lettre. Il peut y en avoir d’autres dans des collections individuelles. La lettre qui se trouve au musée est intéressante : Fellini remercie Paradjanov pour les chaussettes houtsoules* que Paradjanov lui a envoyées. Eux seuls savent pourquoi. Paradjanov a façonné cette lettre et l’a transformée en collage.
« Marilyn Monroe » – 1986
En 2001, Shahe et Arsine Basil, les meilleurs amis du musée Paradjanov, nous ont fait don de ce collage. Paradjanov trouve la photo de Monroe en passant devant une poubelle. Il voit le magazine déchiré, une page arrachée avec une photo de Marilyn Monroe. Il prend cette page et dit que la place d’une belle femme n’est jamais la poubelle. Paradjanov transforme l’image en un collage qui décore aujourd’hui le musée.
« Des chapeaux à la mémoire des rôles que n’aura pas joués
Nato Vatchnadze » – 1984-1986
Dans ses mémoires, Sergueï Paradjanov raconte que ses deux tantes leur rendaient visite chaque week-end et elles étaient à chaque fois parées de beaux chapeaux que Paradjanov voulait toujours voler et garder pour lui. Plus tard, il crée une collection de chapeaux, réalisant ainsi son rêve d’enfant. En raison des circonstances, du destin ou de l’époque, derrière toutes les œuvres de Paradjanov se cache une triste histoire.
Il a dédié la série de chapeaux à la mémoire de l’actrice géorgienne Nato Vatchnadze qui était connue pour son talent et sa beauté en Union soviétique. Il y a une histoire selon laquelle l’homme d’État Lavrenti Beria était amoureux d’elle, mais Vacthnadze était l’une de ces femmes courageuses qui ont osé refuser les avances de Beria pour devenir la maîtresse, et ce refus a été fatal à la fois pour Nato Vachnadze et pour les personnes qui se trouvaient dans le même avion qu’elle : Vachnadze a été victime d’un accident d’avion. Après cette triste histoire, Sergueï Paradjanov a créé une série de chapeaux et l’a dédiée à Nato Vatchnadze.
« L’Amérique aux yeux de Lénine » – 1988
Paradjanov avait un sens de l’humour très aigu mais subtil et faisait des observations politiques intéressantes qu’il masquait à travers l’art. Dans ce collage, il présente les relations russo-américaines pleines de contradictions. Ce n’est pas un hasard s’il a intitulé le collage « L’Amérique aux yeux de Lénine » parce qu’il voulait montrer que Lénine voyait l’Amérique à l’envers.
« Invasion » – 1988
Nous pouvons qualifier cette œuvre de prophétique. En 1988, Paradjanov prédisait qu’un jour viendrait où les immigrés musulmans « envahiraient » l’Europe. Il semble que sa prédiction se réalise, car en 1988 il y a eu une vague d’immigration vers l’Europe, mais aujourd’hui c’est déjà une réalité. Paradjanov n’a jamais discriminé telle ou telle religion. D’ailleurs, notons que sa première épouse, Nigyar Kerimova, était d’origine tatare et musulmane.
« Cartes à jouer faites maison » – 1982
Il a fabriqué ces cartes à jouer en 1982, alors qu’il était incarcéré pendant huit mois à la prison d’Ortachala. C’était sa deuxième incarcération. Grâce à ses amis, la muse de Paradjanov, Sofiko Tchiaoureli, il a été libéré. Les raisons de son emprisonnement étaient des considérations politiques, tout comme la première fois. Un homme qui aime la liberté ne peut jamais être limité par la crainte que son discours soit utilisé contre lui. Paradjanov était ainsi et n’en tirait pas des leçons des mauvaises expériences. Il aspirait à la liberté, à la justice, à l’égalité… Les personnages représentés sur les cartes à jouer ressemblent à lui. On dit souvent qu’il était narcissique, mais je pense que cela n’est pas vrai, il faisait juste preuve de beaucoup de tact. Peut-être que dans de nombreux cas, les gens ne voulaient pas que le public voie leur image utilisée dans ses œuvres, alors Paradjanov couvrait les prisonniers de sa propre image.
« Un voleur ne deviendra jamais blanchisseur »
Parmi les marionnettes des prisonniers, on distingue celle avec un balai, qui ressemble à Paradjanov. Il a dédié celle-ci à un événement qui a eu lieu dans la prison. Pendant qu’il nettoyait la prison, Paradjanov s’est senti mal, ce qui lui arrivait souvent car il était en mauvaise santé. Lorsque le geôlier passe à côté de lui, il dit : « Alors on ne balaie pas avec assez de feu ? » (dans le sens «pas avec assez d’énergie»). Le lendemain, Paradjanov aperçoit le geôlier de loin. Il casse le balai et le brûle, pour montrer qu’il travaille avec assez de feu (assez d’énergie). La marionnette reflète exactement ce caractère.
Il a été interdit à Paradjanov de tourner des films pendant environ 15 ans. C’est pourquoi il a fait des collages. Comme il le disait lors d’entretiens, chaque collage est un film condensé. Elle aimait les marionnettes, les jouets. Il fut un temps où il a travaillé dans une usine de jouets. L’enfant Sergueï Paradjanov a toujours vécu à côté de l’adulte Paradjanov. L’enfant qui vivait en lui ne lui permettait pas de perdre son optimisme et le tendait toujours à voir les beaux côtés des choses.
« Paradjanov au paradis » – 1989
Paradjanov a de nombreuses œuvres à l’effigie de la Mère de Dieu. Il n’a jamais parlé de sa religion, mais ses œuvres sur des thèmes chrétiens laissent suggérer qu’il était un chrétien de tout son cœur, voire un homme craignant Dieu. Il n’a jamais été méchant. Paradjanov a déclaré qu’il se vengerait du monde avec amour. Ce slogan est pour nous rappeler que la bonté ne meurt jamais si nous gardons notre foi et notre optimisme. Tel était Paradjanov. Se décrivant comme un ange, au fait, il déclarait que lorsqu’il mourra, il ira au paradis et deviendra un ange.
Angela Hambardzoumian
Photos de Hayk Manukyan
« Armenpress »
Traduction : « NH »
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