« Hetq », Erevan, le 3 novembre 2023
Hetq : Monseigneur, vous étiez venu à Erevan pour une opération chirurgicale. Comment allez-vous maintenant ?
Mgr. Vrtanès : Je vais bien. Ma santé n’est plus menacée.
H. : Par un triste concours de circonstances, les fidèles d’Artsakh se sont trouvé privés de leur père spirituel en des moments très difficiles.
Mgr. V. : Non je ne le pense pas. J’étais en contact permanent avec mon diocèse. J’ai rapidement créé une délégation qui effectuait mes missions à distance, qui prenaient les décisions sur place et me rendaient compte. En mai, ma santé était revenue à la normale et j’ai alors tenté de rentrer en Artsakh. On m’avait alors promis que je pourrais rentrer par le même chemin que lors de mon départ. Mais cela n’a pas fonctionné. J’ai alors fait appel aux soldats de la paix russes, à la diplomatie russe, aux dirigeants de l’Artsakh, à la Croix-Rouge, au Saint Siège d’Etchmiadzine. J’ai tout tenté, mais en vain. Nous savons tous quelle partie rendait la chose impossible.
H. : Pendant le siège, la population d'Artsakh a été confrontée à une crise humanitaire et il semblait qu'elle allait continuer de la subir, mais le 19 septembre, les événements que nous connaissons se sont produits. En quittant l’Artsakh, imaginiez- vous une telle issue ?
Mgr. V. : Je pensais encore qu'un miracle se produirait. Que les portes de notre patrie s'ouvriraient et que l'Artsakh retrouverait une vie normale. Malheureusement, soit nos prières étaient faibles, soit nous n'avions simplement pas le droit de prier pour une si merveilleuse patrie. Ce n’est pas l’Artsakh qui est tombé, mais nous qui avons chût. L’Artsakh existe toujours, c’est nous qui devons nous relever, nous donner pour mission de retrouver notre patrie dans les délais les plus brefs. Il faudra commencer par reconnaitre que nous nous sommes trompés, que nous avons échoué, que nous nous ne nous étions pas fixé une mission aussi essentielle dans nos esprits.
H. : le décret portant dissolution de la République a constitué l’ultime étape de la perte de l'Artsakh. Quand a débuté ce processus ? Quand et comment a commencé le déclin de l’Artsakh ?
Mgr. V. : L'Artsakh n’avait pas été libéré parce que ses libérateurs de l'époque étaient plus intelligents et combattaient mieux, mais parce que leur lutte était noble et emplie d'amour. Dieu qui avait vu le cœur des gens leur avait alors accordé la victoire. Mais les gens ne l'ont pas compris car ils étaient devenus présomptueux et arrogants. Puis, ceux même qui avaient libéré l’Artsakh ont construit des murs plus solides non pas pour notre patrie, mais pour leurs propres résidences. Cela a été dévastateur. Nous ne savions pas à quel trésor nous avions affaire. Dans les Évangiles il nous est dit « là où est ton trésor, là est ton cœur » [Saint Mathieu 6, 19-23] . A l’origine, notre cœur était avec notre trésor, mais ensuite notre cœur s’est orienté vers des trésors matériels et vers nos petits égos. Durant 30 ans, l’ennemi a élaboré des plan en vue de sa victoire. Nous n’avions pas conscience qu’une telle chance ne nous serait donnée qu’une seule fois dans l’existence de notre État et nous nous nous sommes endormis sur nos lauriers. C'est pourquoi la défaite de l'Artsakh s’est enracinée dans notre victoire.
H. : Au fil des années, n’avons-nous pas aussi connu un affaiblissement de nos valeurs ?
Mgr. V. : Oui, c’est évident. Je m’explique. Si, par exemple, vous vous attribuez entièrement la grâce du talent qui vous a été donné de peindre, alors tout peut être perdu. Vous devez être reconnaissant et comprendre d'où vient cette grâce.
H. : Des fautes ont-elles été intentionnellement commises ou était-ce des erreurs ?
Mgr. V. : Le clergé est également responsable de ne pas avoir à certains moments guidés les fidèles. Les intellectuels n’ont pas su non plus le faire, se contentant de n’être que de simples supplétifs du pouvoir en profitant de l’abondance de ces tables luxueuses. Cela est encore vrai aujourd'hui.
H. : Vous avez demandé aux soldats de la paix russes de veiller sur les sanctuaires de l'Artsakh afin de les protéger d'éventuelles attaques de l'Azerbaïdjan. Avez-vous obtenu une réponse ?
Mgr. V. : A ma demande, la partie russe a transmis ma demande et la liste de nos églises et monastères au ministre de l'Intérieur de l'Azerbaïdjan. Ils ont assuré qu'ils feraient le nécessaire pour garantir qu'ils soient sécurisés, ni pillés ni profanés.
H. : Si l'on considère le fait que la cathédrale du Saint-Sauveur de Ghazanchetsots a été transformée en mosquée [Cette information n’est pas confirmée NDT] et qu'après la « Guerre des 44 jours » l'Azerbaïdjan a profané de nombreux sanctuaires, peut-on accorder du crédit à cette parole ?
Mgr. V. : Bien sûr que non, mais je ne dispose d’aucun moyen de pression. Je ne peux que demander, puis constater les choses.
H. : Qu'est-ce que le clergé a réussi à sauver dans nos sanctuaires ?
Mgr. V. : Le clergé n'a réussi à emporter que les objets liturgiques des autels. Il a été impossible de faire plus car tous nos prêtres partaient avec leurs familles dans de petites voitures et ils ne pouvaient rien emporter de plus.
H. : Aviez-vous personnellement emporté des objets du culte ou des reliques avec vous lorsque vous êtes venu à Erevan ?
Mgr. V. : J’étais venu à Erevan pour une courte période afin de subir une opération chirurgicale. Je n’imaginais alors rien de tout cela. Je continuais de faire des projets dans ma tête avec une foi insensée. J'avais créé un réseau d'écoles du dimanche, ouvert des maisons de jeunes, acquis des terrains pour les besoins du diocèse, restauré des églises, fondé une station de radio. D’une manière générale, personne en Artsakh n’imaginait une telle issue. Jusqu’au dernier moment, les gens construisaient des maisons. J’avais moi-même entrepris de réparer ma maison familiale.
H. : Combien de membres du clergé sont venus en Arménie et qui sont-ils ? Pourront-ils y poursuivre leur mission dans les différents diocèses ?
Mgr. V. : Ils sont au nombre de quinze. Deux d’entre eux sont des archimandrites. Il s’agit des supérieurs des monastères de Gandzasar et de Dadivank. Treize sont des prêtres paroissiaux. Ils vont certainement poursuivre leur mission dans d'autres diocèses. Une procédure est actuellement en cours pour organiser les choses.
H. : Pour la première fois dans l'histoire de la Troisième République d'Arménie, il existe un antagonisme profond entre le gouvernement et l'Église. L’Église critique les actions du Gouvernement et celui-ci accuse l’Église de s’ingérer dans la politique. Selon vous, laquelle des deux parties devrait se mobiliser pour mettre fin à la fracture ?
Mgr. V. : Comment l'Église pourrait-elle ne pas alerter alors que le pays s'effondre ? Comment la chose est-elle interprétée ? C’est une tout autre affaire. La politique est une chose, la position de l’Église, en est une autre. Cette structure très sensible qu’est l’Église détentrice d’une expérience de plusieurs centaines d’années est bien consciente du danger. l’Église ressent le danger comme peut le faire un cœur humain. C’est alors que l’Église donne d’alarme, indépendamment des partis et de qui est au pouvoir. Malheureusement, l’Église avait raison et nous avons perdu l'Artsakh. Maintenant, l’Église avertit une fois de plus que la patrie est en danger. Si vous avez quelques sentiments religieux, vous devez alors écouter les conseils de votre père.
À Dieu ne plaise, s'il se produisait une attaque contre Erevan, de combien d'abris disposerions-nous ? Que pourrions-nous faire ? Nous ne sommes pas prêts à affronter une nouvelle catastrophe. Lorsqu’il pleut, nous nous vêtons chaudement, mais aujourd’hui, nous sommes nus. Combien de génocides notre nation devra-elle encore subir pour avoir un objectif global ? Combien de guerres nous faudra-t-il pour creuser des abris ? Nous ne pouvons pas assurer notre sécurité et nous attendons pour le faire l’aide de l’Europe ou de la Russie. Mais rien n’a changé : « Les navires anglais n’accosteront pas sur le mont Ararat » [phrase attribuée à Lord Salisbury, Premier ministre britannique de la fin du 19ème siècle, NDT].
H. : La nomination de Samvel Chahramanyan n'a pas été unanimement acceptée. Aujourd’hui encore, de nombreuses personnalités affirment que la nomination du nouveau président a été la raison de l'attaque de l'Azerbaïdjan. Comment avez-vous personnellement réagi à sa nomination ?
Mgr. V. : Je ne partage pas ce point de vue. L'Azerbaïdjan avait un plan limpide et il l'a réalisé. Qu’il s’agisse de Samvel Chahramanyan ou d’une autre personne n’a pas d’importance. La même chose se serait produite même s’il n’avait pas été au pouvoir.
H. : Lui aviez-vous parlé après sa nomination ?
Mgr. V. : Je lui ai déjà parlé à Erevan. J'ai entendu les nouvelles qu’il avait de nos anciens présidents car ils demeurent malgré tout pour nous des symboles. J'ai été ému d’ apprendre que les présidents avaient déclaré qu’ils ne partiraient pas avant le départ du dernier arménien. Ils se sont ainsi grandis.
H. : Nous pouvons sans cesse décrire les circonstances et désigner les coupables à cause desquels nous avons perdu l'Artsakh. Mais au bout du compte, qui sont les principaux responsables qui devraient comparaître devant un tribunal car nous avons affaire à la dissolution d’un État tout entier ?
Mgr. V. : Il n'y a pas de noms en particulier. Nous sommes tous coupables. Chacun est responsable devant sa propre conscience et doit répondre devant le tribunal de Dieu. Lequel est plus sévère et plus puissant que tout tribunal terrestre. Or, celui qui n'est pas fidèle à sa mission est au service du Malin. Si je m'écarte de mon rôle d'ecclésiastique, alors je suis au service du Malin. Si je suis Président, et que je m'écarte de ma mission, alors je suis au service du Malin.
H. : Considérez-vous qu'il serait possible au peuple d'Artsakh de retourner en Artsakh et de vivre sous la domination de l'Azerbaïdjan avec certaines garanties ?
Mgr. V. : C'est totalement exclu. De telles garanties n’existent pas. Il faut que les Européens et les Russes qui viennent avec un drapeau blanc en main en prennent conscience. Que leur faut-il de plus pour comprendre que c'est impossible ? Aujourd’hui, les Arméniens ne se pardonnent rien entre eux et moins encore à l'ennemi, un peuple de nomades qui nous a chassés de nos terres ancestrales. Devrions-nous aller vivre sous leur joug sur notre terre ? Nous devrions ainsi accepter de vivre la tête courbée dans notre propre maison ?
H. : Comment imaginez-vous la préservation du diocèse d'Artsakh ? Sous quelle forme devrait-il fonctionner si l’on tient compte du fait que ses sanctuaires sont sous le contrôle de l’ennemi ?
Mgr. V. : J'ai bon espoir et je suis convaincu qu'il faut le préserver coûte que coûte. Il sera maintenu tant que Sa Sainteté le Catholicos le jugera bon.
H. : Même si le diocèse continue d’exister, peut-on affirmer que vous ne serez pas le dernier primat et que vous aurez un remplaçant, un successeur ?
Mgr. V. : Je ne peux pas rien affirmer, mais l'existence du diocèse nous permettra dans une certaine mesure de lutter pour la préservation de notre héritage spirituel. Des pèlerinages et des célébrations liturgiques pourront être organisés. Nous devrons dans un premier temps tout faire pour faire vivre nos idéaux.
H. : Monseigneur, qu’avez-vous laissé de plus précieux en Artsakh ?
Mgr. V. : Il n'y a pas de plus grande richesse que la patrie. Nous pourrons tout reconstruire, recréer tout ce qui est matériel, mais nous ne pourrons pas trouver de patrie spirituelle de rechange. Nous ne devons pas renoncer à l’Artsakh dans nos cœurs. Où qu’il se trouve, notre peuple d’ Artsakh ne doit pas perdre de vue son image.
H. : Retournerez-vous en Artsakh ?
Mgr. V. : Le désespoir est destructeur. Notre amour pour l’Artsakh ne doit pas disparaitre. Plus notre attachement à l’Artsakh sera fort et plus vite nous rentrerons. Dans cet objectif, la nation doit avoir un plan pour l'avenir. Nous devons avoir le courage de renoncer à notre fierté et à avancer avec humilité.
Nous retournerons en Artsakh grâce à cet attachement indéfectible.
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