Le Premier ministre s’est trouvé récemment être l’auteur de deux concepts importants : l’«Arménie réelle» et le «Carrefour de la Paix». Ces concepts stratégiques cruciaux n’avaient pas reçu une définition aussi claire et cohérente dans le paysage politique arménien avant la guerre de 2020. L’«Arménie réelle» remplace d’une certaine manière la trinité Arménie-Artsakh-Diaspora. Quant au «Carrefour de la Paix», il n’avait pas sa formulation stratégique correspondante dans le passé. L’«autodétermination de l’Artsakh» et le renforcement de l’État arménien étaient souvent cités comme objectifs stratégiques.
Après le Forum économique mondial de Davos, le Premier ministre Pachinian a rencontré les représentants de la communauté arménienne de Suisse et leur a présenté le concept «Arménie réelle». Il a répondu aux préoccupations concernant les relations Arménie-Diaspora. Cette rencontre est intéressante à plusieurs égards : d’abord, un format inattendu d’échange avec une communauté de la Diaspora, direct et décontracté. Le deuxième point concerne le concept «Arménie réelle», qui est régulièrement abordé par le Premier ministre depuis un an. Cela offre l’occasion de discuter de nombreuses questions nationales problématiques qui préoccupent les Arméniens, des réflexions que le Premier ministre souhaite partager.
Troisième point : ces moments offrent des opportunités pour réfléchir aux conditions de survie et de développement de l’État arménien ainsi qu’aux relations entre l’Arménie et la diaspora. Cet échange survient à un moment crucial de l’histoire de l’Arménie. Ces sujets nécessitent d’être débattues dans des cercles plus larges, et pas seulement entre politiciens, comme cela a été le cas jusqu’à présent, mais aussi avec des intellectuels, des artistes, des scientifiques, des entrepreneurs, des éducateurs et des étudiants.
Face aux défis actuels auxquels est confrontée la République d’Arménie, issus des conséquences de la défaite lors de la guerre de l’Artsakh en 2020, le concept «Arménie réelle» soulève des interrogations toute aussi réelles sur les relations patrie-État et nation-peuple. De ces notions découlent des questions cruciales telles que les relations entre l’Arménie et la diaspora, l’État et l’Église, ainsi que des questions liées à la Cause arménienne, au génocide, au système des valeurs nationales, à l’intérêt national.
Le principe fondamental avancé par le Premier ministre repose sur l’affirmation que la patrie est l’État. Cette idée, d’apparence nouvelle, rappelle le concept soviétique de la « Mère patrie », qui serait la patrie de tous les Arméniens. Cependant, en réponse à la question de savoir où se situe la diaspora par rapport à l’«Arménie réelle», le Premier ministre a donné une réponse équivoque :
selon la Constitution, c’est le peuple arménien qui élit le gouvernement d’Arménie, ce qui signifie que ce qui constitue le peuple ce sont les citoyens arméniens. Ainsi, un Arménien qui n’a pas de citoyenneté arménienne est considéré comme membre de la diaspora. Une question simple en découle naturellement : qu’en est-il d’un Arménien de la diaspora qui acquiert la citoyenneté arménienne ? Ne cesserait-il pas d’être membre de la diaspora, même s’il continue de vivre à l’étranger ? Ce questionnement ouvre la voie à de nombreuses autres interrogations qui nécessitent des clarifications.
L’aspect le plus controversé de la vision du Premier ministre concernant l’«Arménie réelle» réside dans l’identification de l’intérêt national à l’intérêt économique. L’État est perçu comme un outil destiné à garantir la prospérité matérielle. Or, les États créent également l’héritage et les valeurs immatérielles, intellectuelles et spirituelles, qui constituent des indicateurs clés du bien-être et de la qualité de vie d’un pays et de sa population. Comme dans le cas de la France qui honore un héritage immatériel : le français, par l’Organisation internationale de la Francophonie, dont l’Arménie est membre.
Quant à la distinction entre l’intérêt national et l’intérêt étatique, ils peuvent parfois entrer en contradiction. Pour le Premier ministre, la nation regroupe l’ensemble du peuple arménien, où qu’il se trouve, tandis que l’État sert avant tout ses citoyens. Naturellement, des divergences et des conflits d’intérêts peuvent apparaître entre ces deux entités, comme dans le cas de l’ouverture des frontières avec la Turquie ou les revendications concernant la reconnaissance du Génocide … À en juger par les questions soulevées, l’«Arménie réelle» a besoin d’être plus inclusive et ouverte.
J. Tch. ■
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