Cet article daté du 29 septembre 2020, consacré à la destruction du cimetière arménien de Djoulfa et à la réécriture du passé, est malheureusement toujours d’actualité. Aujourd’hui, c’est tout le patrimoine culturel et religieux d’Artsakh qui est en péril. Le prédateur est le même, le mode opératoire aussi.
En mars 2019, le journal britannique The Guardian publiait l’article « Monumental loss : Azerbaijan and the worst cultural genocide of the 21st century ». Celui-ci fait référence à la destruction du plus grand cimetière arménien, dans la région de Djoulfa, actuellement dans l’enclave du Nakhitchevan appartenant à l’Azerbaïdjan. Ce cimetière revêtait une importance culturelle particulière pour l’Arménie historique, puisqu’il abritait plus de 10 000 khatchkars (խաչքար en arménien, qui sont des pierres sculptées en croix), sculptures spécifiques à l’art arménien dont la plus ancienne de la collection datait du VIe siècle. L’enclave du Nakhitchevan a en effet été peuplée par des Arméniens depuis au moins le VIe siècle avant notre ère, à l’époque rattachée au Royaume ourartéen, puis au Royaume d’Arménie. En témoignent notamment les écrits laissés par les historiens tels que Plutarque, Strabon, ou d’autres.
Loin des propos politiques tenus par les dirigeants arméniens ou azéris, s’accusant mutuellement depuis trente ans de détruire l’héritage du passé, il s’agit ici de relater les faits historiques et de sensibiliser à l’effacement progressif d’une culture arménienne enracinée dans le territoire depuis des millénaires.
Le terme de génocide culturel a été envisagé par Raphael Lemkin, lorsque celui-ci forgea le concept plus général du génocide. Juif polonais victime des persécutions durant la Seconde Guerre mondiale, il publie en 1944 l’ouvrage Axis rule in occupied Europe, faisant référence pour la première fois au terme de génocide. Ce néologisme allait devenir une des notions clefs du droit international dans un souci de préservation de paix et de la vie humaine, réprimant les barbaries. Or, selon Lemkin, le terme de génocide n’englobe en rien des réalités nouvelles, mais fait ressortir, au contraire, un crime ancien qu’il a su décrire et définir, et auquel il convient désormais d’attribuer un régime juridique. Olivier Beauvallet, juriste international et spécialiste des juridictions pénales internationales, dans son article « Lemkin, une œuvre en un mot : l’invention du génocide », relate minutieusement la naissance du terme, auquel manquait une couverture véritablement juridique. L’auteur revient notamment sur le fait que dans la pensée de Lemkin, l’événement déclencheur s’avéra être l’acquittement de Talaat Pacha, commanditaire du génocide des arméniens, par une Cour de Berlin. Alors étudiant, le professeur de Lemkin met en avant la souveraineté étatique et explique le relâchement de Talaat Pacha par l’absence de « loi conformément à laquelle il pouvait être arrêté ». Indigné, Lemkin ne put accepter une telle justification pour le massacre de millions de personnes innocentes.
Dès 1933, lors de la Conférence pour l’unification du droit pénal à Madrid, Lemkin propose un droit à la fois national et international, lequel punirait les atteintes aux minorités et de manière générale, à la dignité de l’individu. Deux dimensions sont à souligner dans cette proposition : la dimension physique et la dimension culturelle. En effet, la persécution d’un groupe ou d’une minorité, quelles qu’en soient les raisons, s’arrête rarement à la phase d’extermination physique. Elle s’accompagne d’une volonté d’éradication totale de toute trace prouvant la présence de ces derniers sur le territoire, lequel passe par la « destruction organisée et systématiques des œuvres ». En 1944 la définition du génocide comprend trois niveaux pour Lemkin : un niveau de destruction physique, un niveau de destruction biologique et enfin un niveau de destruction culturelle. Pour Lemkin, ce dernier niveau fait notamment référence à la Nuit de cristal en 1938, durant laquelle les commerces, monuments et lieux de culte de la communauté juive ont été attaqués par les nazis. Ce niveau peut entériner la disparition totale d’un peuple, en effaçant les traces culturelles de son existence, ou peut s’avérer être un signe prémonitoire d’une attaque génocidaire proche.
Cependant, et comme l’explique Olivier Beauvallet, la qualification juridique du terme de génocide s’est faite au détriment de sa dimension culturelle, laquelle est entièrement exclue de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. L’ironie de l’Histoire n’est-elle pas troublante ? Le peuple arménien effacé physiquement de l’Asie mineure, dont l’extermination éveille les réflexions idéologiques de Lemkin, subit désormais la troisième dimension du génocide, celle de la destruction de son héritage culturel. L’article mentionné dans le paragraphe introductif a été écrit grâce aux témoignages d’historiens arméniens mais également azéris, ces derniers voulant rester anonymes par peur du régime de Bakou.
Gouvernée par la famille Aliev depuis son indépendance en 1991, la pétromonarchie azérie s’est transmise de père en fils et sa nature autoritaire est restée intacte. La négation systématique de tout héritage de culture arménienne en Azerbaïdjan, le changement de noms imposés par une réécriture de l’Histoire, la destruction massive de toute trace historique font partie de la politique délibérée de la famille depuis près de trois décennies. Cette politique a pris une tournure particulièrement violente sur le plan symbolique lorsque la destruction du site de Djoulfa a été dévoilée au grand jour [1]. Ce cimetière était un symbole de la présence arménienne dans la région depuis plus d’un millénaire. En effet, la particularité des pierres tombales en Arménie réside dans la sculpture des pierres en croix, lesquelles sont considérées comme de véritables œuvres d’art, un savoir-faire ancestral transmis de génération en génération. Lorsqu’en 2010 ces réalisations font leur entrée dans la liste de patrimoine immatériel de l’humanité, établie par l’UNESCO, il ne reste plus aucune trace du cimetière en question.
Le cimetière de Djoulfa avant l’arasement
Les réactions n’ont pas manqué, mais les plus officielles ont gardé un ton neutre, craignant d’entrer en conflit avec le régime de Bakou. Les résolutions adoptées par le Parlement européen demandent « aux gouvernements arménien et azéri de respecter leurs engagements internationaux » et leurs héritages culturels respectifs. Même si la réponse qui met sur le même plan les deux pays prête à confusion au regard des faits mentionnés, il convient de s’attarder sur le traitement de la question par la communauté internationale sur le temps long. En effet, depuis la création ex nihilo de la République turcophone d’Azerbaïdjan et l’annexion par Staline en 1921 à cette dernière des terres historiquement arméniennes (notamment l’enclave de Nakhitchevan afin de garantir une frontière commune avec son allié turc) les deux pays ont intégré l’URSS, puis sont redevenus indépendants en 1991. Néanmoins, et malgré la gravité des actes commis depuis trente ans, la communauté internationale et les représentations officielles se sont adressées aux deux pays dans les mêmes termes, condamnant les hostilités des deux côtés mais ne pointant pas du doigt l’étendue des pertes culturelles subies par l’Arménie. Dans cette logique, la résolution européenne mentionnée n’est pas une exception. Un point de celle-ci reste tout de même saillant. La résolution du 16 février 2006 dans son point 5 demande au gouvernement de Bakou d’autoriser les missions d’enquête et de protection de l’héritage archéologique sur son territoire, ainsi que la visite du site de Djoulfa par une délégation du Parlement Européen. Demande d’autorisation qui n’a jamais abouti. L’accès au site de Djoulfa a également été refusé quelques temps après à l’ambassadeur américain, en voyage en Azerbaïdjan, sous prétexte de fausses allégations tenues par le gouvernement arménien. La visite est en outre interdite à un journaliste tenu de rédiger un rapport sur la situation du cimetière pour l’Institut de Reportage sur la Guerre et la Paix. Par ailleurs, lorsque le chercheur écossais Stephen Sim débarque à Nakhitchevan, la police l’arrête et l’interroge sur son travail, en fouillant les informations qu’il a recueillies, notamment en ce qui concerne les monuments arméniens. De tels exemples d’interdiction ou d’intimidation sont encore nombreux.
Pour en revenir au concept du génocide, celui-ci ne désigne pas seulement la destruction immédiate de la nation, sauf dans les cas tragiques où celle-ci s’est soldée par les tueries de masse systématiques. Il désigne avant tout un « ensemble d’actes coordonnées ayant pour but de détruire les fondations de vie d’une nation ». Par « fondation de vie » nous comprenons ici tout héritage historique, culturel, artistique, spirituel … témoignant de l’installation d’une population et de son ancrage sur un territoire donné. Nul ne doute alors que les faits dont il est question dans cet article relèvent d’un génocide culturel. Mais l’anéantissement du site étant lent et s’étalant sur des années, les autorités auraient-elles tenté de cacher les actions en cours perpétrées par l’armée nationale ? À l’ère du numérique, contrairement au génocide physique perpétré contre la minorité arménienne il y a cent ans, les faits historiques de ce génocide culturel sont désormais avérés et démontrés, notamment dans sa dimension organisée et planifiée. L’on peut se référer notamment à l’Association américaine pour l’avancée de la Science (American Association for the Advancement of Science), laquelle a conduit un projet d’enquête en utilisant « des images satellites à haute résolution » pour mettre en lumière la destruction des monuments culturels perpétrée par l’Azerbaïdjan entre 1998 et 2005.
Le processus d’arasement de la nécropole
La démolition, puis l’élimination de ces sculptures de pierre portent directement atteinte à l’identité culturelle et religieuse arménienne. Ces stèles rectangulaires sculptées par les artisans, et servant de pierre commémorative peuvent atteindre jusqu’à 2 mètres. À première vue, elles semblent avoir une forme identique. Elles sont finement taillées, représentant toujours une croix au milieu, accompagnée d’ornements, de figures humaines ou religieuses, contenant parfois des inscriptions. Pourtant, chaque khatchkar est unique en son genre, comportant ses propres écritures et motifs sculptés, relatant une histoire précise que l’artisan sculpteur a voulu transmettre. D’un point de vue religieux, lorsqu’utilisées en tant que pierres tombales, ces stèles revêtent une importance cruciale pour le défunt. Orientés de manière systématique vers l’Est, correspondant aux pieds de ce dernier, le khatchkar est censé le guider lorsqu’il se relèvera le jour du Jugement dernier. De la même manière, les inscriptions qui correspondent à des prières, garantissent le salut de son âme. Néanmoins, il n’est pas rare de voir des khatchkars érigés à d’autres desseins : il existe ainsi des khatchkars commémoratifs qui servent à glorifier Dieu pour un évènement marquant, un acte accompli ou encore une bataille gagnée. Il existe également des khatchkars érigés par des nobles, des notables ou plus récemment des oligarques, qui le plus souvent l’offrent à une commune pour laisser une trace historique témoignant de leur puissance et de leur richesse.
Quelles que soient leurs finalités, qu’elles soient dressées en tant que stèles ou gravées dans les rochers, qu’elles servent de lieu de recueil ou simplement de décoration murale dans les chapelles, églises ou monastères, qu’elles reflètent la puissance passée d’un héraut local ces sculptures soulignent une caractéristique propre à l’âme arménienne, sa croyance millénaire au christianisme. À ce titre, le royaume d’Arménie ayant été le premier au monde à avoir adopté le christianisme en tant que religion d’État en l’an 301, la religion est restée au fil des siècles le seul point rassemblant la nation arménienne, laquelle perdit sa souveraineté sous les coups de multiples invasions. Cette longue perte de souveraineté n’a été comblée que par une Église arménienne influente, laquelle ne céda ni aux invasions répétitives, ni à la puissance de la Papauté, ce qui l’isola de l’Occident. Cet isolement explique alors l’originalité des rites et monuments légués, dont les khatchkars qui reflètent le dogme adopté par l’Église arménienne et sa vision du monde et du salut sont les témoins.
La nation arménienne ne retrouvera son indépendance qu’en 1918, lorsque la carte du Moyen-Orient et de la Transcaucasie se dessine à la suite de la Première Guerre mondiale et de la Révolution russe. Si le terme de « victoire mutilée » circule en Italie, il convient également (et à juste titre) à l’Arménie. Mutilée de ses terres historiques, le projet de la grande Arménie défendue lors de la Conférence de la paix à Paris tombe à l’eau. C’est dans le chaos de l’après-guerre que se joue le sort de la nation. Pourtant marquées par l’héritage chrétien, la culture, l’art, la littérature et l’âme arménienne depuis des siècles, la plupart des terres seront cédées par les puissances étrangères dans les années qui suivirent, au gré des circonstances historiques et géopolitiques. Parmi les territoires attribués à la nouvelle République d’Azerbaïdjan qui voit le jour, le Haut Karabakh (actuellement République d’Artsakh) et la région de Nakhitchevan. Si la première s’est détachée au prix d’une guerre d’indépendance sanglante dans les années 1990, la deuxième région est toujours sous domination azérie. Cette enclave sans frontière avec la République d’Azerbaïdjan remplit parfaitement bien son rôle prioritaire d’arrière-garde en assurant une frontière commune avec l’allié turc. Se définissant comme « une seule nation en deux États distincts », les relations entre les deux pays turcophones ont toujours été fortes, partageant de fortes affinités: une langue, une culture et une religion commune ainsi que la même vision panturquiste pour la région du Caucase du Sud. Cette vision explique en partie la destruction du patrimoine culturel qui a été entamée dans la région. Celle-ci est la suite logique d’une certaine turquification de la région d’Anatolie en Turquie, avoisinant le Nakhitchevan, situés tous deux sur les hauts plateaux arméniens.
Néanmoins, si le pouvoir turc a partiellement saisi l’intérêt que pouvaient revêtir les sites historiques arméniens (que l’historiographie ou leur utilisation soient détournées ou non), le pouvoir azéri a quant à lui réduit à néant chaque trace, construction ou vestige du passé arménien de la région, quitte à réduire les soldats de l’armée à transporter sur leur dos des tonnes de pierres saccagées. C’est alors que la réécriture du récit national par le régime autoritaire intervient. Outil efficace de rassemblement national pour une entité politique si jeune et récente, imposer une Histoire réécrite, des changements de noms de lieux, revivifier les mythes et légendes turques (et non azéries) permet de renforcer le sentiment d’appartenance à un passé greffé de différentes cultures et monté de toute pièce. La machine de la propagande tourne à pleine vitesse, mais dans le sens inverse de l’Histoire, sans que les citoyens n’en soient conscients, ni capables d’agir. Les rares voix qui osent s’élever contre le régime sont réprimées ou bannies. Tel est le cas de l’écrivain Akram Aylisli dont la lettre envoyé au président Aliev, puis le roman intitulé Rêves de pierres ont attisé la haine de sa propre nation : « Je me suis récemment rendu compte que des travaux à grande échelle sont en cours dans mon village natal d’Aylis pour l’éradication des églises et des cimetières arméniens. Cet acte de vandalisme est commis par l’intervention de forces armées et l’emploi de mines antichars. J’attire votre attention sur ma profonde préoccupation concernant le fait que de telles actions insensées seront perçues par la communauté mondiale comme une manifestation de manque de respect pour les valeurs religieuses et morales et j’espère que des mesures urgentes seront prises de votre part pour mettre fin à ce diabolique vandalisme. »
Peu de temps après cette lettre, en 1997 un décret promulgué par Heydar Aliev, alors président de la République d’Azerbaïdjan, vise à promouvoir
« la riche et ancienne culture ». Cette initiative se concrétise dans la région de Nakhitchevan par l’installation de la statue de Dede Korkut, écrivain médiéval turc. Suivront alors les arasements de sites historiques, des églises, ou khatchkars, parfois remplacés par des mosquées nouvellement construites. Les traces de l’existence des anciens monuments sont transmises par les habitants ayant fui le territoire il y a des décennies ou encore par des enquêtes internationales, mais la présence de nouveaux monuments érigés remplaçant des sites qui ne sont pas censé avoir existé, est largement utilisée par le pouvoir pour contrer la colère de la population azérie de la région, abandonnée dans la pauvreté et la misère, isolée du cœur du pays.
Une fois les sites arasés et disparus, suivent alors les déclarations officielles niant toute trace de monuments arméniens qui auraient existé dans la région. À titre d’exemple, sur l’ancien site du cimetière arasé s’élève aujourd’hui une base militaire. L’agence officielle d’informations de l’État Azéri publie le discours du parlementaire Rafael Huseynov de 2008, lorsque celui-ci déclare au Conseil de l’Europe que le cimetière en question est une « fabrication purement arménienne » et pour contrebalancer les faits avance l’exemple de l’église arménienne de Bakou qui serait toujours intact. L’exemple n’était pas choisi minutieusement puisque l’église a été endommagée et mise à feu sous le regard impuissant des pompiers qui avaient pour ordre de ne pas intervenir. La croix a ensuite été retirée de l’édifice religieux et aujourd’hui ce dernier sert de « salle de billard et de salon de thé ». Néanmoins, sa conservation singulière fait la preuve d’une volonté de façade de la part de la pétromonarchie de préserver le patrimoine arménien, notamment suite aux actes commis à Nakhitchevan. Les médias fortement dépendants de l’autorité étatique (l’Azerbaïdjan se place au 168e position au classement mondial de la liberté de la presse en 2020) relayent largement les discours négationnistes, dans un contexte où l’accès à l’information est étroitement contrôlé et les dissidents réprimés.
Si les premières tentatives de vandalisme ont été partiellement arrêtées sous l’autorité de l’UNESCO [2], force est de constater que l’institution est globalement impuissante face à la politique de destruction délibérée des États. Non seulement l’organisation n’a pas fait le poids face au régime durant près d’une décennie, mais elle n’a aucunement fait mention des faits lors de la réunion du Comité du patrimoine mondial en 2019 à Bakou. Or, au vu de l’ampleur des évènements, le silence assourdissant venant de l’Organisation par excellence en charge de la préservation du patrimoine culturel mondial est plus que condamnable. De manière générale en Occident, le lobby azéri s’est retrouvé au cœur de l’enquête toujours conduit par The Guardian, qui a mis en évidence le poids d’un financement excessif de certains représentants de médias européens, d’hommes d’affaires ou politiques. Ironiquement, ces efforts sur fonds de transfert d’argent propagent l’image d’un pays tolérant, comme en témoigne l’exposition organisée à l’UNESCO, intitulée de manière provocatrice « Azerbaijan – A Land of Tolerance ». La période de l’évènement coïncide drôlement avec la présidence d’Irina Bokova, dont le mari aurait reçu une somme importante de la part d’une compagnie azérie locale, selon le think-tank Cultural Property News, rattachée au Comité pour la Politique Culturelle des États-Unis. Toujours est-il que communauté internationale continue de traiter sur un pied d’égalité les deux pays dans ce conflit culturel largement asymétrique. Les appels et les campagnes de sensibilisation de la perte de la culture et du patrimoine arméniens émanent en général de la société civile, tandis que les représentants officiels les plus maniables aux voix de sirènes extérieures se retrouvent dans le piège de pots-de-vin de la pétromonarchie.
Ainsi, la politique culturelle agressive conduite à l’encontre de l’héritage arménien dans le pays s’est enracinée, à mesure que le régime a pris une tournure de plus en plus autocratique. L’école y enseigne dès le plus jeune âge la vengeance pour récupérer les terres dites occupées, les criminels décapitant les officiers arméniens sont accueillis en héros et se voient offrir des appartements en guise de récompense, le nom des villes et régions sont rebaptisées, tentative désespérée d’effacer les derniers vestiges de l’âme arménienne hantant encore les lieux. Plus récemment, les attaques militaires de juillet 2020 ont été accompagnées par une intense propagande anti-arménienne dans la diaspora azérie, visant à entacher la culture arménienne. Ces actes sont passés notamment par l’écrasement au pied de tonnes entières de livraison d’abricots à Moscou, fruit symbolisant l’Arménie (prunus armeniaca) et dont les vidéos ont circulé sur les réseaux sociaux, ou encore par les actes de vandalisme de l’école arménienne de San Francisco, de commerces appartenant à des personnes d’origine arménienne à Cologne…
Ainsi, les ordres d’anéantissement des monuments arméniens par l’Etat azeri ont-ils commencé dans la région de Nakhitchevan au début des années 2000, dans le seul et unique but d’aller à l’encontre de l’Histoire, celle relatée notamment par les historiens. Cependant la passivité, voire l’ignorance de la communauté internationale ont conduit à l’élargissement des actes au-delà du cimetière de Djoulfa et des monuments cités en exemple, en remettant en question l’héritage culturel non plus seulement arménien, mais la valeur de tout un patrimoine historique mondial légué aux générations à venir. L’absence de couverture juridique du terme de génocide culturel, et donc l’impunité qui en découle, ont également favorisé la profanation et la destruction de la nécropole de Djoulfa, sous le regard impuissant d’associations menant un travail acharné de reconnaissance de la richesse culturelle de ces monuments. L’Histoire semble se répéter, près d’un siècle plus tard, pour effacer non plus physiquement mais désormais culturellement la trace d’un peuple ancien. Pour tenter de combler l’inaction internationale, un projet de digitalisation des monuments a été mis en place par un groupe de chercheurs australiens, lequel se base notamment sur les photographies prises par Argam Ayvazyan, ancien habitant de la région [3].
Lilith MANVELYAN
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[1] La destruction du cimetière vieux de 1500 ans, abritant des milliers de khatchkar a été signalée par l’évêque de l’Église Arménienne de la ville de Tabris, située en Iran. Celui-ci a filmé depuis les bords du fleuve Araxe, de la frontière iranienne, l’arasement des monuments.
[2] Le Conseil international des monuments et des sites a classé deux fois consécutives le cimetière arménien de Djoulfa parmi les monuments en danger, dans ses rapports annuels du 2002 puis de 2006 intitulés « monuments et sites en danger ».
[3] L’ensemble des photographies prises par Agram Ayvazyan est disponible à l’adresse suivante : https://julfaproject.wordpress.com/the-argam-ayvazyan-archive/
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