Étonnement, alors que nous nous présentons comme le « premier État chrétien » de l’histoire, que nous entretenons d’excellentes relations avec toutes les Églises, catholique, orthodoxe et protestantes, que nous comptons parmi nos nouvelles générations de religieux d’éminents théologiens, philologues et historiens, nos trois Églises semblent souffrir d’un syndrome d’inertie qui permet à nos ennemis de déployer tous les mécanismes d’une puissante machine de propagande, y compris dans des domaines et auprès d’institutions a priori plutôt favorables aux Arméniens comme les « Églises sœurs », leurs instances supérieures, intermédiaires et locales. Et d’une manière plus large dans les milieux religieux, culturels et universitaires où le « soft-power » azerbaïdjanais connait certains succès[1].
Depuis près de dix ans, en Europe comme en Amérique, la propagande aliévienne déploie des trésors d’ingéniosité pour pénétrer des institutions comme les séminaires et académies de théologie catholiques et orthodoxes, créer des opportunités pour des rencontres avec les responsables des Églises. L’État azerbaidjanais utilisant toutes ses structures comme le Ministère des Affaires étrangères et celui de la Diaspora, le Conseil des Affaires religieuses, le « Centre international pour le multiculturalisme », la « Fondation Aliev » et le « Bureau des Musulmans du Caucase » ( la direction spirituelle islamique du pays) travaillent de concert au profit d’un entrisme débridé qui ne dédaigne aucune cible. Au mois de mai dernier, cette propagande s’est à nouveau manifesté à deux heures de vol de Paris, dans deux capitales européennes, à Minsk et à Varsovie.
Les 16 et 17 mai, à l’Institut de théologie de l’Université d’État de Minsk , dans le cadre des traditionnelles « Rencontres annuelles Cyrille et Méthode », s’est tenue une conférence scientifique internationale sur le thème : « Éducation religieuse et profane: histoire et perspectives d’interaction ». La conférence était dédiée au 20e anniversaire de l’Institut de théologie de l’Université d’État de Biélorussie. L’inauguration officielle a eu lieu au luxueux complexe « President Hotel ». Dans le cadre d’un atelier intitulé « Problèmes actuels de la théologie », Robert Mobili, spécialiste de géologie et président de la prétendue « Communauté chrétienne albanienne-oudie d’Azerbaïdjan » a présenté un exposé intitulé «Les fondaments du calendrier ecclésiastique de l’Église albanienne ». On n’est naturellement pas surpris par l’événement lorsque l’on sait que R. Mobili participe depuis de nombreuses années à ces « Rencontres annuelles Cyrille et Méthode » armé de son seul titre de chercheur en géologie, alors qu’il n’a pas le début d’une formation, même la plus élémentaire, en théologie ou en histoire des religions. Dans le même temps, le programme publié par les organisateurs révèle qu’ aucun arménien n’a participé à cette manifestation. La qualité des relations de la Biélorussie et de son potentat avec l’Arménie explique peut-être en partie cette situation. Mais cette explication ne suffit à justifier notre absence dans cette manifestation à laquelle il faudra peut-être que nous nous intéressions pour sa prochaine édition. Aujourd’hui, plus de 30 000 Arméniens vivraient en Biélorussie. Ils constituent la 6ème grande communauté du pays. On les retrouve principalement dans les villes de Minsk, Moguilev, Bobrouïsk et Grodno. Le 10 septembre 2022, après plus de 10 ans de tergiversations et l’annulation d’un premier permis de construire, le Primat des Arméniens de Russie, l’archevêque Yézras Nercèsyan a enfin procédé à la bénédiction des fondations de la future église Saint Grégoire l’Illuminateur de Minsk[2]. Ce sanctuaire sur le point d’être achevé deviendra le premier édifice cultuel arménien en Biélorussie. Pour mémoire, en 2013, des habitants d’un quartier de Minsk s’étaient opposés à la construction de l’église au prétexte qu’elle empiétait sur des espaces verts. Après une campagne de pétitions, ils avaient obtenu l’annulation du permis de construire délivré par les autorités municipales, alors qu’une première bénédiction des fondations avait eu lieu. Une extraordinaire et singulière manifestation de la libre expression dans un pays où l’avis du citoyen compte d’ordinaire assez peu[3]. Le rôle « assumé » et « revendiqué» à haute voix par Loukachenko dans la guerre d’invasion de l’Artsakh de septembre 2023 n’annonce sans doute rien de très positif pour les Arméniens de ce pays. Raison de plus pour être plus vigilant et plus offensif encore !
Dans la Pologne voisine, le 22 mai, à l’occasion du 106e anniversaire de l’indépendance de l’Azerbaïdjan, une réception officielle a eu lieu à la Philharmonie nationale de Varsovie avec le soutien de l’ambassade d’Azerbaïdjan en Pologne, de la « Fondation Heydar Aliev, » du « Centre international du multiculturalisme de Bakou » et de « l’Agence internationale de développement et la Commission nationale azerbaïdjanaise pour l’UNESCO ». En parallèle, le diocèse catholique de Varsovie a accueilli à bras ouverts une exposition photographique dédiée aux « Chrétiens d’Azerbaïdjan ».
Mêlant habilement politique et religion, de grands panneaux portant de grands clichés photographies présentaient, diplomatie oblige, le voyage à Bakou du Pape Jean Paul II en 2002, les grandes étapes des relations diplomatiques entre les deux pays et « l’héritage chrétien de l’Azerbaïdjan » en incluant sans aucune vergogne à ces tableaux les monuments arméniens d’Artsakh et ceux du village de Nij (région de Qabala au nord du pays) présentés comme des éléments du « patrimoine de l’Église albanienne ».
Dans cette nouvelle opération de propagande pour promouvoir l’Azerbaïdjan en Pologne, l’homme-clef était une fois de plus un jeune cacique du pouvoir, Revan Hasanov, le directeur du « Centre international du multiculturalisme de Bakou »[4]. Outre les fonctionnaires de cet organisme officiel de propagande, la délégation azerbaïdjanaise comprenait Robert Mobili, l’incontournable et omniprésent chef autoproclamé de la « Communauté chrétienne albanienne-oudie », le père Selva Kumar, curé de la communauté catholique de Bakou, l’archiprêtre Méthode Efendiyev, Responsable des relations du diocèse orthodoxe russe d’Azerbaïdjan avec les organisations publiques, plusieurs membres des Églises protestantes du pays.
Le 23 mai, accompagnés de Narguiz Gurbanova, ambassadrice d’Azerbaïdjan en Pologne, les membres de la délégation ont visité le « Grand Séminaire métropolitain de Varsovie » où ils ont rencontré le père Wojciech Bartkowicz, recteur de l’établissement, et l’archevêque Michal Janocha. Le lendemain, les membres de la délégation ont été reçus par le cardinalKazimierz Nycz, archevêque de Varsovie. Le père Jerzy Ostapchuk, Doyen de l’Académie de théologie, l’archiprêtre Adam Misiuk, Recteur de l’église orthodoxe polonaise St Jean Climaque étaient également présents lors de cette entrevue. Le 25 mai, les membres de la délégation ont rencontré Tomasz Miskiewicz, le Grand mufti de Pologne.
Les media azéris qui ont comme à l’habitude largement présenté ces manifestations de Varsovie, informent que « la délégation azerbaïdjanaise a déposé une gerbe de fleurs sur la tombe du colonel Véli bey Yadigar, qui a servi dans l’armée polonaise pendant la Seconde Guerre mondiale et lutté contre le fascisme »[5].
Madame Gurbanova et ses collaborateurs auraient pu profiter de ce temps mémoriel pour demander pardon au peuple polonais et à la communauté juive de Varsovie de la part de leur pays pour le massacre de Wola. Ce massacre, l’un des plus importants de la Shoah, avait couté la vie à près de 50 000 civils polonais, dont une majorité de Juifs, massacrés entre le 5 et le 12 août 1944 par la Wehrmacht et les soldats de sa Légion azerbaïdjanaise stationnée en Pologne. Tous les Azerbaïdjanais présents en Pologne à cette époque n’ont pas été des Véli Yadigarov.
S’il appartient aux « pays amis » de l’Arménie et à nos «Églises sœurs» de faire le tri dans leurs « fréquentations », il nous revient, à l’État arménien, à nos Églises et à la Diaspora, de régulièrement les « tirer par la manche » pour les éclairer sur la nature de l’État azerbaïdjanais, la personnalité et les plans de son président actuel. Ce que nous ne faisons malheureusement pas toujours de manière systématique et concertée. Il y a assurément devant l’Arménie et la Diaspora un « grand chantier » qui pourrait également contribuer à reconstruire les liens entre nous. Sur le net, un anonyme a écrit « Avoir un ennemi est très utile car il nous permet d’apprendre beaucoup sur nous-même ». Le propos me parait assez sensé. Un dicton populaire arménien affirme également que « l’on apprend de ses ennemis ». La question est : y sommes-nous prêts collectivement ?
Sahak Sukiasyan
[1] Je laisse de côté les dernières élucubrations très baroques de l’Azerbaïdjan concernant son engagement en matière de droits des « peuples colonisés par la France ».
[2] https://belarus.mfa.am/hy/news/2022/09/10/մինսկի-հայ-առաքելական-եկեղեցու-հիմքերի-օրհնության-արարողության-վերաբերյալ/10594
[3] https://hraparak.am/post/591fbb81e3d84d0d37fdb85d
[4] Né dans la ville d’Akna (Aghdam) en 1989, il dirige ce centre depuis 2019. En 2016-2017, il a travaillé comme « spécialiste en chef » du Service consultatif d’État du Président de la République d’Azerbaïdjan sur les questions interethniques, multiculturelles et religieuses
[5] Après des débuts au Corps des cadets de Tiflis en 1916 et servi dans l’armée impériale russe, Vali bey Yadigarov intègre l’armée de la République démocratique d’Azerbaïdjan. Nommé commandant de peloton du 3ème régiment de cavalerie de Sheki basé à Gandja, il est envoyé au Karabakh où il a commandé une batterie de mitrailleuses et combattu l’armée arménienne près du village de Çaylı (Aygestan). En 1922, après la soviétisation de l’Azerbaïdjan, il émigre en Pologne et intègre rapidement son armée. Il est remarqué par l’autoritaire chef de l’État Józef Piłsudski qui le fait nommer traducteur pour les négociations avec la Turquie. Durant la Seconde guerre mondiale, après avoir été arrêté par les Allemands et s’être échappé, il rentre dans la Résistance polonaise. A la fin de la guerre, il quitte la Pologne pour échapper aux Soviétiques et se réfugie en Europe de l’Ouest, puis en Argentine, où il meurt d’une crise cardiaque en 1971. Il est alors âgé de 74 ans.
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