Sous la dir. de Pierre Glaudes et Anouchka Vasak,
avec la collaboration de Baldine Saint Girons
Presses universitaires de Rennes, 2024,
389 p., 26,00€
Le titre de l’ouvrage réunissant ici une vingtaine d’essais habités par l’esprit d’un Roger Caillois (1913-1978), provient d’une citation de Georg Büchner (1813-1837) et signale déjà l’hybridation voulue entre les sciences et les arts pour aborder les pierres. Hybridation qu’analyse d’emblée Baldine Saint Girons pour montrer comment, à travers elle, Piranèse, Diderot et Novalis ont renouvelé « nos paysages affectifs et intellectuels », nos rapports aux ruines et avec eux, la philosophie du sublime intrinsèquement liée à l’expérience de la pétrification. Tous trois ont en commun « un sens aigu de la science en train de se faire, de l’invention dérangeante, de la vérité qui heurte. Tous trois estiment que le chaos – ou un certain type de chaos – est seulement apparent et qu’il faut donc s’acharner à en retrouver les invisibles lois ». L’on rencontrera à nouveau Novalis dans l’essai que Patrick Marot dédie au rapport entre la ruine et la mine (lieu alchimique et maternel), chez Senancour et les Romantiques allemands. Alchimie que Nerval ne dédaignait pas, ainsi que l’indique Jean-Nicolas Illouz dans l’étude de la géognosie de l’auteur des Chimères dont l’imaginaire, touché par l’Antiquité, la Renaissance et le baroque redonne aux grottes et aux voyages souterrains leur force maternelle, indissociable de l’ « inquiétante étrangeté », l’Unheimliche freudien. La psychanalyse, avec la notion de « métaphore archéologique », sous-tendra la lecture de l’œuvre de Prosper Mérimée (1803-1870) proposée par Antonia Fonyi. Elle rappelle le cadre politique dans lequel Mérimée, nommé inspecteur général des monuments historiques, s’attache à la recherche de l’archè (origine) à partir des traces visibles capable de l’éclairer sans jamais l’élucider complètement, d’où la séparation chez lui entre fiction et métier archéologique.
C’est dans l’espace germanophone que le « principe cristallin » est devenu, comme le montre Susanne Stacher, un topos majeur de l’histoire de l’art au XIXe. Le cristal, chargé d’une valeur métaphysique et symbolique depuis l’Antiquité (avec le dodécaèdre platonicien,) rend compte, par sa structure, de l’ordre universel suprême. Il sera un modèle pour les arts et surtout pour l’architecture comme en témoignent les œuvres de Bruno Taut (1880-1938) auxquelles s’intéresse particulièrement Stacher. Taut crée le pavillon de verre en 1914 dont l’aspect se révèle très oriental (rappelons ici que l’architecte allemand s’installera en Turquie en 1936, il aura construit plusieurs édifices à Istanbul où il est mort et enterré en 1938 [1]). La structure du cristal sous-tendra des idéologies et des utopies, elle sera dotée d’énergie par les scientifique, elle encouragera les architectes à vouloir transformer activement la nature et les danseurs à associer les émotions au « principe directionnel de géométrie dans l’espace ». Les cinéastes expressionnistes y trouveront quant à eux un « symbole mystique ». Tous se révèlent fascinés par « l’âme du cristal ». Fascination et pétrification renvoient inévitablement au mythe de Méduse dont Anne Geisler relève l’alliance qu’il forme avec celui de Pygmalion dans les écrits de Théophile Gautier chez qui ils expriment le degré suprême de la beauté à laquelle aspire l’écrivain.
Pierre-Henry Fragne met en parallèle la pratique de l’alpinisme et la forme d’écriture qu’est l’essai, deux expériences de la liberté, deux engagements dans l’interprétation de la réalité, deux prises de risques révélant l’instabilité existentielle, la gravité de la vie, son aventure. Les Alpes, feront l’objet des théories de Goethe et Saussure (1857-1913) qui veulent en découvrir les origines dans le granite, ainsi que le montre Claude Reichler. Permanence de la matière pour l’auteur romantique, matière dynamique et forme en mouvement pour le savant genevois, le granite exprime une densité temporelle que ressent également John Ruskin (1819-1900), enjoignant l’artiste à la traduire dans ses œuvres. Emma Sdegno analyse avec précision cet amour de la pierre que Ruskin a très tôt manifesté, comme une passion nourricière qui accompagne, avec une dimension spirituelle et une charge biblique, différents épisodes de sa vie personnelle et a fait de lui un géologue artiste.
L’artiste Bernard Moninot (2) a cherché, depuis l’enfance, à cartographier l’espace-temps à partir des pentacrines (petits segments fossiles en forme d’étoile) et d’une sonorité que lui donnait alors le diapason de sa mère. Il détaille dans ce texte le dispositif de ses œuvres en rapport avec le monde minéral et le « pouvoir poétique des pierres » accentué par un travail sur le son. Il s’agit de Chambre d’écho, dans laquelle s’agencent cristal, lumière et percussions, ainsi que de Lumière fossile, faite de tracés rectilignes et de pentacrines collées sur le verre, dont le résultat ressemble aux portulans plus qu’aux cartes célestes.
Une pierre en Laponie et une météorite dans le département de l’Orne ont chacune fait l’objet d’un rapport, l’un écrit par Maupertuis en 1749, l’autre par Jean-Baptiste Biot en 1803. Anouchka Vasak se propose de comparer les textes pour en dégager une portée ethnographique. Si ces deux enquêtes « sont construites en relation avec les habitants du lieu », elles révèlent un rapport différent à la science. Celle de Maupertuis narre en quelque sorte un « voyage initiatique » et ressortit davantage au littéraire, alors que l’enquête de Biot repose sur les témoignages afin de laisser la pierre hors du merveilleux. Mais les deux rapports dépendent d’une perspective politiquement connotée, celle du colonialisme chez Maupertuis et celle du contrôle du territoire chez Biot. L’on retrouvera l’ambivalence entre récit pittoresque et observations scientifiques dans les « études savantes » résultant des voyages en Arctique (1750-1850) répertoriées par Muriel Brot. L’auteure souligne également combien la « vocation ethnographique » se trouve « sous-tendue par des postulats philosophiques et politiques », outre les enjeux économiques, à l’œuvre dans les « récits polaires ». L’ambivalence entre esthétique et science se remarque aussi dans le domaine des pierres précieuses qu’examine Michael Bycroft. L’auteur, attentif aux modifications de vocabulaire classant les gemmes et définissant leurs couleurs, se propose d’examiner sous l’angle littéraire certains traités de minéralogie apparaissant au XIXe siècle. Il y cherche ce qui a permis de concilier deux regards, celui du joailler ou de l’esthète et celui du minéralogiste. Que des ouvrages didactiques puissent être de « véritables chefs-d’œuvre littéraires », c’est ce que montre Michel Collot en soulignant la dimension poétique des écrits géographiques d’Elisée Reclus (1830-1905) (3). Pour le célèbre scientifique anarchiste, le minéral loin d’être inerte, interagit avec l’eau, remodelant constamment la Terre, suivant les lois du vivant, dans une circulation incessante de l’énergie avec laquelle lui-même entre en relation.
Sophie Lefay porte un regard original sur les pierres en analysant « la dimension inextricablement politique et affective » des documents prétendant avoir retranscrit les inscriptions tracées sur les murs de la Bastille durant les années révolutionnaires, c’est-à-dire à une époque où « l’idée d’une voix des pierres » se trouvait valorisée. La Bastille fait également l’objet de l’étude de David McCallam qui – dans une vision genrée sur les statues de l’époque – compare la prise d’assaut de ce « colosse gothique » symbolisant l’Ancien régime, à un élan « organique », volcanique, s’opposant à « l’inertie de la pierre » caractérisant le pouvoir assimilé à Méduse principalement incarnée par Marie-Antoinette. La violence révolutionnaire, tout aussi terrifiante avec ses « Ménades », incitera le nouveau pouvoir à choisir la figure plus sage et raisonnable de Minerve pour représenter la « Liberté ».
Le minéral est un élément-clef des images avec lesquelles Chateaubriand termine ses courts récits, observe Pierre Gaudes. Selon lui, les « ossements », le « rocher » et la « tombe » constituent les indices déterminants de cette « poétique clausulaire », faisant de l’écriture une « activité résurrectionnelle ». Chez Victor Hugo, la valeur vitale de la pierre dépendra du contexte politique, religieux, cosmologique, ainsi que le démontre Didier Philippot en insérant la question dans celle plus vaste de la forme ou de l’informe, de la transformation permanente. Le devenir forme propre à la vie est aussi une propriété de l’imagination, de l’œil qui invente la forme. Car l’œil du spectateur se trouve stimulé par la force imageante, qu’elle provienne de la pierre ou du nuage. Le principe métamorphique hugolien engage alors la vaste question de la création qui est propre à la nature comme à l’homme, parce qu’elle provient de Dieu et que Dieu est peintre. C’est du reste sur la question des divers modes de transformations des pierres que s’achève l’ouvrage collectif, avec l’explication scientifique des transformations et déformations des pierres, de leur métamorphisme, donnée par Christian Giusti (géographie physique et de l’environnement). Il souligne deux points fondamentaux pour notre compréhension de la Terre : la révolution scientifique opérée par la mise au point de la tectonique des plaques et la nécessité de prendre en compte l’abîme qui sépare le temps de la Terre de celui de l’Humanité : « les roches recèlent les archives d’une histoire, celle de la Terre et de la Vie, mais non celle de l’Humanité ». Le temps des roches s’avère « vertigineux et profond, physiquement calibré, mais humainement insondable ».
Chakè MATOSSIAN
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(1) Tevfik Balcioglu montre combien le rôle de Taut et des Balian tend à être oublié ou minimisé dans les études sur l’architecture en Turquie. Cf. “Uncharted territories of transnational design history with particular reference to Turkey”, Blucher Design Proceedings November 2016, Number 1, Volume 1.
https://pdf.blucher.com.br/designproceedings/icdhs2016/02_002.pdf
(2) Une vidéo du réalisateur Claude Mossessian (http://www.claude-mossessian.com) présente l’artiste commentant l’une de ses expositions, voir : https://vimeo.com/43172173
(3) Rappelons qu’Elisée Reclus avait cartographié les lieux des massacres des Arméniens dans l’Empire Ottoman. Il écrit notamment : « les massacres d’Arménie, trop savamment organisés pour qu’on y vît le résultat de soulèvements populaires et de guerre entre races, furent, de toutes les abominations modernes, celles peut-être qui représentent le plus gros amas de crimes ». Voir également : Elisée Reclus, Les Arméniens, préface de Vartan Berbérian, éd. Magellan, 2006.
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