(trad. Sylvain Griot)
Actes Sud, 2024,
270 p., 23,00€
En intitulant son livre « Correspondances », l’anthropologue britannique Tim Ingold propose de lire les essais ici réunis comme des lettres qui, à la différence du livre, une fois décachetées, ne se ferment plus. Le processus d’ouverture guide sa connaissance des choses. Dans la correspondance, il y a le dialogue et Ingold le mène avec des artistes dont il accompagne la vision du monde pour la relancer. La correspondance évoque aussi l’écriture, la vraie, manuscrite, à laquelle Ingold tient beaucoup. Le mouvement de la main qui trace des lignes par la pointe du stylo nourrit notre pensée à l’inverse du clavier et du « traitement de texte » qui tendent à l’affaiblir en menant l’écriture vers l’efficacité productive. Ingold réfléchit aux plis du papier, à la surface, à l’inscription et à la biffure (avec l’œuvre vidéo d’Anna Macdonald). Les lignes occupent depuis longtemps les études de l’anthropologue (1) qui aime citer Paul Klee : « un dessin est simplement une ligne qui fait une promenade ». Il réfléchit aux « lignes du paysage » à partir des photos de Nisha Keshav, à celle du « cordeau » en regardant les photos de Matthieu Raffard et Mathilde Roussel, au fil de laine comme ligne qui s’enroule chez les artistes textiles Anne Masson et Éric Chevalier. Il y a aussi le fil du temps dans les performances de Tehching Hsie. Ce performeur pour le moins singulier s’est imposé des expériences très longues (comptées en années) et contraignantes à partir desquelles il interroge (en le réalisant) le rapport entre le temps et la vie. Comment atteindre la plénitude par la contrainte ? Hsie ne montre rien d’autre que le fait qu’il continue de vivre. En ce sens, le titre de l’exposition à la Biennale de Venise en 2017 dit cela même qu’il est en train de faire, du temps : « doing time ».
Ingold, à l’instar de certains artistes mentionnés dans le livre, s’inquiète de la dégradation écologique, de l’état de notre monde qu’il veut habiter et non dominer. Aussi, la critique du pouvoir marque-t-elle discrètement tous les essais. Ils établissent, par la voie de l’art, un lien entre les drames socio-politiques et notre façon de regarder le monde. Ingold privilégie l’approche phénoménologique, il convie Merleau-Ponty et scrute ce qu’il en est de la perception des choses. Comment percevoir une montagne ? A la verticalité dominante de l’alpiniste, Ingold oppose la relation avec la terre et le relief. Avec l’artiste Tim Knowles il conçoit l’ « habiter » comme abri, inverse de la forteresse. Ingold veut accompagner le vivant (sous-titre du livre) et donc prendre conscience, dans la lignée d’Héraclite (« on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve »), de la transformation continue des éléments et des matériaux. L’impermanence des choses entraîne Ingold à se méfier du carcan des mots qui enserrent le flux vivant (ce que notait Bergson). Aussi aimerait-il recourir aux verbes plutôt qu’aux substantifs, dire arbrer ou montagner au lieu d’arbre et montagne, par exemple. Bref, tout faire pour que les mots soient « les médiateurs d’une poétique de l’habitation », revenir à l’étymologie, se faire, comme le voulait Nietzsche, philologue. Ainsi, Ingold, avec l’artiste Mikel Nieto, examine-t-il le vocabulaire finlandais et écossais qui exprime les états multiples de la neige, le son des flocons sur la terre. Le vocabulaire, les mots, témoignent également de la volonté destructrice. Ainsi en va-t-de la « souveraineté volumétrique » des États, ce pouvoir d’extension lié aux nouvelles technologies (le ciel et les profondeurs de la terre) qui s’accompagne de l’usage des acronymes : « la violence que l’acronyme fait subir à la langue est comparable à celle que la militarisation fait subir à la terre », écrit Ingold. L’acronyme permet d’énoncer l’indicible, comme le montre, entre autres, « NKZ » servant à masquer l’horreur de Nuclear Killing Zone. Il en va de même des paysages transformés en cartes, ainsi que le dénonce Ingold avec Kenneth Olwig, géographe féru d’étymologie dont les essais célèbrent « le mot et le lieu », le paysage et l’étymologie.
Ingold prend en considération la source même de la matière, le bois. Il décrit le traitement des arbres chez les artistes David Nash, (l’arbre calciné qui rend compte de la lumière), Giuseppe Penone (« l’être arbre ») et Émile Kirsch qui fait pousser des brindilles dans de minuscules tubes métalliques posés sur des objets comme un radiateur ou un panneau de signalisation. Des ramifications naturelles surgissent alors dans le décor artificiel, transformant l’habitat et la ville.
L’eau et l’air occupent tout autant que la terre les réflexions des essais. La vue des dégâts provoqués par une tempête à Aberdeen où d’énormes objets, des caravanes, des arbres, des poutres ont atterri sur le sable dévoré par une sinistre écume, entraîne Ingold à rappeler le travail de la sculptrice Carol Bove, « La salive écumeuse d’un cheval ». Si le titre évoque un épisode de l’Antiquité raconté par Pline (le peintre Protogène, furieux de ne pouvoir représenter la bouche écumante d’un cheval jette son éponge contre le tableau et réalise ainsi l’effet qu’il souhaitait), il alerte aussi sur ce que les humains jettent dans la mer et que les vagues écumantes recrachent. Bove expose les objets avec leurs transformations, leur corrosion. Ingold écrit : « La ville pourra-t-elle un jour faire la paix avec la mer ? Ou bien entrons-nous dans une ère où les villes deviennent des océans, sur lesquels leurs bâtiments flottent tels des navires ? ». Plus loin, l’anthropologue, évoquant l’installation « Paris flotte-t-il » qu’Anaïs Tondeur et Germain Meulemans avaient montrée au Musée des Arts et métiers de Paris en 2019, se demande si « vue d’en bas » une ville flotte. En haut, en bas, et qu’en est-il du sol ? Ingold le rapproche du palimpseste auquel il apparente le fonctionnement de la mémoire, avec l’usure des couches. Le sol est une interface entre la terre et l’atmosphère, nous y voyons une base solide et croyons être soutenus mais il cache des gouffres et se refermera sur nous. Le regard académique privilégie la traversée verticale, au détriment de l’enroulement et du pli qui sont à l’origine du « volume ».
Quant à l’air, c’est dans l’avion, coincé sur son siège, qu’Ingold réfléchit au fantasme qu’a l’homme de pouvoir voler. Il évoque alors les miroitantes étendues de sel en Bolivie et le travail qu’y a mené l’artiste Tomás Saraceno, l’Aérocène. Les œuvres monumentales de cet Argentin vivant en Allemagne croisent les sciences, l’environnement et l’art. Ingold en vient à soutenir que c’est en marchant et en écrivant à la main (avec une plume de préférence) que l’homme réussit à s’envoler. Car l’écriture, on l’a dit, importe à Tim Ingold qui la compare à la voix : « une société sans écriture manuscrite est semblable à celle d’où le chant aurait été banni », écrit-il. Pour montrer les « correspondances » qu’engendre l’écriture, Ingold décrit l’installation de l’artiste écossaise Shauna McMullan qui a demandé aux habitants de Bridgeton d’écrire ce qu’ils pensent de la couleur bleue. Tout est là pour rappeler l’enjeu de la polysémie du terme « correspondances ».
L’écriture a été affaiblie ou supprimée par l’usage des claviers et de l’électronique, mais Ingold prévoit l’autodestruction de la « révolution digitale », insoutenable selon lui car dévoratrice d’énergies et donc destructrice d’habitat et créatrice de génocides. En aucun cas Ingold ne veut « fermer les yeux sur les forces d’oppression qui, tout au long de l’histoire, ont chassé les gens de leurs maisons, de leurs terres et de leurs pays ».
Se réclamant d’Empédocle (Ve s. av. J.-C.), Ingold prend en considération les deux forces qui dirigent le monde, l’Amitié et la Discorde. A l’instar du philosophe d’Agrigente, il veut croire en la force de l’amitié (ou amour) qui peut rassembler les éléments (et atomes) du monde en une sphère harmonieuse (le Sphairos). Un autre chemin s’offre aux universitaires (« méthodos » = le chemin, rappelons-le) : non plus des études « sur » le monde mais « avec » le monde. Le chercheur perçoit alors l’ombre des lignes, les sons des flocons de neige, la vie des pierres, l’atmosphérique.
Chakè MATOSSIAN
______
(1) On se souvient de son livre, Une brève histoire des lignes, paru chez Zones sensibles en 2011.
© 2022 Tous droits réservés