Emanuele Coccia
Hiérarchie – La société des anges
(trad. de l’italien par Joël Cayraud)
Paris, Bibliothèque Rivages, 2024,
264 p., 19,00€
Le philosophe médiéviste, Emanuele Coccia avait publié en 2009, avec Giorgio Agamben, une anthologie des anges (1). Dans Hiérarchie, il se propose de lire la Bible et d’y étudier le mythe des anges, à la manière dont Claude Lévi-Strauss étudiait les mythes amérindiens et Jean-Pierre Vernant ceux de la Grèce antique : « le christianisme est donc un mythe de la socialisation de la divinité », écrit-il d’emblée. Avec l’ensemble des mythes produits au sein du judaïsme du Second Temple et du christianisme primitif, une forme particulière de divinité a fait irruption dans le ‘panthéon’ de la Méditerranée orientale et occidentale, une figure du divin, l’ange.
Le livre se compose d’une réunion d’articles déjà parus en italien il y a de nombreuses années et l’on regrettera que l’auteur n’ait pas pris la peine de supprimer les répétitions qui découlent de ce collage de textes. L’on se réjouira en revanche de saisir grâce à Coccia combien le fonctionnement de la société des anges nous permet de voir notre propre société moderne et occidentale, ultra-communicante et bureaucratique, sous un jour nouveau. Selon Coccia, « le christianisme a représenté dans l’Antiquité tardive une révolution dont nous n’avons pas encore mesuré la nature », ce qu’il tente de nous montrer en examinant le rôle central dévolu aux anges dans l’ordre social.
L’auteur rappelle opportunément que le terme « hiérarchie » signifie « pouvoirs sacrés » ou « pouvoir sur le sacré ». Loin d’adopter la perspective du théologien, ou celle de l’historien, Coccia n’en fait pas moins appel aux textes philosophiques et religieux, latins et grecs, judaïques et chrétiens. Ainsi considère-t-il l’ouvrage attribué au Pseudo- Denys l’Aréopagite, Peri tēs ouranias hierarchias (La hiérarchie céleste), comme le « berceau le plus important et le plus secret de la pensée politique occidentale ». La hiérarchie des anges est une organisation (taxis) qui accomplit l’imitation de Dieu, « elle est douée d’un savoir sur l’objet et les formes de son imitation » et est « instituée grâce à cette imitation ». L’imitation ressortit à l’action, à la pratique, au savoir et à l’ordre.
Contrairement aux hommes, les anges n’ont pas de besoins, leur société – car les anges forment la première société (avant eux n’existait aucune réunion d’êtres rationnels) – est parfaite, sans lois, sans droits, sans institutions. Elle est ordonnée, organisée. Les anges sont créés par Dieu et n’ont pas de famille, pas d’espace privé. Tous les citoyens de la société angélique sont des bureaucrates, des « leitourgoi ». Ainsi que le rappelle avec insistance Coccia, la liturgie est à l’origine une prestation civique obligatoire que le citoyen accomplit pour le bien général. Le terme « liturgie » se rapporte au droit, il désignait un service obligatoire et avait abouti à la « bureaucratie impériale » sous Trajan (IIe s.). L’on perçoit ainsi combien la mythologie s’entrelace au droit pour structurer l’ordre social. En ce qui concerne l’ange, service liturgique et existence, action et être ne font qu’un. L’ange n’existe que pour exécuter son devoir divin.
Les anges forment une armée de gardiens, de « bureaucrates divins ». Incorporels, il leur faut revêtir une apparence humaine afin de communiquer avec les humains, leur transmettre le message de Dieu. Coccia insiste sur la dimension théâtrale de l’action angélique : « Etant d’une nature différente de Dieu (contrairement à ce qui se passe avec le Christ), l’ange ne peut que représenter Dieu, pas le rendre présent. En lui la divinité n’est pas présence, mais symbole, ressemblance et non réalité, théâtre et non histoire » (2).
Les anges ne parlent jamais à la première personne, ce sont des messagers, ils obéissent à la volonté de Dieu dont ils veulent le bonheur ainsi que celui des hommes dont ils ont la charge. « Il en résulte qu’une note irrépressible de mélancolie colore tous leurs efforts », écrit Coccia (ce que pourraient illustrer les angelots mélancoliques de la Madone Sixtine peinte en 1513 par Raphaël). Représentant de Dieu, l’ange est un « communicant » qui n’a d’autre finalité que Dieu dans tout ce qu’il fait et pense : « si quelque chose est un ange, c’est parce qu’il a un devoir à accomplir ». Le drame de la société des anges réside dans la naissance de « sentiments éminemment sociaux comme l’envie, le désir de distinction, la peur d’être moins aimé par son père » qui ont poussé le meilleur d’entre eux, Lucifer, à se retourner contre Dieu.
L’épisode crucial de l’angéologie est, pour Coccia, celui de la chute. Car le péché originel de l’homme et son expulsion du paradis ne sont que la conséquence de la chute de l’ange : « Le mythe fondateur de toute spéculation angélique est la chute », affirme le philosophe. Qu’est-ce qui a causé la chute ? Coccia rappelle que l’événement le plus important, expurgé de la Torah, n’est pas, après la création, la chute de l’homme mais bien l’amour secret que certains anges nourrissent à l’égard des « femmes des fils de l’homme » (événement qui entraîne Coccia à consacrer un chapitre à Hénoch, personnage mystérieux et central dans l’Église éthiopienne). C’est de l’union des anges et des femmes que naîtront les géants et c’est à cause de cette union que des arts et des techniques secrets ont été communiqués aux humains. Par envie, l’archange dirigeant l’armée des anges chargés de la Terre provoque la ruine de l’homme. Lucifer devient Satan, le diable entraînant avec lui la moitié de son armée formant désormais la troupe des « anges déchus », les démons qui ne supportent pas l’élévation de l’homme, sont jaloux du pouvoir que Dieu lui a donné sur toutes les créatures terrestres. Question de pouvoir, encore. Satan, par sa chute et par la séduction, mène l’homme à sa perte. Il inaugure la vie dans le cosmos et, à cause de lui l’homme, expulsé du jardin des délices, devient un être-pour-la-mort. Jésus est là pour sauver l’homme d’une chute causée par l’ange : « Entre l’angéologie et le messianisme il est une tension qui semble irrémédiable, car à la fin de l’histoire le Christ devra revenir pour enlever le pouvoir aux anges et le rendre au Père ».
La chute démontre également que l’appartenance de l’ange à la sphère divine est purement contingente. Coccia insiste sur le fait que l’ange n’est pas divin par nature mais qu’il reçoit de Dieu ce don afin qu’il accomplisse la tâche correspondant à son rang. Les anges sont divins « par magistrature, par assignation et non par nature ». Leur devoir consiste à diviniser les hommes, à ramener l’inférieur au supérieur, à transformer l’homme en ange afin de remplacer les anges déchus pour l’éternité.
Les anges obéissent aveuglément, seule compte la réalisation de leur mission qui peut nécessiter le recours à la violence, à la force, sans remords, comme en témoignent de nombreux épisodes tels que celui de l’exclusion du paradis ou celui de l’Apocalypse. Ces missions mettent en évidence la question centrale du mythe des anges, celle du pouvoir : « L’ange est terrible précisément parce qu’il montre qu’une divinité n’a d’autre forme d’existence visible que celle du pouvoir qu’elle exerce, et que le pouvoir n’a d’autre but que de diviniser et de rendre supérieur celui qui l’exerce ». Les anges orientent le regard des hommes vers un but unique, Dieu. Ainsi l’humanité devient-elle une société ordonnée, unitaire grâce au dénominateur commun de la pensée des hommes qui précède leur action. Grâce aux anges, « la masse indistincte et éparse des hommes devient soudain un immense public devant lequel peut se dérouler le nouveau spectacle divin de la révélation ».
Symétriquement, les anges rebelles s’acharnent à tirer l’homme vers le bas ce qui renvoie la rébellion à une posture angélique originaire si magnifiquement saisie par un Milton ou un Goethe. L’ange, comme être pour la chute, comme origine du mal, « rend nécessaire l’intervention d’une force divine pour son éradication ». A la différence du Christ chez qui tout est bon, créateur et rédempteur, l’ange n’est pas humain et peut être origine du mal absolu. Ainsi « l’espace angélique est l’espace métaphysique où l’opposition entre le ciel et la terre est comme neutralisée ou réconciliée ». L’ambiguïté de l’ange fait de ce dernier le « degré zéro du sens de la divinité » et, en conséquence, l’élément qui donne sens aux « autres figures de la divinité ».
Les anges sont les messagers, intermédiaire entre Dieu et les hommes, ils immanentisent la transcendance, ils socialisent la divinité et sont donc essentiels à la théologie. L’angéologie permet d’échapper à l’agnosticisme (Dieu comme transcendance inconnaissable) de même qu’à l’anthropomorphisme (Dieu comme une sorte de double de l’homme), elle est le fondement du noyau dogmatique du christianisme, nous dit Coccia. Et très probablement au fondement du monde virtuel qui prétend diriger nos vies.
Chakè MATOSSIAN
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(1) Angeli. Ebraismo, Cristianesimo, Islam, Vicenza, 2009
(2) Les propos de Jean-Pierre Mahé sur la liturgie arménienne montrent l’importance de la représentation : « Dans la liturgie arménienne, ils [les anges] sont représentés par des diacres qui tiennent des sistres séraphiques représentant le bruit des ailes des séraphins. La liturgie n’a pas seulement lieu sur la tribune de l’autel, elle se passe aussi sur l’autel céleste, le temple céleste décrit par Isaïe et par Ézéchiel. C’est le point le plus important de la liturgie ». https://www.vaticannews.va/fr/monde/news/2023-10/eglise-armenie-chretiens-foi-europe-asie-haut-karabagh-martyrs.html. Sur les anges dans la tradition arménienne, cf. également l’émission avec J.-P. Mahé, https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/chretiens-d-orient/les-anges-dans-la-tradition-armenienne-avec-jean-pierre-mahe-3149742. Pour une étude plus approfondie, voir, de J.-P.. Mahé, « Anges d’Arménie : gloire divine, liturgie, hiérarchie », dans l’ouvrage collectif majeur dirigé par Delphin Lauritzen, Inventer les anges de l’Antiquité à Byzance, Travaux et Mémoires du Centre de recherche d’histoire et civilisation de Byzance, Paris, 2022. On y trouvera également l’étude de Sipana Tchakerian, “Anges de pierre en Géorgie et en Arménie tardo-antiques : le témoignage des monuments crucifères à stèle quadrilatérale”.
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