Sous la direction
d’Alexandra Gottely, Dario Mantovani et Xavier Prévost
Paris, éditons du Collège de France,
2024, 247 p., 39,00€
Plusieurs événements ont célébré les cinq cents ans de la naissance du ‘grand juriste’ Jacques Cujas (1522-1590). L’ouvrage collectif qui vient de lui être consacré réunit une douzaine de contributions destinées à faire ressortir l’empreinte que cet auteur de la Renaissance, figure centrale de l’humanisme juridique fondé par l’Italien André Alciat (1492-1550), a laissée sur la transformation du droit. L’humanisme juridique aura remis en cause, sans pour autant la mépriser, la scolastique médiévale. Il relance la connaissance de l’Antiquité avec celle du latin et du grec, il s’oppose au dogmatisme en prônant la « compréhension théorique et historique du droit » qui devient « mos gallicus » ou ‘méthode française’. Comme le rappelle Diego Quaglioni dans son étude fouillée sur les liens qui unissent Cujas aux auteurs italiens, l’humanisme juridique résulte d’un travail commun, de l’action d’un « flux d’hommes, d’idées et de livres qui se produit entre l’Italie et la France dans la première moitié du XVIe siècle ».
La présence de Cujas se révèle dans l’espace public à travers les nombreuses « rue Cujas » qui existent en France, ainsi qu’à travers les portraits en peinture, les médailles ou gravures, mentionnés par Xavier Prévost qui retrace ici la biographie du savant juriste toulousain. Il existe ainsi une figure patrimoniale de Cujas que Dario Mantovani appelle, dans sa conclusion, la mémoire « extrasystémique ».
Cujas marque la France et l’Italie (notamment l’école de Pise et le « milieu juridique napolitain », souligne D. Quaglioni) tant par son enseignement qui s’étend de Toulouse, sa ville natale coupable de ne pas l’avoir recruté, à Bourges ou Turin, en passant par Valence et Paris, que par la vaste étendue de son œuvre et de ses réseaux. Sa renommée immense lui vaudra même d’être consulté sur la question successorale au trône du Portugal. L’influence du ‘grand’ juriste apparaît dans plusieurs pays. John W. Cairms la repère en Grande-Bretagne, plus particulièrement en Écosse, et l’explique par la présence d’étudiants écossais et probablement anglais en France ainsi que « par la disponibilité » des œuvres de Cujas « dans les bibliothèques de l’île et par l’utilisation qui en est faite par les avocats et auteurs britanniques », au long des décennies et peut-être jusqu’à aujourd’hui : « étant donné que le droit écossais reste non codifié, il doit en théorie être encore possible, bien qu’exceptionnel, que Cujas soit cité pour interpréter un texte de droit romain », écrit Cairms. Rafael Ramis-Barceló se propose quant à lui d’examiner le terrain espagnol (qui inclut les problèmes politico-juridiques avec le Portugal ainsi que des domaines non-juridiques) en étudiant « La réception de Cujas dans la monarchie espagnole (XVIe-XVIIe siècles) ». Cujas est cité par les professeurs de l’université de Salamanque dont le prestige et l’autorité imposent toute une vision du droit sur le monde hispanique incluant donc le continent sud-Américain.
Mais qu’est-ce qu’un « grand juriste », demande Corinne Leveleux-Teixeira, spécialiste du droit médiéval ? Il faudrait sans doute remonter à la perspective originaire, génétique, de Pomponius (IIe siècle) sans oublier toutefois que l’histoire du droit ne peut se dissocier du contexte, des influences, du politique, de l’interprétation. Aussi propose-t-elle d’abandonner la notion d’« auteur » au bénéfice de la « fonction-auteur » et de se confronter à des questions difficiles comme celle de la « nature du droit lui-même ». Le droit s’autogénère selon des règles : « le grand juriste écrit comme un juriste sur le droit, selon les attentes et les canons qui lui ont été inculqués par l’enseignement et la tradition », écrit Leveleux-Teixeira. Elle insiste sur le rôle autoritaire du pape, astreignant le « grand juriste » « à une obligation de conformité », loin de toute contestation. Le « grand juriste » est-il le « parangon totémique de la pensée majoritaire » ou le « héros précurseur d’une opinion novatrice », demande-t-elle ?
Florent Garnier cherche à comprendre « la mise en récit qui lie Cujas à Toulouse et en particulier à son université », il analyse les discours, la statuaire, les portraits et célébrations au fil des siècles pour mettre en évidence la fabrication du « grand juriste » devenu aussi référence culturelle. Car il y a bien une fabrication du personnage Cujas qui se démarque de la réalité du juriste, ce qui entraîne Stéphan Geonget à se pencher sur la représentation qui se fait de Cujas au fil des siècles. Cujas peut incarner des valeurs positives : le renouveau de la Renaissance, le patriotisme, la charité et devenir par ailleurs, dans une perspective comique, le stéréotype du juriste plein de morgue. Un portrait « bigarré » en ressort et il faut en conclure que si « chaque époque façonne son Cujas selon les besoins de la cause, de sa cause », il reste que c’est la réalité du grand homme, sa singularité qui donne lieu à cette « fabrique ».
La statuaire intéresse Jacqueline Lalouette qui examine, dans le cadre du « culte des grands hommes » au XIXe siècle, les méandres politiques (et financiers) aboutissant à la création des « statues de Cujas dans l’espace public français ». Elle mène une enquête sur les statues (Paris, Bordeaux) ou leur absence (Valence, Grenoble) dédiées à Cujas et examine particulièrement le parcours aussi animé qu’aventureux de celle créée par Achille Valois à Toulouse. De son inauguration en 1850 à nos jours, cette statue en pied aura été fondue en 1941, puis remplacée, recréée, vandalisée, abîmée par la pollution, restaurée et finalement encagée dans son lieu d’origine.
Cujas lui-même apprécie le visuel, comme le montre Valérie Hayaert qui analyse le « dispositif graphique et typographique » don-
nant lieu à la fabrique du « stemma » (arbre généalogique). Avec la « visualisation graphique de la parenté », Cujas met en place
« l’usage scientifique de l’image en droit ». Le « stemma » se propose de « frapper l’œil et l’esprit en même temps », ce qui permet de « dépasser certains des paradoxes du droit de la filiation », de clarifier en somme les questions d’héritage. On regrettera ici la qualité déplorable des reproductions.
Cujas s’inscrit aussi dans le grand débat qui oppose la théorie à la pratique. A-t-il été un théoricien dont l’érudition ne serait d’aucune utilité dans la pratique, demande Anne Rousselet-Pimont ? En se plongeant dans les recueils d’arrêts du XVIIe siècle, l’auteure montre combien Cujas est l’objet « d’une réelle révérence » dans les ouvrages de la pratique et qu’il faut donc examiner de près l’opposition qui régnait entre l’École et le Palais. Les références à Cujas ont servi à cautionner la casuistique judiciaire, c’est ce que Dario Mantovani nomme la réception « intrasystémique » du « Cujas auquel est conféré une fonction argumentative ». On le convoque pour rappeler l’étymologie ou « donner la raison des lois », ce qui révèle son utilité pour les avocats. Laurent Pfister va dans le même sens en soulignant que le recours à Cujas pour imposer un argument a coexisté avec une critique de ses écrits. Ces derniers n’ont cessé d’être lus et commentés au fil des siècles, ils auront contribué à préparer « l’œuvre napoléonienne », soutient Pfister. Géraldine Cazals et Anne-Sophie Chambot observent quant à elles les changements d’appréciation de Cujas au XIXe siècle dans les domaines tels que celui des rapports entre la France et l’Allemagne, celui des revues juridiques ou encore celui de l’enseignement.
Ce parcours érudit nous invite à regarder l’histoire du droit comme un patrimoine capable de servir d’outil dans la « réactivation de catégories et de raisonnements » (Dario Mantovani), car le droit s’élabore en opposition ou en accord avec ce qui précède. Cujas nous rend attentifs à ce qui du droit romain, du code de Justinien, du droit canonique ou du code théodosien vibre encore dans notre univers juridique.
Chakè MATOSSIAN ■
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