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LIVRES – La fin des phénomènes

Michel Guérin

La fin des phénomènes

Les Belles Lettres, 

collection « encre marine », 2024, 

154 p., 23,00€

 

Pour le philosophe Michel Guérin notre époque se signale par la «fin des phénomènes » déjà entamée au XXe siècle avec la « déconstruction » et parachevée par le numérique ainsi que l’électronique. Loin de se détourner des problèmes de notre contemporanéité marquée par la « quête de sens », le philosophe veut les « élever à la dignité philosophique », ce qui signifie récuser le vague, le bavardage, l’imposture des philosophes « baptisés par les journalistes ». Guérin s’insurge tout autant contre l’hégémonie des courants issus de Wittgenstein et de la philosophie analytique anglo- américaine, qui a des effets d’intimidation sur la pensée philosophique authentique, celle qui, pour lui, est issue de la philosophie grecque, française et allemande, celle qui rencontre la nécessité de la transcendance dans le noyau de la pensée en train de s’élaborer. Tout cela demande un effort de réflexion mais aussi un effort de langage qui est ici un langage philosophique où les références ne visent pas à exhiber l’érudition de l’auteur mais à faire comprendre l’enjeu de la question. La terminologie reste donc très importante, il est nécessaire de savoir de quoi on parle et comment on en parle.

La question philosophique est et a toujours été, au moins depuis Platon, celle du Réel. Si l’apparaître du « phénomène », était lié à la lumière chez Platon et Aristote, il devient, avec Kant, lié au temps. Sur la base du temps et du sujet adviendront les réflexions du courant phénoménologique du XXe siècle (Husserl, Heidegger) désormais « invalidées », dit Guérin, par le numérique et l’électronique. Ceux-ci « ont contribué à ruiner le mode de pensée phénoménologique », on ne sait plus ce qu’est un objet ou un être, la présence a cédé le pas au « présent amnésique ».

Dès lors que le paradigme représentationnel qui a marqué la philosophie de Platon à la phénoménologie se trouve invalidé, il incombe au philosophe de trouver une autre notion du paraître que Guérin pense plutôt comme un « transparaître ». C’est l’idée de la « Figure » (avec un F majuscule) qu’il développe depuis de très nombreuses années au fil de ses publications et de son enseignement. Loin de se réduire à une image, la Figure « fait » image, elle est un mouvement productif agissant en collaboration avec moi puisque c’est moi qui active l’image, que cette dernière soit en moi ou hors de moi. Afin de cerner ce qu’il en est de l’image, Guérin discute avec Sartre mais il fait surtout appel à Pascal et Bossuet ainsi qu’à Tertullien pour faire ressortir le lien entre l’image et l’Incarnation. C’est à partir de ces penseurs chrétiens, rejoints par Kant et Rilke, que Guérin aborde les théories de l’image et qu’il entame sa réflexion sur la « Figure » qui le mènera à «l’Idée d’une Figurologie» en contact avec le réel, hors de la représentation et donc sans la nécessité d’une extériorisation ou d’un rapport binaire entre extérieur et intérieur.

Le réel, pour les Chrétiens, porte le nom de « charité », vertu salvatrice que le Christ « réalise » en l’incarnant. Vérité et réalité coexistent dans la Figure et c’est ce qui la distingue absolument de la vérité représentative. Cette dernière n’en demeure pas moins très importante et nous en avons plus que jamais besoin dans le domaine pratique de l’objectivité. Figure et vérité représentative appartiennent à des ordres ou des sphères distinctes qui ne sont pas en compétition ni en opposition.

La métaphore est une substitution alors que la Figure est une restitution et c’est en cela qu’elle reste en connexion avec la présence vivante, ce qui entraîne Guérin à saisir la relation subtile qui existe entre la Figure et le geste. Le geste, – que l’auteur examine aussi du point de vue anthropologique développé par André Leroi-Gourhan (1911- 1986) à qui il a consacré plusieurs études – , le geste en tant que signe de vie, se retrouve dans la Figure qui sous-tend la dimension esthétique de la philosophie. Guérin, lecteur de Schopenhauer, adopte la vision de l’art du philosophe allemand pour montrer que le producteur et le contemplateur ne font qu’un. L’artiste est le contemplateur de sa production qui le dépasse de par la singularité même de son geste : « Le geste prédispose à la Figure en lui inculquant ab ovo – contre la platitude de la représentation et son univers orthonormé – le sens du tour et du retour, autrement dit de la plasticité en laquelle le temps fléchit l’espace ». Le philosophe se doit de relancer l’étonnement à la source de la philosophie et cet étonnement s’accompagne de l’inquiétude inhérente à la pensée marquée par notre finitude, par l’énigme qui nous dépasse, la part d’ombre dans la lumière. C’est cela même qui rapproche le philosophe de l’artiste, car l’inquiétude est à l’œuvre dans l’art comme elle l’est dans la philosophie, c’est elle qui empêche la clôture esthétique, la platitude.

Le philosophe dit les choses telles qu’on ne les a encore jamais dites, il recourt au langage en ce que celui-ci recèle une force d’engendrement nécessaire pour transposer le saisissement devant et dans le monde, pour dire « la brutalité stupéfiante du ‘il y a’ ». Il faut trouver le tour (die Wendung), la courbure qui infléchit le tout du dire et donc prendre la Figure bien autrement que comme un simple « trope » (figure de rhétorique).

A l’instar d’un Nietzsche pour qui la société des hommes se fonde sur l’oubli de la métaphore originelle définie comme la transposition en image d’une excitation nerveuse insupportable et vertigineuse, Guérin veut se dégager de la métaphore pour aller du côté de la Figure en tant que « recordation » (alliant enregistrement et cœur, au sens de Pascal). Pour Nietzsche, les successions de métaphores qui forment le langage finissent par endormir la métaphore originelle, par exténuer l’intuition connectée à la vie, et la succession de métaphores devient alors le mécanisme de défense contre cette excitation productrice d’une image originaire (recordation). C’est pourquoi Nietzsche qualifie le « concept » de « sépulcre des intuitions sensibles » (1). C’est pourquoi également, chez Nietzsche comme chez Guérin, après Schopenhauer, l’art seul s’avère capable, non pas de coïncider avec le flux de la vie, mais de relancer la métaphore originelle, en quoi l’on peut comprendre le mouvement de la Figure chez Guérin.

Alors que la métaphore reste dans la spatialité et donc dans l’extériorité, la Figure émerge dans la temporalité. Elle est l’expérience du temps vivant dans sa fulgurance (l’intuition, au sens philosophique) soit encore, comme chez Kant, la manière dont l’esprit est « affecté par sa propre activité ». Ce n’est plus l’apparence mais l’apparition en tant que Réel ne pouvant surgir que dans l’énergie de la pensée (moteur de la philosophie de Fichte et particulièrement active dans celle d’un Marc Richir). S’inspirant de Pascal, Guérin soutient que la métaphore s’éloigne de façon calculée de la référence alors que la figure est la production même de la référence. Toutefois, pour dire cette expérience philosophique, il faut en passer par le concept et donc aller au fond même des mots et des tournures, rechercher en eux les traces du réel pour en faire émerger la force vitale. C’est dire combien l’écriture philosophique relève du poétique. La Figurologie se veut transparence ombreuse car sa finalité nécessairement sans objet s’accompagne du frémissement énigmatique de notre finitude.

Chakè MATOSSIAN 

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(1) Friedrich Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral, trad. de Nils Gascuel, Arles, Actes Sud, 1997, p. 27.