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LIVRES – Le Discours de la Renaissance (XVe-XVIe siècles) – Mythes, concepts et topiques

Olivier Millet

Le Discours de la Renaissance (XVe-XVIe siècles)

Mythes, concepts et topiques

Genève, Droz, 2024, 

278 p., 27,49€

 

Olivier Millet, Professeur émérite à Sorbonne-Université et spécialiste de la Renaissance, réunit dans ce livre plusieurs essais parus entre 2019 et 2022 dans diverses publications. 

Armé de sa grande érudition, Millet traite la question de la représentation du temps à un moment charnière de l’histoire européenne. Comment les auteurs de la Renaissance envisageaient-ils le temps et se représentaient-ils le présent et le changement ? S’il est aujourd’hui question de « décroissance »,
il appert que celle-ci n’est pensable qu’en rapport avec notre idéologie du progrès, laquelle était totalement absente à la Renaissance. Or, à la suite de deux événements majeurs, l’invention de l’imprimerie et la découverte des nouveaux continents, un changement s’est bien produit dans la vision du monde des XVe et XVIe siècles. 

Millet rend compte du départ de sa réflexion : « comment penser le changement à une époque où l’idée moderne de progrès n’est pas disponible et où la conception chrétienne du temps ne connaît qu’un événement essentiel, la naissance, la mort et la résurrection de Jésus-Christ ? ». Le recours aux mythes devient alors l’un des moyens d’exprimer le changement. L’auteur repère notamment le mythe l’Âge d’or (Lemaire des Belges, Clément Marot) et celui du combat de la lumière contre les ténèbres (Du Bellay, Michel Servet, les Réformateurs, Rabelais qui, lui, les mêle). Mais la Renaissance, terme à connotation biologique, comme le signale l’auteur, est elle-même un mythe que les humanistes italiens ont élaboré, à partir de Pétrarque (1) (1304-1374). Millet se propose d’analyser les répercussions de ce mythe dans la littérature française du XVIe siècle.  

Qu’est-ce que le « discours de la Renaissance » ? L’auteur le définit comme un « bricolage » qui combine des conceptions traditionnelles des âges de l’histoire avec des concepts, en appliquant des figures de rhétorique, des « topoi », comme celui des « trois générations » nécessaires à l’instauration d’une mémoire collective (la filiation chez Rabelais, par exemple). Il en résulte des discours parfois stéréotypés qui visent à flatter les puissants et asseoir la notoriété d’un auteur protégé par le prince dont le pouvoir est lui-même légitimé par le discours. Cela crée des jaloux et s’illustre par la présence marquée du thème de l’envie dans la littérature de l’époque. La stratégie publicitaire guide également le travail éditorial. Ainsi, la monumentalisation d’un auteur se construit-elle de son vivant grâce à la publication de l’œuvre complète, ce qui lui confère prestige en le mettant sur un pied d’égalité avec les auteurs anciens (le cas de l’Opera omnia de Budé édité à Bâle en 1556-1557, que Millet étudie au chapitre V).

Parmi les notions importantes de la Renaissance, se détachent celles de « renovatio », « reformatio », « translatio » et « restitutio » qui ne pourront être réalisées qu’en retournant aux origines. Beaucoup d’auteurs y insistent, comme Erasme (« Ad Fontes ») ou Melanchthon qui recourt à l’image de la source chez Hésiode et Platon. L’image de la source rend compte de la fécondité culturelle, de la vie de l’esprit.

La Réformation sera considérée comme une voie de la restitution et pour restituer le christianisme véritable, il importe de renouer avec l’Antiquité, d’opérer le renouveau des lettres ce qui exige la connaissance des langues anciennes : grec, hébreu, araméen, latin. La philologie s’impose comme condition indispensable pour se régénérer en pénétrant les textes originaires biblique ou philosophique (qui circulent grâce à l’imprimerie). 

Au XVIe siècle, le changement sera souvent vu sous une perspective cyclique ou eschatologique, il pourra également être considéré comme résultant de la fortune ou de l’ordre cosmique. Parmi les visions eschatologiques Millet se penche sur celles de Michel Servet (1511-1553) et de Guillaume Postel (1510-1581). Pour tous deux, le Pape incarne l’Antichrist. Les Réformateurs protestants ne sont pas en reste, ainsi Philippe Melanchthon (1497-1560) se montre-t-il le premier, du côté protestant, à assumer « le grand récit humaniste italien, à la fois historiographique et mythique, pour le mettre au service du cadre idéologique de la Réforme protestante et de la nation germanique ». Il prône l’étude du grec et de l’hébreu pour susciter le « renouveau du christianisme authentique » et le réveil de l’Occident. Mais, écrit Millet, son projet reste trop élitiste et dès lors moins attractif que le « réalisme jésuite » qui « se replia prudemment sur le seul latin », obtenant ainsi un « succès socioculturel sur la ligne de front opposant Réforme et Contreréforme ». 

Servet, millénariste qui s’identifie à l’archange saint Michel, prétend quant à lui démasquer les illusions du christianisme officiel.  Calvin, lui aussi à la recherche du christianisme authentique, mènera contre le médecin espagnol une lutte juridique acharnée dont Millet retrace les enjeux. Tout finira mal pour le pauvre Servet qui sera considéré tant par les autorités catholiques que par la Réforme protestante comme « l’hérétique total ». Condamné par l’inquisition romaine, c’est pourtant dans le feu d’un bûcher de la Réforme protestante qu’il a périra, à Genève. 

Guillaume Postel, ce catholique « hétérodoxe, savant en langues orientales, grand voyageur, penseur original, visionnaire et prophète, annonce quant à lui le quatrième âge du salut, celui de la « concorde universelle », comme une restitutio. Il se présente lui-même comme un « restitutus », un être ayant vu la mort (à l’instar d’Er l’Arménien de la République de Platon auquel il fait référence – mais Millet n’en dit rien –  pour déchiffrer un signe annonciateur dans le rôle des Arméniens [2]). En tant que « restitutus », Postel revendique l’origine adamique et christique, il affirme détenir en lui les
« pôles masculin et féminin », se voit porteur d’une mission de restitution au sens universel et eschatologique du terme. Son usage du terme « restitutio » se révèle éminemment polysémique dès lors qu’il ne craint pas de transférer sur le plan théologique le sens juridique (la compensation pour dommage causé) afin de démontrer que la véritable primauté doit être accordée au roi des Français contre le Pape : « projet politico-religieux et gallican d’une unification du monde sous la houlette d’un monarque français, qui se substitue à l’édification de la Cité de Dieu ». Chez Postel, tout est figure, tout est restitution il suffit de savoir déchiffrer ; il est, écrit Millet, « prophète autant du passé et du présent que de l’avenir, il est un herméneute universel, qui mobilise au service de ses conceptions personnelles toutes les ressources culturelles dont il dispose sans respecter aucune des méthodes qui encadraient l’exercice ». 

Le livre s’achève sur le « post-humanisme » de Montaigne chez qui l’espoir de voir la culture antique changer le monde actuel a disparu. Car pour l’auteur des Essais, la culture humaniste est devenue semblable à la scolastique, scolaire, pédante, déconnectée de la vie.  Il n’y a que les esprits extraordinaires, comme celui d’Etienne de La Boétie, son ami disparu, qui sont capables de comprendre les grandes âmes de l’Antiquité. En somme, aux yeux de Montaigne, l’Antiquité (vertu et savoir) est morte et le Nouveau Monde voué à disparaître (car les Amérindiens, dont il admire le rapport à la nature et la naïveté, sont brutalisés). Il décrit son siècle comme « plombé », c’est-à-dire sous le signe de Saturne, de la mélancolie. Comme l’avait montré Alexandre Koyré, avec Montaigne le doute et l’incertitude s’emparent de l’esprit du temps et il faudra attendre Descartes pour avoir un point d’ancrage certain et évident. 

Chakè MATOSSIAN 

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(1) À l’époque soviétique, le poète arménien Guévork Émine écrira un Monologue de Laure et de Pétrarque. On peut trouver un passage traduit en français par Karinée Martirossian sur le site

http://www.globalarmenianheritage-adic.fr/fr/5culture/poesie/martirossiank.htm

(2) Guillaume Postel, Des admirables secrets des nombres platoniciens, éd. et trad. de J.-P. Brach, Paris Vrin, 2001, fol. 175 v°, p. 37: « Ainsi donc, puisque Platon réfère le meilleur de sa doctrine aux Arméniens chez qui ont d’abord vécu les survivants du saint Déluge et aux Syriens, fils religieux des saints ou des dieux, comme il les appelle, il n’y a pas de doute qu’il ne confirme tacitement les choses du Déluge […] ». Et fol. 182 v°, p. 73 : « Platon, en effet, ne réfère à aucun auteur les nombres du Timée. Au dixième livre de la République, du fait que les Arméniens sont les plus anciens et les parents des hommes, de par l’arrivée de l’Arche du Déluge là même où, auparavant, avant la division des royaumes du monde, Noé dit Ogygès a nourri la primogéniture du monde, Platon disposa les nombres tirés de la révélation d’Er l’Arménien dans lesquels il exposa l’imbrication des sept âges du monde et des influences de planètes sept fois mélangées ». Pour d’autres citations, je me permets de renvoyer à mon ouvrage : Des admirables secrets de l’Ararat (Vinci, Dürer, Michel-Ange sur les traces d’Er et Noé), Bruxelles, La Part de l’Œil, 2009.