Lucien-Jean Bord
(Les quatre évangélistes)
Presses universitaires de Rennes, 2024,
123 p., 10,00 €
L’image : celle des Quatre Vivants ou le Tétramorphe. Le voyage : de la Mésopotamie à l’Occident. Lucien-Jean Bord, moine bénédictin et spécialiste de l’héritage du Proche-Orient ancien, consacre son enquête au long parcours de l’image des « Quatre vivants » qui s’est transmise par la vision d’Ézéchiel. L’auteur insiste, pour chaque analyse, sur l’importance du contexte. Ainsi, la description d’Ézéchiel n’est-elle pas séparable de la déportation de Juda dans diverses provinces de Babylonie et du désespoir qui en a découlé. Elle est influencée par le milieu culturel, par la vision sensible des monuments qui entourent le prophète. Bord montre que la vision d’Ézéchiel reprend l’iconographie « assyro-babylonienne » dont elle adopte les quatre figures ornant la porte du temple du dieu Nabū qu’elle associe à la représentation du trône-chariot. Ezéchiel se sert des Quatre Vivants que sont le taureau, l’aigle, le lion et l’humain richement vêtu pour en faire, les « supports divins », pour magnifier son dieu, montrer qu’il surpasse tous les autres : « La description si prenante du mouvement des Vivants et des roues n’a qu’un but : montrer que le dieu d’Israël est un dieu vivant, un dieu ‘qui bouge’ ». Cette vision, provenant d’une image de la civilisation mésopotamienne aura une « grande importance pour l’exégèse patristique ainsi que dans la théologie et l’iconographie médiévales ».
C’est en effet la vision d’Ézéchiel, conjointement avec la tradition juive et celle de la diaspora hellénistique qui sous-tendent l’Apocalypse de Jean (en exil lui aussi, à Patmos) décrivant l’éclat insoutenable du trône divin en présence des Quatre Vivants aux ailes serties d’yeux. Ici, la figure tétramorphe s’associe au terme « pantocrator », toute-puissance divine appliquée au Christ, afin de divulguer le message suivant : « au-delà de l’expression de l’indicible dont la vision du trône est un des moments majeurs, l’Église est montrée à la fois dans sa faiblesse de persécutée et dans sa gloire avec le Ressuscité ». Il reviendra à Grégoire le Grand (VIe-VIIe s.) de confirmer l’identification entre le Christ et la figure tétramorphique que les trois autres Pères de l’Église (Augustin d’Hippone, Ambroise de Milan, Jérôme de Stridon) avaient, à la suite d’Irénée de Lyon, mis en rapport avec les Évangiles. Ainsi, le Tétramorphe va-t-il « se déployer dans l’écrit et dans l’art comme l’accompagnateur obligé de la majesté divine du Christ ressuscité ». Cette représentation littéraire se renforcera dès le Ve siècle par l’image devenue typique du Christ en gloire, Maiestas Domini, au centre de laquelle le Christ (Pantocrator) sur son trône (à la manière des empereurs byzantins) est entouré des Quatre Vivants : l’humain symbolisant Matthieu, le lion Marc, le bovidé Luc et l’aigle Jean. Si la disposition des éléments symboliques (incluant la croix et l’agneau) peut varier, il n’en reste pas moins que l’idée qui persiste est celle de la majesté divine « dans la droite ligne de la vision d’Ézéchiel ».
Grâce aux livres enluminés, l’image tétramorphe se propagera en Occident durant le haut moyen-âge. Les interprétations plastiques varient selon les cultures qui mêlent leurs propres influences tout en préservant le modèle de la Maiestas Domini. L’image identifiera désormais le tétramorphe aux auteurs évangéliques « dans un monde de gloire eschatologique ». Le livre et la reliure, souvent luxueuse, favorisent la transmission du modèle (voir ci-dessous l’illustration d’une reliure arménienne en argent), particulièrement dans l’univers monastique irlandais qui a laissé de magnifiques évangéliaires comme celui de Saint-Gall (1) ou le Livre de Kells, exécuté vers 800, « le chef-d’œuvre de l’enluminure hiberno-saxone », selon les mots de Bord. L’auteur mentionne ensuite les manuscrits espagnols avant d’aborder « le Tétramorphe dans le monde franc » dont l’œuvre la plus représentative lui semble être les Évangiles de Saint-Médard de Soisson. Examinant le frontispice de ce manuscrit du IXe siècle, il remarque un élément très particulier : la « mer de cristal » (Ap., 4,6) qui surmonte les quatre médaillons où figurent les Quatre Vivants. Ce détail l’invite à faire un rapprochement avec le manuscrit arménien de Mlkhe : « Nous sommes en présence d’une évocation exceptionnelle du jugement dernier ; si l’architecture est d’évidence inspirée de la miniature byzantine, la présence de la mer de cristal est unique dans une enluminure occidentale et ne se retrouve que dans le manuscrit arménien de Mlkhe » (collection du monastère mekhitariste de San Lazzaro à Venise) (2).
Evangile, Reliure d’argent, datée 1254, Antilias, Catholicossat arménien. Reproduit dans S. Der Nercessian, L’Art arménien, Paris, 1977, p. 160.
Le parcours de l’image des Quatre Vivants s’achève avec l’art roman que l’auteur choisit d’illustrer par différents portails « où figure le Tétramorphe autour d’une mandorle christique », suivant le type de la Maiestas Domini. Signalons au passage que Sirarpie Der Nercessian avait répertorié l’existence historique des représentations de la « vision théophanique » dans les cathédrales et les églises arméniennes. Elle dépeignait ce qui reste à Lmbat « où l’on voit encore la moitié inférieure de la composition. Le Christ y était figuré à l’intérieur d’une auréole, cerclée de bandes vertes, blanches et rouges ; il est assis sur un trône, dont les montants sont ornés de gemmes et de perles, et qui est posé sur un piédestal tout aussi richement décoré. De part et d’autre de l’auréole un tétramorphe, ses quatre ailes croisées couvertes d’yeux, est debout entre deux roues » (3).
Bord rappelle, car on l’occulte souvent, « la forte coloration monumentale, tant intérieure qu’extérieure » des édifices romans, les couleurs des fresques décoratives que notre « chromoclasme » nous a fait oublier au bénéfice d’une admiration pour les « pierres nues ». Si bon nombre d’artistes produisent des représentations convenues du Christ dans la mandorle, entouré du Tétramorphe, d’autres font preuve d’inventivité et s’avèrent capables d’ « appliquer de nouvelles formules à des thèmes déjà anciens sans jamais les dénaturer ». Ces créateurs trouvent soit une façon particulière de représenter les personnages, soit ils réalisent un agencement spatial inventif (l’alliance du carré et du cercle). Ils tiennent cependant toujours compte d’une symbolique précise en rapport avec l’Apocalypse et l’accès à la sphère céleste. Ce qui importe par-dessus tout et reste indissociable de cette créativité est, écrit l’auteur, « l’intelligence théologique de la révélation ».
Des descriptions qui pourraient paraître étranges comme celle des Quatre Vivants se trouvant à la fois au milieu et autour du trône, visent, par leur apparente confusion, à mener l’auditeur au-delà de la vision matérielle, à la vision spirituelle de la révélation. Hybridité, étrangeté spatiale, multiplicité des yeux (dehors/dedans), éblouissement, guident l’auditeur spectateur vers un autre espace-temps, celui de l’Église. Depuis les antiques temples assyriens, les Quatre Vivants ne servent pas seulement de support à la divinité, ils sont aussi des véhicules, ils portent et ils emportent : « ils véhiculent une mémoire du divin qui est affirmée telle par leur seule présence ».
Chakè MATOSSIAN ■
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(1) En 1921, Jean Ebersolt, dépréciait les miniatures de l’évangéliaire de Saint Gall, trouvant que ses figures n’avaient « rien d’esthétique », que les personnages étaient « raides et sans grâce », comme dans le « Tétraévangile arménien de Thargmanitchkh ». Selon lui, le miniaturiste irlandais a suivi ce modèle oriental d’origine « probablement syriaque ». Cf. Jean Ebersolt, « Miniatures irlandaises à sujets iconographique », Revue Archéologique, vol. 13, 1921, pp. 1–6. JSTOR, http://www.jstor.org/stable/41024649.
(2) Pour une analyse récente du manuscrit de Mlke, voir Zarouhi Hakopian, « Miniatures of the armenian gospel of queen Mlk’e and georgian gospel of adishi: comparative studies on artistic style and codicology », 2022, https://arar.sci.am/Content/341405/245-267.pdf
(3) Sirarpie Der Nercessian, L’Art arménien, Arts et métiers graphiques, Flammarion, Paris, 1977, p. 71.
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